Auteurs : Cheikh Mbacké MBOUP, Directeur technique de l’ANCAR et Dominique ANOUILH, Assistante technique à la DG de l’ANCAR
Il est des mutations sémantiques qui ne sont pas vides de sens : l’utilisation en Afrique sub-saharienne du terme de vulgarisation agricole ces dix dernières années est de moins en moins « politiquement correcte» : elle tend à s’effacer au profit de celle du conseil agricole et rural. Ces subtilités de vocabulaire traduisent une sensible évolution de la façon d’envisager la création et la diffusion de la connaissance en milieu rural sur le continent africain. Des indépendances aux années 2000, ce processus est passé d’un mode de penser et de faire linéaire, hiérarchique – une super structure transmets une information technique standardisée aux « masses » agricoles – à une démarche tendant à être interactive, plurielle et différenciée – l’agriculteur et ses divers partenaires construisent – non sans difficultés – un conseil répondant à ses préoccupations. L’étude du conseil agricole en Afrique sur ces cinquante dernières années constitue ainsi une sorte de fil rouge dans l’analyse plus globale des politiques agricoles : elle questionne la place des agriculteurs et de leurs organisations dans la « transformation institutionnelle du système de connaissances agricoles » [1] et par extension dans la construction des stratégies et des politiques agricoles.
La revue des dispositifs d’appui aux producteurs qui se sont succédés en Afrique de l’ouest et centrale est en ce sens exemplaire.
Aux indépendances: la poursuite d’un « encadrement paternaliste » des paysans La période des indépendances dans les années 1960 marque l’ère du « tout Etat » en matière d’appui aux producteurs : il s’agit d’accompagner les grandes filières de produits d’exportation (coton, arachide, riz…) via un encadrement très dirigiste basé sur un transfert des technologies agricoles occidentales et sur un interventionnisme étatique sur l’ensemble du système productif et de la commercialisation. C’est le temps des Sociétés régionales de développement, des Offices – de Commercialisation Agricole puis de Coopération et d’Assistance au Développement (Sénégal) mais aussi, dans la droite ligne des politiques socialistes des nouveaux Etat indépendants, des coopératives agricoles et des organisations d’encadrement technique du monde rural (les Centres d’Expansion Rurale Polyvalents/CERP au Sénégal, Les Centres d’Action Régionale pour le Développement Rural/CADER au Bénin). Une certaine ambiguïté prévaut alors dans le discours politique de cette organisation du monde rural. Ces différentes structures d’encadrement sont montrées comme autant d’outils permettant aux producteurs et populations rurales d’être étroitement associés par le pouvoir aux actions de développement rural en rupture avec « l’exploitation coloniale » alors même que les Etats se substituent aux anciens colonisateurs pour contrôler l’économie agricole des pays. [2] Les producteurs sont globalement perçus comme désorganisés, pratiquant une agriculture traditionnelle archaïque. Ils sont juste bons pour être des « récepteurs passifs » d’informations techniques estimées adaptées – elles – à des objectifs d’amélioration de la productivité. De coloniale à étatique, l’approche reste paternaliste.
