_ Le Sénégal a joué un rôle de pionnier dans la formulation de stratégies nationales de formation agricole et rurale (SNFAR). Un document de référence élaboré de façon participative est disponible depuis une dizaine d’années. Des ateliers de réflexion et de formation, des groupes de travail thématiques associant différentes institutions publiques et privées essayent progressivement de traduire en actes la SNFAR.
Le Hub Rural a rassemblé une quinzaine des principaux acteurs du secteur pour faire le point sur les travaux passés et en cours, les acteurs engagés et les enjeux. Jacques Faye, successivement en appui technique aux OPA et directeur général de l’Institut sénégalais de recherches agricoles (Isra), et Babacar Diop, leader paysan, aujourd’hui président de la Fédération des organisations non gouvernementales du Sénégal (Fongs Action paysanne), tous deux grands témoins du processus de formulation de la SNFAR, ont participé à la table ronde.
La formation agricole et rurale (Far), levier décisif de mise en oeuvre des politiques agricoles. Un état des lieux. Les discussions sur l’état des lieux de la Far ont fait l’objet d’un consensus, apportant des éléments d’information sur l’émergence des réflexions sur le sujet.
Retour sur l’histoire. La réflexion sur la SNFAR est née de la convergence de travaux plus larges qui ont servi de base conceptuelle à l’élaboration, par le gouvernement, de sa lettre de politique de développement agricole et rural. Il s’agit de la réflexion sur l’adaptation de l’agriculture familiale au désengagement de l’État et à la libéralisation (initiée par la Fongs), et de la réflexion prospective sur les orientations à long terme de la recherche agricole (initiée par l’Isra).
La réflexion stratégique sur la Far en tant que levier décisif de mise en oeuvre des politiques agricoles a été facilitée par le souhait de la Coopération suisse de se désengager d’un soutien non durable aux établissements classiques de formation agricole et de réorienter ses interventions. Cette réflexion a été menée de janvier 1998 à juillet 1999, suivant un processus participatif au niveau des écoles et au niveau national. Au niveau des écoles, le diagnostic a montré que les problèmes principaux auxquels elles étaient confrontées relevaient des carences de la tutelle ministérielle en termes de financement, d’affectation de personnels enseignants et d’orientations. Au niveau national, un groupe de travail ad hoc formé des principaux acteurs a formulé des éléments de diagnostic et des orientations stratégiques. Parmi les principaux points relevés : l’absence de cohérence d’une politique nationale globale de formation agricole et rurale, la désarticulation entre l’offre et la demande de formation des producteurs ruraux, une dépendance très forte vis-à-vis de l’assistance extérieure aussi bien au niveau du financement que des ressources humaines, une absence criante de références.
En fonction de ce diagnostic quelques axes stratégiques ont été retenus : généraliser l’éducation de base en milieu rural et assurer à tous les ruraux l’accès à l’alphabétisation ; répondre aux besoins de formation professionnelle des ruraux dans tous les domaines ; renforcer, adapter et mieux articuler les formations secondaires et supérieures entre elles et avec celles destinées aux ruraux ; réguler l’ensemble des institutions publiques et privées de formation agricole et rurale.
Où en est-on aujourd’hui ? La SNFAR bénéficie d’une réelle appropriation par la profession. La reconnaissance des Organisations de producteurs (OP) par l’État, qui s’est notamment traduite par les différents programmes publics qui leur sont confiés (Programme spécial de sécurité alimentaire, PSAOP) en est un signe important. Les OP, par ailleurs, participent au pilotage d’institutions comme le Fonds national de recherche agricole et agroalimentaire, l’Institut sénégalais de recherche agricole, l’Agence nationale de conseil agricole et rural.
L’État a aussi accepté de confier à des acteurs associatifs ou privés des établissements de formation en concession de service public. Cette réalité est importante, même si on peut estimer que la formation professionnelle agricole — malgré le rôle qu’elle peut jouer face à un enseignement général ayant atteint ses limites — demeure le parent pauvre du système éducatif (faiblesse des budgets).
Même si l’État n’assure toujours pas un pilotage efficace de l’ensemble, le document de la SNFAR est admis comme la seule référence. Les cadres de discussions mis en place sont connus et acceptés par tous.
Malgré ces acquis, des difficultés persistent. Parmi elles, l’absence de professionnels dans les instances de pilotage des institutions de formation et d’appui se fait cruellement ressentir. Même chose dans les chantiers de réforme qui y sont conduits. Les institutions de formation publiques et privées restent peu articulées et coordonnées entre elles et entre les différents niveaux de formation.
Points de vues d’acteurs. Conséquence des politiques d’ajustement et des processus de décentralisation et de démocratisation, l’espace de définition des politiques publiques est composé d’une pluralité d’acteurs, dont les principaux sont l’État et ses démembrements, le secteur privé, les collectivités locales et les organisations de producteurs. Les partenaires techniques et financiers sont aussi des acteurs décisifs, du fait de leur poids financier. Le principe de la subsidiarité est reconnu de tous mais dans la réalité des incohérences persistent. L’État peine à assurer le pilotage et la régulation avec la remise en cause progressive de son rôle central.
