Dans l’ensemble des pays ouest-africains partageant le même héritage colonial français, la gestion foncière repose sur le système de l’immatriculation foncière. Il s’agit d’un système de création administrative de la propriété privée individuelle, qui aboutit à une purge des droits fonciers coutumiers et à la délivrance, par l’État, d’un titre de propriété au profit du demandeur. Dans les pays anglophones, l’ancienne puissance coloniale a adopté des approches différentes, mais les politiques foncières se sont également orientées vers la promotion de la propriété privée.
On estimait en 2002 qu’entre 1 et 3% seulement des territoires des États ouest-africains étaient détenus en vertu d’un titre de propriété. Ce faible pourcentage illustre l’échec flagrant du système de l’immatriculation, seule voie légale de sécurisation foncière depuis plus d’un siècle. Il est emblématique de la crise des systèmes fonciers en vigueur. Des réformes urgentes et courageuses doivent être définies et mises en oeuvre par les États ouest-africains, à partir de la formulation de nouvelles politiques foncières. De par leur caractère transversal et global, les politiques foncières mettent en jeu de véritables choix de société : leur élaboration en Afrique ne peut par conséquent faire l’économie de processus de dialogues politiques impliquant l’ensemble des catégories d’acteurs concernés.
Les origines de la crise actuelle des systèmes fonciers ouest-africains. Notons tout d’abord que le droit foncier « moderne », hérité de l’administration coloniale, « n’a jamais été appliqué dans aucun des pays développés […] qui l’ont introduit en Afrique ». Ce droit, qui a été utilisé pour intégrer les terres coutumières au domaine de l’État, afin de les attribuer ensuite aux compagnies coloniales, est resté perçu comme « étranger » aux yeux de la majorité des populations rurales africaines, et sans lien avec les perceptions culturelles et rapports sociaux relatifs à la terre. Les titres de propriété se sont révélés par ailleurs inaccessibles pour la quasi-totalité des exploitants agricoles. On assiste par conséquent à la permanence, selon les cas, d’un dualisme juridique de fait (pays ne reconnaissant pas les droits coutumiers) ou de droit (pays les reconnaissant). Au-delà de ce dualisme apparent, l’inefficacité des systèmes étatiques d’administration foncière et les manquements aux principes de bonne gouvernance foncière sont de plus en plus pointés du doigt.
Dans la réalité, les terres rurales ont, pour l’essentiel, continué à être gérées selon les systèmes coutumiers. Considérer « les coutumes » comme des normes figées serait une erreur : elles sont diversifiées et s’adaptent aux évolutions de leurs contextes. Cependant, dans tous les pays existent des espaces, de plus en plus nombreux, où les systèmes fonciers coutumiers se révèlent de moins en moins aptes à réguler les tensions foncières nouvelles. Ce sont les zones à forts enjeux fonciers, celles où les dynamiques de transformation foncière sont fortes, celles où les conflits fonciers sont en nombre croissant.
Les acteurs locaux, quant à eux, s’adaptent aux mutations de leur environnement en inventant de nouvelles pratiques foncières locales. Ces pratiques ont ceci de particulier qu’elles se développent à la limite de la légalité, voire dans l’illégalité, et à la marge de la légitimité locale, voire sans légitimité initiale. La conséquence est que nul ne sait aujourd’hui où se trouve la réalité du « droit de la terre », les administrations de l’État renonçant d’ailleurs à appliquer à la lettre le droit positif.
La crise des droits fonciers africains a été approfondie par l’illusion entretenue de la terre comme propriété de la nation. Malgré l’institution quasi générale du « domaine national » appelé en principe à servir au bien-être commun, la terre africaine n’a jamais autant été l’objet d’intérêts économiques, politiques et territoriaux divergents : ces intérêts opposent les populations au niveau local dans des conflits parfois meurtriers, et aboutissent dans quelques cas à des crises politiques majeures entre États voisins.
Les États africains doivent au plus tôt sortir de la situation de crise foncière qu’ils traversent tous sans exception. Si le besoin de réformer les politiques foncières est plus que jamais ressenti à travers le continent, les enjeux et défis fonciers à relever restent d’une particulière complexité.
Les grandes dynamiques et les enjeux autour de la terre. La complexité de la question foncière peut se percevoir au travers de la multiplicité des enjeux qui la composent et des dynamiques qui la traversent. L’évolution des contextes socio-économiques et politiques nationaux et du contexte international fait apparaître de nouveaux défis fonciers, dont l’ampleur reste encore incertaine.