La crise des années 1970 et l’ère du système de « formation et visites » tout puissant Cette confiance absolue dans la stratégie d’encadrement fort, du « tout Etat » tend à se fissurer dans les années 1970. Les services polyvalents de vulgarisation montrent vite leurs limites sur le terrain : ne prenant pas en compte la diversité des exploitations agricoles, faiblement reliés à la recherche, leur capacité à favoriser la croissance de la production agricole reste faible. L’idée que le producteur sait aussi être efficace et innovateur et qu’il peut améliorer sa production à condition d’avoir accès à des technologies adaptées, variées et rentables se développe. [3] La crise alimentaire en Afrique sahélienne en 1973 contribue fortement à ce revirement : même si la sécheresse et les conditions climatiques expliquent l’effondrement des productions céréalières, l’irrégularité et les volumes insuffisants des productions locales tendent à remettre en cause l’efficacité des modes d’organisation de la production agricole. En contrepoint de la révolution verte en Asie, une nouvelle approche de la vulgarisation émerge également en Afrique, basée sur l’idée que l’agriculteur n’a pas suffisamment accès à des technologies adéquates : il faut intensifier le transfert sur le terrain en renforçant les moyens d’animation. Commence alors l’ère du système de « formation et visites » (ou « training and visit » en anglais) inauguré en 1967 par Daniel Benor en Turquie et fortement diffusé par les programmes de la Banque Mondiale. Cette méthode est reprise par la majorité des services publics et des projets de développement jusque dans les années 1990 [4] et reste aujourd’hui présente voire dominante, dans un certain nombre de pays. Elle est présentée comme une démarche plus proche des paysans alors même que les gouvernements cherchent à simplifier et améliorer l’appui au monde rural. Au Sénégal, dès 1970, le Président Léopold Sédar Senghor désigne les différentes structures de vulgarisation, de services agricoles et administratifs comme « une jungle administrative » incompréhensible pour les paysans. [5] Et de ce fait le but du système F&V est bien de « réformer la gestion des systèmes de vulgarisation [6] et de transformer, grâce à une formation bimensuelle, un effectif d’agents de terrain mal supervisés, peu motivés et mal formés en agents efficaces du transfert de technologies, qui se rendent ensuite régulièrement chez les agriculteurs pour leur transmettre des messages clairs de vulgarisation [7] ». Malgré tout, force est de constater que l’approche continue d’être linéaire et descendante : la démarche « formation et visites », rigide et standardisée, est mal adaptée aux petits agriculteurs et aux contextes agro-économiques très diversifiés qui caractérisent le monde rural africain. La F&V donne au producteur un rôle de récepteur et de relais (agriculteur de contact) mais elle ne l’associe toujours pas à la construction de la « connaissance » transférée.
Le tournant de l’ajustement structurel : la remise en cause de la vulgarisation en tant que service public Entre-temps, face à la crise économique et financière, les Etats s’engagent dans les années 1980, sous l’égide du FMI dans une réorganisation de leurs économies notamment marquée par la dévaluation du Franc CFA. Les Plans de stabilisation à court terme, de redressement économique et financier et autres prêts d’ajustement structurel de la Banque Mondiale sont autant d’outils du « renouveau de la pensée libérale » dans les grandes organisations financières internationales. L’une des principales mesures de l’ajustement structurel est la réforme du secteur public et le désengagement de l’Etat d’un certain nombre de fonctions au profit du secteur privé. Cette transition s’accompagne de nouveaux cadres de politiques pour l’agriculture – la Nouvelle Politique Agricole (1984) au Sénégal puis au Cameroun, la Lettre de Déclaration de la Politique de Développement Rural (1991) au Bénin … – qui marquent la reconnaissance de nouveaux acteurs privés et notamment les Organisations Professionnelles Agricoles dans les services aux agriculteurs (formation, vulgarisation, recherche.) Corrélativement, les statuts des Sociétés Régionales de Développement spécialisées par filière évoluent (exemple de la SAED au Sénégal qui devient en 1981 une société nationale par action) vers plus d’autonomie notamment financière. Enfin, les principales structures publiques de vulgarisation sont dissoutes : la SODEVA au Sénégal est ainsi démantelée en 1998 pratiquement en même temps que le PNVA. Dans ce contexte de désengagement de l’Etat et de volonté affichée de professionnalisation des agriculteurs, le modèle français des chambres d’agriculture est installé dans certain pays (Benin, Mali) mais ce dispositif quelque peu « plaqué » et sans véritable implication des organisations de producteurs reste au départ peu opérationnel.
Pour autant, cette privatisation « à marche forcée » des systèmes d’appui technique aux producteurs se fonde essentiellement sur des objectifs de réduction des dépenses publiques. Elle ne s’accompagne pas d’une analyse des enjeux en termes de service public et des conditions de prise en charge de ces prestations par le secteur privé et la profession agricole. La fin des années 90 se caractérise ainsi par une période de flottement où il s’avère que le secteur privé et la profession sont peu préparés et aptes à prendre le relais que les nouveaux cadres de politique agricole leur confient. Face à ce constat et dans un nouveau contexte d’élaboration concertée de politiques agricoles, émerge alors peu à peu, portée par certains acteurs de la vulgarisation et notamment les mouvements paysans, une nouvelle vision de l’appui-conseil aux producteurs. Un appui-conseil qui intègre un système large de gestion des connaissances désormais interactif, comprenant diverses approches méthodologiques et une pluralité de partenaires privés et publics.