Les questions et points qui mobilisent ces acteurs sont divers. La Fongs s’interroge, pour le compte des Organisations professionnelles agricoles, sur la question de savoir quelle formation pour quelle société rurale ? Autour de quelle vision l’expertise devra-t-elle être construite ? Une question qui n’est pas, jusqu’ici, complètement prise en charge au niveau de l’État.
Le Hub Rural affirme la nécessité de s’accorder sur l’idée que la formation, de par son caractère immatériel, aura du mal à sortir du ghetto dans lequel elle est souvent enfermée si elle reste seule, isolée.
Le Bureau de la formation professionnelle agricole (BFPA) du ministère de l’Agriculture, pense que, quelle que soit la situation, il faut développer des stratégies à des niveaux différents avec l’État. Même si son leadership est remis en cause, celui-ci demeure l’acteur central.
Jacques Faye, actuellement coordonnateur scientifique de l’Initiative prospective agricole et rurale (Ipar), suggère de trouver des compromis avec les « opérationnels » de l’État. Il s’agit de conduire ensemble des chantiers qui, donnant des résultats, peuvent constituer l’argumentaire pour convaincre les politiques. Les combats idéologiques seront difficiles à mener seuls mais il faut aller vers des choses concrètes, progresser par étapes et trouver des compromis. Des difficultés sont notées sur la légitimité des acteurs mais les principales sources d’incohérence se trouvent souvent au niveau des décisions politiques donc au-delà des administrations.
Pour la Coopération suisse, même s’il y a une dispersion dans les financements des programmes, la première cohérence est à chercher du côté de l’État. À ce niveau il a la latitude de donner des indications claires sur les programmes à financer.
Au-delà des enjeux, se donner les moyens adéquats. Les enjeux sont clairs et consensuels mais c’est sur les moyens pour y faire face que quelques divergences apparaissent. En effet, il est accepté de tous que les cohortes de jeunes arrivant sur le marché de l’emploi seront de plus en plus massives. Chacun s’accorde aussi sur le fait que le modèle actuel d’éducation et de formation ne pourra pas répondre aux besoins en formation des futurs agriculteurs et de ceux qui devront sortir de l’agriculture pour s’installer dans d’autres secteurs économiques.
Selon Babacar Touré, représentant Enda Graf, seule une minorité bénéficie d’une formation agricole. L’essentiel des moyens est drainé vers l’enseignement supérieur, au détriment de la formation du plus grand nombre, sous la pression des enseignants chercheurs notamment. B. Touré ajoute que le modèle actuel d’éducation et de formation devra être repensé dans ses modalités, ses structures, ses ressources humaines et son financement pour répondre aux besoins du plus grand nombre. Des modèles non conventionnels de formation devront être explorés pour cela. L’approche utilisée jusqu’ici reste élitiste et le capital humain ainsi développé est encore faible pour pouvoir changer significativement l’agriculture. Il faut alors repenser les initiatives des acteurs non étatiques, les crédibiliser, les certifier pour atteindre cette masse critique.
Du point de vue des représentants du BFPA, cette recomposition institutionnelle nécessaire doit impliquer le niveau opérationnel, les structures de formation, souvent en marge du processus. Le BFPA déplore également que les différents secteurs continuent de conduire des politiques sans cohérence. Les programmes « Éducation qualifiante des jeunes et adultes en milieu rural » pilotés par le ministère de l’Éducation sont sans relation avec la formation professionnelle agricole post-primaire. Les moyens matériels et financiers sont encore insuffisamment mobilisés pour permettre à chaque acteur de jouer son rôle.
Les OP pensent que l’offre reste souvent inadaptée ou mal construite. Des pistes sont esquissées avec le Conseil national de coopération des ruraux (CNCR) qui travaille sur un projet d’insertion des jeunes. L’État, à travers ses centres de formation, conduit dans la région du fleuve avec les organisations de producteurs une expérience de refondation de dispositif.
D’autres questions sont soulevées comme l’option de l’approche par compétence à la place de l’approche par contenu, la place de la femme dans les réflexions, le positionnement de la formation sur les enfants sortant de l’enseignement primaire ou les agriculteurs en activité, la formation de masse et le médium à utiliser.
Malgré ce cadre de référence reconnu et accepté de tous qu’est la SNFAR, les stratégies individuelles et les réseaux informels ne convergent pas toujours vers l’atteinte des objectifs pourtant affichés. Les différents chantiers ouverts travaillent principalement au changement des pratiques et des comportements des acteurs, institutionnels ou non. Toutefois, les systèmes humains sont complexes, et l’adhésion des acteurs n’est pas toujours garantie. Les changements comportementaux attendus se situent sur une échelle de temps très longue car le rythme des acteurs impliqués constitue un déterminant fort.