Après avoir été longtemps vilipendés, les stocks ont brusquement retrouvé leurs lettres de noblesse à la faveur de la crise alimentaire de 2008. Outil majeur de la sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest, ils restent controversés lorsqu’il s’agit de réguler le marché et de réduire les variations de prix. Communauté internationale et régionale, experts et praticiens, les stocks sont sur toutes les langues, mais aucun ne parle le même langage.
Les stocks, une histoire ancienne. Depuis des siècles dans le Sahel, la constitution de stocks fait partie des stratégies pour affronter les périodes de disette, au point d’être intégrée par les colons. Dans les années 1930, « les greniers du commandant » prennent d’abord la forme de stocks constitués à partir d’une contribution obligatoire de 100 à 150 kg de grains par an et par personne imposable, gérée par l’administration coloniale.
Dans les années 1940, une nouvelle réglementation instaure deux types de greniers : les greniers de soudure mis à la disposition du cultivateur au moment des semailles et de la soudure, et les greniers de disette ou de famine jouant le rôle de stock de réserve ; le grenier de disette de l’année précédente devenant grenier de soudure l’année suivante. La constitution obligatoire de ces greniers en fait une des institutions les plus impopulaires de la période coloniale, d’autant que dans la pratique, ils n’ont jamais été utilisés pour secourir les populations en période de crise alimentaire, servant avant tout les chefs et les notables.
Lors de la décolonisation, les pays d’Afrique de l’Ouest font de l’autosuffisance alimentaire un des piliers de la construction des États Nations indépendants. Ils vont alors se doter de boards ou d’offices céréaliers, et disposeront généralement du monopole de la commercialisation des céréales et d’importantes infrastructures de stockage. Les pays de l’UEMOA (hors Côte d’Ivoire) disposeraient aujourd’hui d’entrepôts en capacité d’accueillir plus de 600 000 tonnes. Pour la plupart, ces entrepôts ont été construits à cette époque.
Dans les années 80, les faibles performances de ces structures publiques, combinées à la crise financière des États, feront de la réforme des offices céréaliers, une des principales mesures économiques des Plans d’ajustement structurel du secteur agricole (PASA) : libéralisation du marché, retrait de l’État des fonctions de commercialisation et de régulation, etc. Dans les pays sahéliens confrontés aux chocs de production, la gestion d’un stock national de sécurité (SNS) constituera désormais la principale prérogative des offices céréaliers, alors que l’intervention publique est restreinte à la gestion des crises alimentaires. Mais dans le contexte budgétaire des années 80, la constitution, l’entretien et le renouvellement des stocks de sécurité sont difficiles à assumer par les seules ressources nationales. Dans ces conditions, les principaux pays donateurs du Sahel vont s’impliquer financièrement dans cette politique de stockage : désormais les stocks appartiennent conjointement au pays et aux donateurs, et sont régis par des règles très strictes, permettant d’en assurer la pérennité. Ces règles portent notamment sur le réapprovisionnement « grain pour grain » du stock, les rotations techniques, les modalités d’appel d’offre, l’entretien du stock, la codécision sur le déstockage, etc.
Dans le même temps, et toujours dans le Sahel traumatisé par les famines de 1973 et 1984, les banques de céréales ou les greniers villageois se multiplient, notamment à la faveur des appuis des ONG, puis des agences onusiennes.