A la recherche de la troisième voie : pour un conseil pluriel et interactif La fin des années 1990 marque un tournant dans les politiques agricoles de la sous région fortement marqué par la décentralisation. Globalement ces nouvelles politiques veulent promouvoir un secteur privé agricole fort et recentrer les services étatiques sur leurs missions de services publics en les rendant comptables des résultats devant les utilisateurs. Elles tendent à reconnaître le modèle d’une agriculture paysanne multi-fonctionnelle à travers des exploitations familiales polyvalentes. La Lettre de Politique du Développement Institutionnel du Secteur Agricole (1999) affirme ainsi au Sénégal que la politique de l’Etat renforcera la capacité des organisations paysannes pour qu’elles soient en mesure de jouer un rôle effectif dans la concertation avec les autres acteurs du monde rural en vue de la prise en charge des activités de développement. Cette nouvelle vision du développement agricole s’appuie effectivement sur un renouveau du mouvement paysan en Afrique subsaharienne engagé dans une forte dynamique autonome fédérative [8]. Au Sénégal, le Conseil National de Concertation et de Coopération des Ruraux – regroupant neuf fédérations – est crée en 1993 à l’initiative de la Fédération des ONG du Sénégal. Le CNCR se veut « le représentant unique des mouvements et fédérations d’associations de paysans, assumant les fonctions d’interlocuteurs et de porte parole face à l’Etat, à ses services et partenaires extérieurs sur les questions de développement rural » dans un contexte de plan d’urgence et de politique de relance de la production agricole [9]. Au Bénin, les Unions de producteurs créées dans les années 1990 par les pouvoirs publics pour accompagner le transfert de responsabilités se fédèrent à un niveau national créant la Fédération des Unions de Producteurs (FUPRO). Le Réseau des Organisations Paysannes et des Producteurs Agricoles de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA) est créé en l’an 2000. La Banque Mondiale engage alors, dans la ligne de sa nouvelle stratégie « From Vision to Action – 1997 » une nouvelle génération de projets nationaux et de restructuration défendant une démarche de conseil basé sur la diversité des approches, le multi partenariats, la réponse à la demande avec des organisations de producteurs au cœur du dispositif : le projet des services agricoles et d’appui aux organisations de producteurs (PSAOP) au Sénégal qui est l’un des produits de cette nouvelle orientation, a jeté les bases institutionnelles de la création de l’Agence Nationale de Conseil Agricole et Rural (Ancar). Dans cette dynamique et face à l’insatisfaction suscitée par les anciens dispositifs de vulgarisation, les acteurs du monde rural, services, publics, états, bailleurs de fonds, OPA et ONG, réfléchissent à un nouveau cadre théorique. La place du service public, la capacité du secteur privé et professionnel à assumer des missions d’appui aux producteurs et l’impact sur les petites agriculteurs et les populations rurales de telles réformes sont au cœur des analyses. [10] C’est durant cette même période (1995) que se constitue le groupe de Neuchâtel réunissant des représentants des agences de coopération et institutions bilatérales et multilatérales engagées dans le développement rural en Afrique sub-saharienne [11]. Dans leur note de cadrage conjointe sur la vulgarisation agricole publiée en 1999, les membres dudit groupe dégagent six principes pour construire une politique opérationnelle de vulgarisation : 1) Une bonne politique agricole est indispensable. 2 ) La vulgarisation est « f a c i l i t a t i o n » plus que « transfert de technologies » . 3) Les producteurs sont à la fois les clients, les commanditaires et les partenaires plutôt que les bénéficiaires de la vulgarisation agricole. 4) La demande du marché induit une nouvelle relation entre les agriculteurs et les fournisseurs de biens et services. 5) De nouvelles approches sont nécessaires pour ce qui concerne le financement public et les opérateurs privés. 6) Pluralité des intervenants et décentralisation des actions requièrent coordination et concertation entre acteurs.