La dimension démographique est primordiale : en 2030, 6 pays ouestafricains connaîtront, en suivant le modèle de croissance agricole actuel, un taux d’utilisation théorique des terres compris entre 75 et 100%, trois autres dépassant les 100%. Alors que les rivalités foncières locales étaient, dans le passé, atténuées par un contexte de relative abondance des terres, la dynamique de saturation de l’espace va mettre en question la viabilité des exploitations familiales et constituer une menace réelle pour la paix sociale. Elle engendre déjà une amplification des mouvements migratoires qui soulèvent de graves tensions identitaires. En l’absence de politiques des structures, les modes d’héritage conduiront à une fragmentation excessive des unités de production, les rendant incapables de se développer. En ce qui concerne le pastoralisme, la gestion de la mobilité des troupeaux s’avèrera de plus en plus complexe.
Le défi de nourrir une population en croissance accélérée pose désormais frontalement la question du type d’agriculture à promouvoir. Le développement de l’agrobusiness, engagé par des entrepreneurs ayant les moyens d’accéder aux procédures de l’immatriculation, constitue un phénomène émergeant mal évalué. Il est favorisé par les décideurs africains, sans être soutenu par une vision explicitée de l’avenir du monde rural, qui mettrait inévitablement en jeu le(s) type(s) d’agriculture, et donc d’exploitations agricoles, à promouvoir. Le contrôle de la mise en valeur des terres, prévu par la quasi totalité des législations pour lutter contre la spéculation foncière, se révèle inapplicable et laisse librecours à l’accaparement d’importantes superficies à des fins de placement ou de spéculations futures. Enfin, on ne peut occulter la question du développement des biocarburants, nouveaux et puissants facteurs de consommation foncière dans la région.
Interdites ou sévèrement contrôlées par la plupart des législations, les ventes et les transactions monétaires relatives aux terres rurales se développent dans l’informel. En l’absence de régulation étatique, les marchés de la vente des terres risquent de favoriser des dynamiques de concentration des terres aux mains des plus nantis. Ces marchés fonciers non contrôlés par l’État deviennent de surcroît source de conflits là où les mécanismes de régulation foncière locale sont défaillants. L’espace périurbain est, en particulier, en restructuration permanente, sous les effets de ce marché informel très dynamique. Les collectivités locales y voient des opportunités de générer des ressources à travers la réalisation de nouveaux lotissements, qui parfois, engendrent de nouvelles tensions foncières.
Les processus de décentralisation offrent la perspective d’une gestion foncière locale, notamment à l’échelle de la commune. Toutefois le transfert de compétences en matière foncière reste le plus souvent théorique. Les dynamiques de décentralisation se révèlent être des dynamiques institutionnelles de création, par le haut, d’entités territoriales dont la légitimité foncière reste entièrement à construire, face à des territoires villageois ou inter-villageois qui, eux, font localement sens. Un des enjeux majeurs de la gestion foncière rurale consistera à trouver de justes équilibres entre les rôles attribués aux autorités communales nouvelles et ceux assumés par les instances villageoises préexistantes.
Vers de nouvelles politiques foncières. La prise de conscience de la nécessité de travailler profondément sur la question foncière se développe au niveau des décideurs politiques et de leurs partenaires au développement, mais également au sein de la société civile.
Une avancée nous paraît fondamentale en matière de réforme foncière : elle tient dans le fait de fonder, en premier lieu, la réforme foncière non pas sur une réforme juridique mais d’abord sur l’élaboration participative d’un document de politique foncière. Pourquoi cette évolution estelle essentielle ?
D’abord en raison de la nature même de la réforme foncière, dont la dimension politique est évidente : une réforme foncière est sous-tendue par un ensemble de choix qui mettent en jeu l’avenir du monde rural et qui se doivent d’être explicités au sein d’un document de politique. Les orientations politiques, une fois adoptées, peuvent ensuite entraîner de façon logique des modifications du cadre juridique et du cadre institutionnel.
Ensuite, l’importance des choix à opérer impose qu’ils soient négociés avec l’ensemble des acteurs concernés et qu’ils fassent, autant que faire se peut, l’objet d’un consensus. Baser les démarches participatives de conception des réformes foncières sur un projet de texte de politique, clairement rédigé, permet d’éviter les non-dits du langage juridique et favorise la participation effective des différents types d’acteurs aux processus.
