_ Pourquoi vouloir réguler les marchés agricoles ? Ne fonctionnent- il pas seuls ? La réponse est non, pour deux raisons.
D’abord, n’importe quel marché a toujours besoin d’un minimum de police, pour éviter les fraudes, les tromperies et les accords clandestins. Les plus enragés des libéraux sont d’accord sur ce point. Mais, dans le cas des marchés agricoles, il y a plus. Les marchandises qui y sont échangées ne sont pas tout à fait comme les autres. L’alimentation est un besoin vital pour les hommes, qui, par conséquent, sont disposés à tous les sacrifices pour s’en procurer en cas de pénurie. En même temps, une fois ce besoin couvert, les quantités d’aliment en excédent n’ont plus aucune valeur. De ce fait, les prix des produits agricoles, sur un marché libre et concurrentiel, sont susceptibles de monter à des hauteurs vertigineuses, comme de descendre au voisinage de zéro. Dans le premier cas, les consommateurs souffrent et meurent de faim. Dans le second, les producteurs sont découragés et cessent de produire, préparant ainsi une nouvelle phase de pénurie. Ces à coups ne favorisent pas la bonne utilisation des ressources…
En fait, même si les fluctuations qui viennent d’être décrites restaient confinées dans une fourchette assez étroite pour être supportable, elles resteraient nuisibles en décourageant l’investissement et la croissance. Aucune banque sérieuse ne prête à des producteurs lorsque ceux-ci sont confrontés à des marchés susceptibles de se retourner à chaque instant. Celles qui le font sont imprudentes et en paient les pots cassés, comme le montre l’actualité récente aux États-Unis. Dans ces conditions, les fluctuations sur les marchés agricoles interdisent le crédit, et donc le progrès, aux agriculteurs pauvres qui ne peuvent autofinancer leurs investissements. En particulier, elles constituent un obstacle très fort au « microcrédit » (dans lequel, pourtant, les théoriciens de la lutte contre la pauvreté mettent beaucoup d’espoir) qui devra se borner à financer des opérations commerciales à court terme plutôt que les investissements agricoles à plus long terme qui seraient tout aussi nécessaires. C’est pourquoi la régulation des marchés agricoles ne doit pas se limiter au « service minimum » envisagé par les libéraux (la « police des marchés » qui veille à la concurrence et à l’information des consommateurs) mais doit aller jusqu’à l’intervention sur les prix et les quantités, afin de stabiliser les cours.
L’histoire agricole de l’Afrique de l’Ouest depuis un siècle illustre ces propos. La production agricole y a augmenté à un rythme soutenu, bien que faible, du temps de la colonisation, parce que la métropole offrait un débouché relativement stable aux produits tropicaux d’exportation, considérés alors comme des produits « de luxe », auxquels les raisonnements précédents s’appliquent moins. Mais les produits tropicaux devinrent vite des produits de base pour l’alimentation des métropolitains, de sorte que leurs prix se mirent à fluctuer comme ceux de tous les produits agricoles. Au début des années 50, furent mises en place des institutions de régulation des marchés comme les « caisses de stabilisation ». Ces politiques étaient calquées sur celles qui étaient mises en oeuvre dans les métropoles, à la suite de la crise des années 30, et qui consistaient pour l’essentiel en garanties de prix. Dans les métropoles comme dans les colonies, le succès fut total au point qu’aux pénuries récurrentes succéda la pléthore dans les années 70-80.
Encore faut-il relativiser la notion de pléthore. Celle-ci se manifestait surtout sur les marchés des cultures d’exportation, qui, justement, avaient fait l’objet des mesures qui viennent d’être évoquées, parce que c’étaient les produits dont les consommateurs des métropoles avaient besoin, et pour lesquels, par conséquent, des politiques de croissance de la production paraissaient justifiées. Les cultures dites « vivrières », destinées aux consommateurs des pays producteurs, avaient fait l’objet de beaucoup moins d’attention, et leurs marchés étaient restés « libres ».
Il est vrai qu’avant les années 50, négliger les marchés de cultures vivrières pouvait se justifier par leur faible importance. En l’absence de grandes villes, l’essentiel de la production alimentaire ne passait pas par les marchés. L’offre était adaptée à la demande directement au niveau des villages. Il existait d’ailleurs une véritable confusion dans l’esprit des administrateurs entre les cultures d’autoconsommation (les « cultures de case ») et celles destinées au marché intérieur, dont le volume était très faible par rapport à la production totale.