L’agriculteur est enfin placé au cœur du dispositif du conseil désormais perçu comme un service qui se doit d’être du « sur mesure ». Les grandes approches de vulgarisation uniformes laissent la place à un conseil de plus en plus personnalisé : le conseil doit être un outil d’aide à la décision pour le producteur sur son exploitation agricole et ses différentes activités. Les démarches de conseil de gestion, de conseil aux exploitations familiales, souvent portées par des organisations professionnelles avec l’appui de projets de bailleurs de fonds, relèvent de cette dynamique (Centres de gestion et d’économie rurale de la Vallée du fleuve Sénégal (CGER) et Cellule d’Appui au Développement du Conseil de Gestion (CADG puis PADSE (projet d’appui à la diversification des systèmes d’exploitation [12]) au Bénin appuyés par des projets de l’Agence Française de Développement.
Ces grands principes sont traduits dans les années 2000 dans les nouveaux cadres de politique agricole que sont les lois d’orientation agricoles développées au Sénégal (2004) puis au Mali (2006). La Loi d’orientation Agro Sylvo Pastorale sénégalaise consacre une approche du conseil agricole pluriel organisé autour d’un Système National de Conseil Agro Sylvo Pastoral (SNCASP), animé par l’Agence Nationale de Conseil Agricole et Rural. Le SNCASP est basé sur le principe de la multiplicité des acteurs du conseil agricole et rural : il existe un service public du conseil aux petits producteurs pris en charge par l’Etat mais aussi un conseil spécialisé payant, notamment assuré par le secteur privé et professionnel.
De nouveaux dispositifs institutionnels et financiers de conseil pour répondre aux enjeux de la sécurité alimentaire En près de 50 ans d’histoire du conseil agricole et rural en Afrique subsaharienne, les producteurs ont ainsi conquis un statut de clients, décideurs sur leurs exploitations, demandeurs d’un conseil adaptés aux enjeux de l’exploitation mais aussi offreurs de services de conseil (dans beaucoup d’endroits, le conseil de proximité est le seul fait des Organisations paysannes). Ce passage d’un rôle de récepteurs passifs à celui d’acteurs du conseil s’est construit parallèlement à une participation de plus en plus forte des producteurs et de leurs organisations dans l’organisation/délivrance de services aux producteurs membres et à l’élaboration des politiques agricoles. Cette révolution comporte néanmoins un certain nombre de défis que les acteurs publics et privés du conseil doivent relever. La mise en place et l’animation de ce conseil pluriel nécessite un important dispositif de formation et d’animation des acteurs du conseil afin de pouvoir répondre à ces demandes de conseil sur mesure et assurer le relais vers la diffusion plus large de prestations de services aux agriculteurs. Au cœur de cette animation doit peu à peu se construire une véritable démarche de qualité du conseil associant l’ensemble des intervenants. Ce conseil désormais centré sur la réponse à une demande de service exprimée par les producteurs nécessite un véritable outillage méthodologique d’appui à la définition de cette demande et des articulations plus fluides avec la recherche, la formation et vulgarisation, entre autre, pour y répondre . Enfin, la question du financement de ce conseil reste prégnante : loin du mirage du conseil totalement auto-financé par les producteurs, la pluralité des modalités de financement doit accompagner celle du conseil. Si la lutte contre la pauvreté est au cœur des politiques agricoles, une subvention publique pour que les « petits » agriculteurs aient accès à des services de conseil ne peut que se justifier. Pour les autres producteurs intervenant sur des filières plus rémunératrices des systèmes de services payants de conseils doivent être prévus. Dans ce cadre les dispositifs nationaux tel que l’ANCAR, recentrés sur un rôle d’animation des acteurs du conseils doivent développer des dispositifs institutionnels et financiers innovants. Face à l’actuelle crise généralisée de sécurité alimentaire, l’enjeu reste de taille : permettre aux producteurs d’avoir accès à un conseil efficace et adapté leur permettant de mieux produire pour contribuer à l’alimentation des population de l’Afrique subsaharienne et améliorer leur niveau de vie.
Encadré présentation ANCAR : Créée en 1999 au Sénégal, l’Agence Nationale de Conseil Agricole et rural (ANCAR) a pour mission d’animer le système National de Conseil Agricole Rural (SNCAR) via l’amélioration et le suivi évaluation de l’offre de services, l’harmonisation des méthodes d’intervention et la mise en place d’un réseau de prestataires public et privés de services de Conseil Agricole Rural. Son objectif est de promouvoir et d’animer un service de Conseil Agricole et Rural décentralisé, à la demande permettant aux producteurs d’améliorer durablement leurs revenus, la production agricole et à terme la sécurité alimentaire.