_ Le capital humain est essentiel au développement agricole et rural. Or un regard attentif sur les systèmes sensés le développer montre l’ampleur du chantier à engager, car ni les efforts actuellement déployés ni les méthodes employées semblent pouvoir efficacement traiter le problème.
Où en sont les systèmes de formation agricole et rurale et pourquoi ? Dans le contexte ouest-africain aujourd’hui, la formation s’opère de façon diffuse, dans des lieux très divers : dans les projets, quelques structures privées et professionnelles, les ONG et de moins en moins dans des organismes publics, obsolescents.
Du côté de l’enseignement technique et de la formation professionnelle les effectifs d’élèves sont ridiculement faibles et les formations peu efficaces, les faibles ressources disponibles étant mal employées.
La formation continue quant à elle est prise en charge par des organismes et des projets nombreux et variés. Mais au sein des territoires ruraux, les offres de formation sont rarement coordonnées, encore moins évaluées et pérennisées.
Des raisons historiques. La formation a d’abord été conçue pour former les personnels des administrations correspondant aux structures de production des années 70. Le désengagement de l’État observé depuis la fin des années 80 a engendré une baisse de la qualité et de la quantité des personnels et des équipements. Le manque de moyens s’est accentué avec la priorité accordée à la professionnalisation de l’agriculture et avec la relative « méfiance » des partenaires au développement vis-à-vis des dispositifs étatiques, désormais jugés inadaptés et sclérosés. Ainsi, depuis 20 ans, les initiatives privées ou celles des organisations professionnelles attirent les financements. Les expériences s’avèrent souvent intéressantes, les contenus et démarches développés étant ancrés dans les évolutions des problématiques et des métiers. Mais leur impact, dans la durée, s’avère faible car les expériences sont dispersées, ne touchent pas un grand nombre et ont rarement un support institutionnel garantissant la « capitalisation » des expériences dans des dispositifs durables.
Des politiques qui tardent à se mettre en place. À quelques rares exceptions près, il est aujourd’hui admis que la plupart des pays d’Afrique subsaharienne n’ont pas de politique nationale de formation agricole et rurale globale et cohérente. Avec le déclin des politiques dirigistes, des alternatives tardent à se dessiner. L’influence accrue des organisations professionnelles a contribué à modifier les rapports de force, mais globalement, les acteurs en charge des politiques de formation restent désarmés.
Cela se traduit par le fait que la formation se trouve noyée dans des documents de stratégie qui changent souvent d’orientation, dont l’appropriation est faible parce que souvent inconnus du plus grand nombre.
Par ailleurs, la formation est rarement considérée comme un outil de développement des activités productives, au même titre que les autres formes d’investissement (comme le foncier par exemple). Elle ne forme pas à des métiers et sa perception se limite, au mieux, à celle d’une courroie de transmission des « paquets technologiques ».
Si au niveau régional le cadre politique semble mieux défini (Ecowap et PAU en Afrique de l’Ouest), les politiques sectorielles communautaires n’accordent toujours qu’un rôle marginal à la formation agricole.
Un positionnement institutionnel inopérant. Le dispositif d’enseignement technique et de formation professionnelle agricole et rural est particulièrement fragmenté, déséquilibré et peu coordonné.
Il dépend de plusieurs ministères de tutelle qui, outre le fait qu’ils connaissent des remaniements fréquents, sont cloisonnés. Les interactions entre les établissements de niveaux différents étant inexistantes, l’enseignement technique et la formation professionnelle agricole et rurale se retrouvent isolés au sein de l’ensemble du dispositif éducatif. Cette situation affaiblit leurs capacités à prendre en compte les enjeux de formation agricole des jeunes, qu’ils soient élèves de l’enseignement général, sortants diplômés ou déscolarisés. De plus, les systèmes nationaux de formation sont fortement déséquilibrés, la part faite aux dispositifs d’enseignement technique et de formation professionnelle est extrêmement faible (voir les travaux du pôle de Dakar).
Enfin, et cela est sûrement une explication clé de leur faible réactivité, rares sont les dispositifs ayant des relations institutionnalisées avec la demande.
Des conceptions du savoir et de la formation obsolètes. La formation souffre depuis longtemps d’une confusion avec la vulgarisation. Les finalités accordées aux formations reposent plus sur des idéologies, sur des modèles de développement plus ou moins explicités, que sur une prise en compte raisonnée de la demande des acteurs. C’est ainsi qu’après le « tout fonction publique », le « tout installation » prive de formation initiale les techniciens intermédiaires destinés aux nouveaux métiers du développement. Dans le domaine de la formation des producteurs, les visions monolithiques des enjeux du développement agricole se traduisent par une offre standardisée, qui ne prend pas en compte les préoccupations fondamentales, locales et différenciées, des producteurs ruraux.
Au-delà des démarches utilisées, la faiblesse des ressources humaines et de l’expertise dans le secteur doit être soulevée. Les questions de formation agricole ne font pas l’objet de travaux de la part de la recherche agricole ou universitaire. Ce contexte ne permet pas de développer les références nécessaires à l’accroissement du capital humain dans le secteur agricole.