Années 2000, les premières interrogations. Les stocks nationaux de sécurité (de l’ordre de 30 000 tonnes par pays) ont été imaginés dans les années 80 pour affronter des chocs majeurs de production. Ils permettent de mobiliser des vivres dans l’attente de l’acheminement de l’aide alimentaire internationale. Ils sont reconstitués essentiellement via les aides alimentaires lorsqu’elles sont constituées de mil, sorgho ou maïs, ou via la monétisation de ces aides (vente sur le marché permettant d’alimenter des fonds de contrepartie) notamment lorsqu’elles sont constituées de blé, boulgour et riz. Deux débats s’installent dès la fin des années 90. Le premier est porté par les agences d’aide et questionne le coût et l’opportunité de stocks physiques, compte tenu de l’évolution du fonctionnement des marchés et du désenclavement progressif des pays sahéliens. On verra dès lors se développer des stocks financiers ou réserves financières permettant de disposer d’une capacité d’achat public, en cas de besoin. L’autre débat est porté par les gouvernements ouest africains. Ils considèrent que rien ne peut remplacer le stock physique et qu’il convient d’en accroître le volume pour tenir compte de la croissance démographique. Surtout, ils jugent que les règles de fonctionnement sont trop strictes, et freinent l’utilisation du stock et sa capacité de réponse aux crises. Enfin, ils souhaitent que le stock puisse également jouer un rôle de régulation des prix. Les donateurs refusent de s’engager dans cette voie au nom de la doctrine de non intervention publique sur les marchés. Une fracture va se créer entre les gouvernements et la communauté internationale. Considérant les stocks de sécurité cogérés comme une forme d’ingérence extérieure dans un domaine important de souveraineté nationale, les trois pays sahéliens enclavés (Burkina Faso, Mali et Niger) vont mettre en place sur ressources nationales un deuxième stock aux prérogatives plus larges : le stock d’intervention ou la réserve alimentaire stratégique, gérée par l’État seul.
Puis l’électrochoc. La crise alimentaire de 2004-05 au Niger va servir de révélateur sur deux plans. En premier lieu, elle met en exergue la montée en puissance progressive des crises d’accessibilité alimentaire, induites par le décrochage entre les ressources des ménages et les prix des vivres. Autrement dit, on n’a plus seulement affaire à des déficits de production. En deuxième lieu, la réponse à cette crise va être considérablement compliquée par les difficultés rencontrées par l’État nigérien, le PAM et les ONG pour acquérir les céréales destinées à secourir les populations. La crise induite par la flambée des prix et les ruptures d’approvisionnement sur les marchés mondiaux en 2008 finiront de réhabiliter les stocks dans l’arsenal des outils de sécurité alimentaire, sans toutefois parvenir à rapprocher les approches entre les tenants d’une vision des stocks cantonnés à une réserve de sécurité mobilisée en cas de crise avérée, et les tenants d’une vision des stocks élargie à la régulation des prix sur les marchés. Ce débat, au delà des stocks, est le reflet d’une divergence plus large sur le rôle de l’intervention publique, les pays ouest africains considérant que la libéralisation des politiques agricoles n’a pas enclenché le cercle vertueux promis par les institutions internationales.
Aujourd’hui la plupart des pays ouest africains ont relancé leur politique de stockage en réponse à la crise alimentaire de 2008. Outre les pays sahéliens, le Nigeria dispose d’une réserve stratégique de plus de 300 000 tonnes et s’est engagé dans un processus devant le conduire à un stock de plus d’un million de tonnes. Le Ghana a créé la National Buffer Stock Company chargée d’acheter, stocker et revendre les céréales avec un objectif clairement affiché, comme dans le cas du Nigeria, de régulation du marché. La plupart des autres pays dont les stocks sont inexistants ou réduits, sont également engagés dans un accroissement des volumes.
Les stocks en Afrique de l’Ouest : agir sur les causes et sur les conséquences des crises. La politique agricole de la Cedeao – l’Ecowap – est le reflet de la double ambition régionale : disposer de réserves de sécurité pour affronter les crises alimentaires, et mettre en place des stocks d’intervention pour contribuer à une stabilisation des prix. Son approche se distingue ainsi du consensus actuel au sein du G20 qui limite la constitution de stocks à la seule fonction de réserve d’urgence, en recherchant l’absence d’interférences ou d’impact sur les prix et le fonctionnement des marchés.