Aujourd’hui, on peut faire le point ci-après des principales démarches nationales : – Quelques pays ont élaboré des documents de politique foncière nationale : Ghana (1999), Guinée (2001), Sierra Leone (2005), Burkina Faso (2007). Parmi eux, le Ghana a engagé la mise en oeuvre effective de sa politique foncière sans réformer la législation, dans le cadre du « Land Administration Programme ». Par contre le Burkina Faso a, après l’adoption de la « Politique nationale de sécurisation foncière en milieu rural », engagé un processus participatif de formulation d’une nouvelle loi foncière en fonction des nouvelles orientations politiques. – Certains pays comme le Sénégal et le Mali ont choisi d’élaborer de façon participative des lois d’orientation agricole. Dans ces deux cas, la question foncière fortement présente dans les débats a finalement vu son traitement « reporté », à travers l’élaboration ultérieure de politique et législation foncières nouvelles. – Enfin quelques pays ont choisi de passer par des opérations pilotes de sécurisation foncière avant de préparer des réformes de la gestion foncière rurale (cas de la Côte d’Ivoire avec la loi foncière rurale de 1998 et du Bénin avec la loi foncière adoptée en 2007).
Le Niger est un cas à part, qui fait office de pionnier en matière de mise en oeuvre des réformes foncières. Il a adopté, en 1993, une réforme foncière novatrice. Cette réforme était notamment fondée sur l’égale reconnaissance de la propriété foncière résultant de l’immatriculation et de la propriété foncière résultant des coutumes locales. À la suite de cela, il a engagé la mise en oeuvre effective de la réforme foncière à travers la mise en place des commissions foncières.
Des initiatives sont également engagées par les institutions régionales et continentales, en vue d’accompagner les efforts de réformes foncières des États. Il s’agit notamment de la réflexion engagée par l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) sur la place des questions foncières dans la consolidation de l’intégration économique régionale, et de l’initiative panafricaine sur les politiques foncières en Afrique.
Les grandes tendances des réformes foncières en cours s’orientent vers les principales options suivantes : – reconnaître la légitimité des droits fonciers coutumiers et les sécuriser par des mécanismes juridiques appropriés. Des mécanismes de formalisation des transactions foncières sont envisagés pour répondre aux besoins des usagers de disposer d’un « papier » offrant un minimum de sécurité ; – « démocratiser » l’accès à la propriété privée de la terre, en simplifiant les procédures et en réduisant les coûts de délivrance des titres de propriété ; – promouvoir la gestion foncière locale via la décentralisation, mais aussi en mettant en place des commissions foncières villageoises collaborant à la sécurisation foncière des acteurs locaux, ainsi qu’en responsabilisant les autorités coutumières sur la gestion des conflits.
Au regard des défaillances unanimement reconnues en matière de mise en oeuvre effective des réformes foncières, des réflexions sont également en cours en ce qui concerne l’élaboration d’indicateurs, afin de mesurer plus objectivement les progrès réalisés dans la mise en oeuvre des politiques et législations foncières. Il s’agit d’un exercice délicat, le sentiment d’insécurité foncière étant difficilement mesurable.
Des contraintes à lever. Pour parvenir à l’indispensable sécurité foncière des producteurs ruraux, il faut s’attacher à lever un maximum de contraintes identifiées au cours des expériences passées. En particulier, il faut : – renforcer les capacités nationales d’élaboration et de mise en oeuvre de politiques foncières ; – améliorer les mécanismes de concertation et de participation tant en matière d’élaboration et de mise en oeuvre des politiques, que de suiviévaluation de ces politiques ; – promouvoir la synergie d’action des partenaires au développement en matière d’intervention foncière dans les États, tout en encourageant l’évolution vers des approches programmes, pour tenir compte de la dimension temps dans la mise en oeuvre efficace des politiques foncières.
Les pistes récemment ouvertes par les réflexions en cours semblent prometteuses, mais le chemin de la sécurisation foncière rurale sera inéluctablement long et complexe.
Vincent Basserie est expert « Politiques foncières » au Hub Rural (www.hubrural.org).
Hubert M. G. Ouedraogo est expert foncier principal de l’initiative panafricaine (UA-CEA-Bad) sur les politiques foncières en Afrique.