Des processus participatifs de construction de politiques de formation encore timides. Le bilan — diagnostic des ressources humaines du secteur agricole réalisé dans quatre pays (Mali, Bénin, Sénégal, Burkina) avec l’appui de la Banque mondiale — a permis de dresser un panorama des évolutions passées et prévisibles du secteur agricole et des besoins de développement de ses ressources humaines. Il a intégré trois parties : i) les évolutions démographiques, ii) les résultats du système d’éducation et de formation en place, iii) les enjeux du secteur agricole et rural. Par la suite, des documents de stratégie ont été élaborés ou sont en voie de l’être. Ils montrent que la nécessaire transformation de l’agriculture, en raison des enjeux démographiques, environnementaux, et de compétitivité, se fera par le renouvellement des générations qui s’installeront ou hériteront des exploitations. L’enjeu est ainsi posé : préparer les ressources humaines nécessaires à ces mutations.
Cependant, malgré l’affichage de la formation dans les stratégies de réduction de la pauvreté dans ces différents cas observés, l’implication forte, formelle, et financière des États dans la formation agricole n’est pas encore vraiment acquise. Ces dynamiques sont encore le fait d’individus voire d’équipes limitées.
Dans ce contexte, l’investissement des organisations paysannes (OP) pour la formation professionnelle ne fait pas encore l’objet de débats unanimes et argumentés en leur sein. Certaines fédérations investissent elles-mêmes la problématique de la formation agricole de masse pour pallier l’absence d’offre et développent à cet égard une pratique intéressante.
Présentes localement, les OP s’impliquent peu dans des démarches de construction sociale de la demande encore très peu usitées par les professionnels de la formation. Elles-mêmes comme les autres acteurs n’ont que de faibles moyens localement pour susciter et animer ce type de démarche.
Aux échelons d’intervention nationaux, les OP sont présentes à des degrés variés selon les pays. Cependant, même quand elles en ont l’espace politique, les OP les plus fortes relaient peu dans leurs priorités les enjeux liés au développement du capital humain et leur lien étroit avec les politiques sectorielles connexes.
Globalement la problématique mérite encore un débat animé au sein du mouvement paysan sur les stratégies de formation agricole à l’oeuvre. Ceci permettrait progressivement aux OP, chacune à son échelle d’intervention, de décliner la vision que le mouvement porte, en actions concrètes de lobby pour mettre en place des dispositifs de formation agricole à la hauteur des objectifs de développement agricole.
À ce titre, l’exemple du Sénégal, décrit dans le compte-rendu de la table ronde, illustre le rôle que peuvent jouer les OP, aux côtés des autres acteurs, dans la construction d’une politique agricole qui inclut la formulation d’une stratégie nationale de formation agricole et rurale.
Comment combiner une politique de la demande à une politique de l’offre ? Comment s’accorder sur « la façon de construire une politique » ? L’éducation et la formation constituent des investissements, pour les États comme pour les familles et les agents économiques (« Le savoir ne s’offre pas, il s’achète » (un agriculteur des Terres Neuves, Sénégal). Cette forme d’investissement est considérée comme « rentable » mais peu accessible par la plupart des familles rurales aux revenus faibles. Les modèles développés ou simplement imaginés jusqu’à présent empruntent encore largement à des modèles conçus et développés dans d’autres environnements historiques et géographiques, dans des contextes d’économie agricole forte. À court terme, est-il possible d’imaginer des systèmes éducatifs efficients, qui soient à la portée de ces économies ?
Les divergences de point de vue qui s’expriment sur les rôles des acteurs reflètent des appréciations différentes des démarches à suivre pour construire une politique de formation. De façon pragmatique, deux mouvements sont observés, qui peinent souvent à s’amorcer et encore plus à inter-agir : – des démarches de type « programme », avec une entrée macro, justifiée par l’importance des enjeux. Elles laissent entrevoir un rôle important de l’État dans la conception et la mise en oeuvre des projets ; – des démarches qui visent à partir de l’existant, à susciter les innovations à partir des opportunités qui se présentent, en mobilisant les acteurs autour de priorités et de démarches reconnues, qui les valorisent, les évaluent, pour les diffuser.
Les blocages constatés au niveau technique sont probablement à mettre en lien avec le fait qu’il existe aujourd’hui peu de perspectives de financement d’ampleur, qu’ils soient étatiques ou qu’ils émanent de la coopération internationale.
Les réflexions sur les systèmes de Formation agricole et rurale (Far) semblent enfermées dans un « ghetto ». Elles posent de nombreuses questions complexes parmi lesquelles : l’intégration des Far dans les enseignements primaires traitant des sciences du vivant, le positionnement par rapport au post-primaire, les articulations avec les politiques agricoles.
Les avancées permises par les outils aujourd’hui disponibles (Réseau Far, Hub rural, réseaux DGER, Inter-réseaux) ont contribué à clarifier les concepts, élargir l’expertise et mutualiser des expériences. Un traitement complet des problèmes posés devrait donc passer par la mobilisation des acteurs et institutions de tous les secteurs impliqués aux différents échelons d’intervention.
Elhadji Abdou Gueye est consultant à la Plate-forme pour le développement rural en Afrique de l’Ouest et du Centre (Hub Rural).
Christophe Lesueur est expert en charge des thématiques « développement du capital humain » et « négociations commerciales et compétitivité des produits agricoles africains » au Hub Rural.
Isabelle Touzard est ingénieure de recherche, responsable du service Développement, expertise, formations et ingénierie pour le Sud (Defis) de l’Institut des régions chaudes. http://www.supagro.fr/irc/