La vision régionale ouest africaine repose sur l’analyse suivante : la stabilisation des prix est un élément central de l’encouragement des producteurs à investir dans la production et à intensifier. Elle est aussi déterminante pour faciliter l’accès à l’alimentation des populations vulnérables. Avec d’autres instruments (notamment les instruments de stabilisation des prix aux frontières), les stocks doivent contribuer à atténuer la volatilité des prix et à les contenir dans une fourchette qui garantisse simultanément une rémunération correcte des producteurs et des prix abordables pour les consommateurs. La politique de stockage doit aussi être conduite de telle sorte qu’elle encourage les organisations de producteurs (OP) à stocker à leur niveau, retarder la mise en marché et mieux valoriser la production, tout en contribuant à la régulation intra annuelle du marché. Elle doit également encourager les opérateurs privés professionnalisés à développer le stockage privé sous contrat. C’est ainsi que l’Ecowap prévoit de favoriser les initiatives de stockage des OP, le warrantage, les contrats d’entreposage avec les opérateurs privés. Contrairement au G20 qui ne considère les stocks que comme un instrument de réponse aux conséquences de la volatilité, en les mobilisant pour intervenir auprès des populations vulnérables, l’approche de la Cedeao considère que les stocks constituent un moyen de limiter la hausse des prix et permettent partiellement de prévenir les crises.
Dans le domaine du stockage de sécurité, l’approche de la Cedeao repose sur la mise en place de trois lignes de défense complémentaires, correspondant à des crises alimentaires d’ampleur croissantes. La première ligne est constituée par les stocks de proximité, au niveau villageois ou communautaires. Ils ont un double intérêt : ce sont des outils maîtrisés par les communautés locales, et s’ils sont bien gérés, ils sont mobilisables très rapidement, car disponibles à proximité des ménages en difficultés. La deuxième ligne de défense est constituée par les stocks nationaux de sécurité. La Cedeao et l’UEMOA sont engagés dans une stratégie de renforcement de ces stocks, notamment auprès des pays qui n’en disposent pas. L’expérience des pays sahéliens dans la gestion de ce type de stocks constitue une opportunité importante de coopération entre pays : maîtrise des différentes opérations d’achats, contrôle qualité, entretien du stock, rotation technique, etc. Enfin la troisième ligne de défense concerne la réserve régionale de sécurité (ou stock régional de sécurité alimentaire). L’initiative du G20 2011 visant à appuyer la mise en place de réserve humanitaire stratégique et de faire de l’Afrique de l’Ouest une région pilote dans ce domaine a conduit les institutions régionales et les acteurs à accélérer la conception de cette réserve régionale. La Cedeao et ses partenaires ont retenu un ensemble de principes qui devront guider la mise en place de cette réserve et les modalités d’appuis du G20 (cf. encadré).
Cette réserve régionale dont les modalités concrètes sont en cours de définition par un groupe de travail spécifique mis en place par la Cedeao, devrait combiner deux instruments :
- un stock détenu par la région, prépositionné dans des sites de stockage disséminés dans la région ;
- une mutualisation régionale d’une partie des stocks nationaux de sécurité.
Ce dernier instrument est initié par les offices et sociétés détentrices des stocks nationaux de sécurité qui ont constitué à cette fin un réseau régional, le Réseau des sociétés ou offices chargés de la gestion des stocks nationaux de sécurité alimentaire au Sahel et en Afrique de l’Ouest (RESOGEST). Il repose sur le principe d’une mutualisation de 5% des SNS. Cette approche vise à renforcer la coopération entre les sociétés gestionnaires des stocks et à mobiliser les stocks disponibles dans un pays, pour affronter une crise localisée dans un autre pays. Les modalités précises de cette coopération sont en cours d’élaboration : conditions de prêts des stocks, garanties de remboursement, modalités de gestion de la part mutualisée, etc.