Les choses sont maintenant différentes, dès lors que la croissance démographique n’est plus compatible avec la production directe de nourriture par les consommateurs et surtout que l’urbanisation implique le passage par le marché de l’essentiel de la production alimentaire. Alors, le marché devient un élément indispensable à l’équilibre du système, et quand il ne fonctionne pas, les urbains souffrent. Cependant, deux circonstances ont masqué l’ampleur du phénomène dans les années 70-80.
La première est que le soutien des cultures d’exportation a bénéficié indirectement aux cultures vivrières. Le fait pour les paysans de pouvoir compter sur un revenu assez sûr en provenance des cultures de rente leur a souvent permis de prendre des risques avec les cultures vivrières souvent plus rentables en moyenne. Il en est résulté une offre significative de cultures vivrières. L’espèce de symbiose souvent observée entre les cultures vivrières et le coton en est un des témoignages.
La seconde est que les pays développés se sont trouvés à la tête d’excédents importants qu’ils ont bradés vers les pays en développement. Cela n’a certes pas arrangé les affaires des paysans locaux, privés de leurs débouchés naturels par une concurrence déloyale : cet effet là a joué en sens inverse du précédent, en diminuant l’offre de cultures vivrières. Mais en même temps, les urbains ont pu obtenir une alimentation à des prix souvent inférieurs aux coûts de production locaux. Les habitants des villes ont donc pu avoir l’illusion d’une certaine sécurité alimentaire à bon marché, qui a masqué pendant un temps le problème de fond : celui qui résulte de l’incapacité des pays à se nourrir eux-mêmes.
Qu’en est-il aujourd’hui ? La croissance de la population d’un côté, les changements de politiques des pays développés (qui veulent à bon droit réduire les coûts engendrés par leurs excédents) de l’autre côté, placent maintenant les autorités politiques des pays africains en face de leurs responsabilités. Il faut augmenter la production locale pour nourrir la population locale. Il ne s’agit pas évidemment de viser l’autarcie complète, ni de refuser toute importation alimentaire de luxe, mais de chercher à produire sur place l’essentiel de la nourriture consommée dans un pays.
Cet objectif implique de produire de façon plus intensive, avec plus de capital (c’est-à-dire d’outils comme les engrais, les machines, le bétail, mais aussi les routes, les ponts et les infrastructures de toute sorte) par travailleur et par hectare. Bien sûr, il ne s’agit pas d’employer n’importe quelle quantité de capital à n’importe quoi : le capital est rare, il faut l’employer à bon escient. Les périodes coloniales et post-coloniales ont été fertiles en investissements pharaoniques mal calculés et gaspillés en pure perte. Cela tenait au mépris avec lequel étaient traités les agriculteurs de base, supposés stupides et ignorants (en réalité, ils étaient pauvres, ce qui n’est pas la même chose !) au point qu’il fallait penser à leur place les décisions de production et d’investissement. Or ils ne sont ni stupides, ni ignorants. Ils sont même les mieux placés pour utiliser au mieux les rares ressources d’épargne qui existent. Mais la politique agricole doit leur permettre de mobiliser cette épargne… et pour mobiliser l’épargne — on l’a vu plus haut — ils doivent pouvoir compter sur des prix assez stables pour effectuer leurs calculs économiques en toute connaissance de cause.
Voilà pourquoi la régulation et la stabilisation des marchés agricoles, aussi bien ceux des cultures vivrières que des produits d’exportation, sont des actions vitales à entreprendre par les autorités politiques des pays africains. Ces politiques, contrairement à une idée reçue, ne nécessitent quasiment pas de coût budgétaire. En tout cas, elles sont moins coûteuses que le financement des infrastructures, pourtant tout aussi nécessaire mais qui ne produira d’effets que s’il est complété par des marchés stables. La stabilisation des prix peut même constituer une incitation à la production d’infrastructures de statut privé, comme en rêvent les libéraux. Alors, pourquoi s’en priver ?
Jean-Marc Boussard est chercheur associé à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), unité de recherche sur les paysanneries, territoires, environnement, marchés et politiques publiques (Inra – Mona).
Hélène Delorme est chercheure associée au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri, Sciences Po Paris). Ils sont membres de l’Académie d’agriculture et animent le Groupe de recherche et d’échanges sur la régulation des marchés agricoles (Grema).
Ils sont co-auteurs de : La régulation des marchés agricoles. Un enjeu décisif pour le développement. Jean-Marc Boussard et Hélène Delorme (éd.) (2007) L’Harmattan, Paris.