Hériter d’une colonisation où les populations indiennes d’origine ont été peu à peu dépossédées de leurs terres, l’Équateur a vu s’installer dans les terres hautes et tempérées une structure classique de latifundia/minifundia. Les « haciendas », de grandes unités d’exploitation atteignant parfois des milliers d’hectares, coexistaient avec des communes indiennes qui leur étaient assujetties. Survivant sur de minuscules parcelles, ces dernières garantissaient, à faible coût, le renouvellement d’une main d’oeuvre servile.
Des réformes inefficaces. Les deux « vagues » de réformes agraires équatoriennes de 1964 et 1973 ont touché seulement 3,4% de la superficie du pays. À elle seule, la colonisation des terres vierges (un défrichement des forêts humides de la côte et de l’Amazonie par des petits paysans métis) a représenté 6,36 millions d’hectares, soit sept fois la surface touchée par la réforme agraire. Souvent, la terre redistribuée (en fait vendue) sous couvert de « réforme agraire » était sur des terrains en pente ou situés à une haute altitude, donc moins intéressants. Les haciendas, divisées en 2 ou 3 unités, gardaient les meilleures terres et surtout l’eau pour elles. Les terres basses, quant à elles, ont vu naître un phénomène de reconcentration foncière, donc les principaux acteurs sont maintenant les agro-entreprises, comme les producteurs de bananes ou d’huile de palme.
Plus de trente ans après, la structure foncière en Équateur reste marquée par une grande inégalité : les exploitations de plus de 100 ha concentrent 42,6% du total des terres pour seulement 2,3% du nombre d’exploitations. Le coefficient de Gini était de 0,8 en l’an 2000, situant l’Équateur parmi les pays les plus inégalitaires du monde en termes de revenus, au même titre que d’autres pays d’Amérique latine.
Les droits fondamentaux prennent le pas sur le foncier dans les revendications. Alors que des études récentes du Système de recherche sur la problématique agraire équatorienne (Sistema de Investigación de la Problematica Agraria del Ecuador, SIPAE) montrent que le problème de la structure foncière n’a pas été résolu en Équateur (63,5% des exploitations de moins de 5 ha utilisent 6,3% de la terre), les réflexions et discours des organisations paysannes (OP) et des mouvements sociaux ne semblent pas refléter la « soif de terre » qui semblerait logique. Même si les principales OP parlent de « réforme agraire », des propositions concrètes semblent difficiles à trouver derrière ces slogans.
Au moment même où se discute une nouvelle Constitution pour l’Équateur, censée mettre à plat un certain nombre de sujets importants pour le pays, le foncier reste étonnamment absent du débat. En tous cas, ce ne sont pas les puissantes organisations indiennes, membres de la Confédération des nationalités indigènes d’Équateur (Confederación de nacionalidades indigenas de Ecuador, CONAIE), qui mettent le sujet en débat. Elles semblent trop occupées à discuter de leurs droits fondamentaux, trop souvent relégués, et préfèrent parler « territoires » plutôt que « terre ». Le fait que ces territoires soient riches en ressources minières et pétrolières ne facilite pas la résolution des questions liées à leur exploitation et aux droits des populations qui en sont originaires.
Remettre le sujet du foncier au coeur du débat des politiques agraires en Équateur. Jusqu’ici, l’État, après la mise en oeuvre des réformes agraires de 1964 et 1973, a clos la question agraire. Sa nouvelle Loi agraire de 1994 n’a surtout servi qu’à garantir la propriété de la terre, mettant ainsi un terme aux inquiétudes des grands propriétaires.
Le discours, toujours en vigueur, vise surtout à garantir la « sécurité juridique » de la propriété foncière, en partant de l’hypothèse que l’un des problèmes les plus importants des producteurs est le manque d’accès au crédit. Le raisonnement est que, munis enfin de leurs titres de propriété, ils pourront accéder à un facteur de production qui leur faisait défaut et investir pour se « moderniser ».
L’État, appuyé en cela par des institutions comme la Banque interaméricaine de Développement, continue donc d’insister sur une politique de « titularisation » de propriétaires, au moyen de coûteux projets qui font appel à des techniques de la géomatique ². Cependant, il ne dit pas comment ces titres pourront être mis à jour pour tenir compte des héritages, ventes, etc. ni comment ils pourront résoudre l’inégale répartition foncière actuelle.
Les études du SIPAE montrent que les titres ont aussi permis une reconcentration des terres — quand les petits et moyens producteurs ne peuvent payer leurs dettes et quand, dans les territoires indiens, un grand nombre de familles n’ont plus accès qu’à moins d’un hectare, ce qui les oblige soit à recourir à des expédients pour survivre (alors que dans certains de ces territoires, 25% de la terre est encore entre les mains des haciendas) soit à finalement émigrer. Dès lors il semble important de remettre le sujet du foncier au coeur du débat des politiques agraires en Équateur.
Michel Laforge est assistant technique régional d’ Agronomes et vétérinaires sans frontières (AVSF) pour les Andes (Colombie, Pérou, Équateur, Bolivie). AVSF est une association de solidarité internationale qui intervient depuis plus de 30 ans, aux côtés des familles paysannes menacées par la pauvreté, la faim et l’exclusion, pour qu’elles puissent prendre en main elles mêmes leur développement. Présente au travers de 60 programmes dans 19 pays, en Amérique Centrale et du Sud, en Afrique et en Asie, AVSF a consacré près de 85% de son budget à des actions de terrain en 2007. AVSF est reconnue d’utilité publique en France. http://www.avsf.org