Les obstacles à lever sont nombreux avant de voir une réserve régionale en capacité de répondre aux crises alimentaires qu’affronte la région. Le principe selon lequel la réserve régionale intervient lorsque les stocks locaux et nationaux ne sont plus en capacité de répondre aux besoins est fondamental. Mais cela signifie qu’en cas de crise majeure, les besoins peuvent être considérables et les coûts très élevés. Par ailleurs, le recours au niveau régional dans des conditions d’équité entre les pays, suppose que tous soient dotés de stocks de proximité et de stocks nationaux de sécurité. C’est loin d’être le cas aujourd’hui. Par conséquent la définition des règles de constitution et de fonctionnement de la réserve régionale (quels produits, quel volume, quels critères de déclenchement, quelles modalités de reconstitution, quelle clé de répartition des coûts, quelle part entre stock physique et stock financier, quelle gouvernance, etc.) est une étape cruciale qui doit permettre à la réserve de fonctionner sur des bases indépendantes, sans interférences politiques qui seraient fatales pour la pérennité du système.
Les principes pour la constitution de la réserve régionale en partenariat avec le G20
La Cedeao avec ses partenaires régionaux a arrêté huit principes qui doivent guider la conception de la réserve régionale et les conditions d’implication du G20.
La responsabilité : la réserve est placée sous la responsabilité politique des instances statutaires de la Cedeao.
Le leadership et l’appropriation : la réserve est portée par les acteurs régionaux de l’Afrique de l’Ouest, sous l’égide de la Cedeao et associe principalement les États membres, l’UEMOA, le Cilss, et les acteurs non étatiques, en particulier le Roppa. Elle s’appuie sur les systèmes d’information nationaux et régionaux, ainsi que les dispositifs de concertation et de gestion des crises alimentaires aux échelles nationales et régionales, dont le Réseau de prévention et gestion des crises alimentaires (RPCA).
L’alignement : la réserve contribue à la stratégie de prévention et de gestion des crises alimentaires et s’inscrit dans une approche globale et intégrée de stockage de sécurité alimentaire, fondée sur trois lignes de défense complémentaires.
La subsidiarité et la complémentarité : la réserve vient compléter et renforcer les efforts réalisés au niveau national, sans déresponsabiliser les acteurs locaux et nationaux, mais en les dotant d’un instrument complémentaire pour affronter les crises de grande ampleur, face auxquelles les mécanismes locaux et nationaux sont insuffisants. Elle s’appuiera en priorité sur les capacités de stockage existantes dans la région et contractualisera les prestations d’entreposage avec les détenteurs de ces entrepôts.
La solidarité régionale : le projet pilote associe tous les États membres de la Cedeao et s’appuie sur les mécanismes de base de la solidarité régionale, notamment sur le plan de la contribution financière des États et des institutions régionales. La solidarité envers les populations et les pays les moins bien lotis s’exprime au travers des mécanismes de déclenchement et des critères d’éligibilité.
La cohérence : le projet s’inscrit dans la vision de la région : souveraineté alimentaire (priorité à l’approvisionnement régional, achats contractuels auprès des producteurs), cohérence et articulation au sein de la politique de régulation des marchés, développement des capacités régionales de prévention et gestion des crises, rationalisation des institutions, etc.
Le partenariat : la sécurité alimentaire est une responsabilité collective qui exige la mobilisation concertée, cohérente et coordonnée des institutions depuis le niveau local jusqu’au niveau international, l’implication des acteurs publics et non gouvernementaux, et les appuis de la communauté internationale. Ce principe est codifié dans les pactes de partenariat ECOWAP/PDDAA et dans la Charte de prévention et gestion des crises alimentaires en Afrique de l’Ouest adoptée le 17 novembre 2011.
La transparence et la redevabilité : le projet associe les États, les institutions régionales sous l’égide de la Cedeao et les partenaires internationaux. Les organes de gouvernance doivent être conçus pour garantir une totale transparence vis-à-vis des gouvernements, des opinions publiques, des institutions régionales, des organisations internationales et des partenaires bi et multilatéraux impliqués dans son financement et sa mise en œuvre.