Quand il s’agit du pastoralisme, les questions commerciales sont rarement étudiées. La mise en marché, le rapport aux filières de production, le rôle des intermédiaires, sont autant d’aspects souvent minorés voire jugés subalternes. Cet entretien vise à aborder les nombreux défis de la commercialisation du bétail dans son ensemble.
Grain de Sel : Quelle est la place du bétail dans le commerce régional ?
Bio Goura Soulé : Les données relatives au commerce régional sont sujettes à caution. Une partie du commerce relève d’échanges informels non enregistrés. Les échanges formels font l’objet de sous estimations en raison des pratiques de corruption aux frontières. Malgré tout, une chose est certaine : les produits issus de l’élevage constituent le premier poste des échanges régionaux de produits agropastroaux, et de très loin. Ils représentent le 2e poste des échanges tous produits, après les hydrocarbures. Les pays sahéliens sont fortement excédentaires et l’exportation du bétail représente une ressource décisive pour les pays sahéliens et pour des dizaines de milliers de ménages pastoraux et agropastoraux. L’élevage représente le 3e poste d’exportation du Mali après l’or et le coton. Au Niger, les produits d’élevage se positionnent derrière l’uranium. Les pays côtiers sont fortement déficitaires et importent du bétail sahélien. Le Sahel exporte aussi vers l’Afrique du Nord.
GDS : Les pays sahéliens pourront-ils répondre à la hausse de la demande en viande ?
BGS : Il sera sans doute possible de développer fortement la production de petits ruminants et de volaille pour répondre à la demande en viande des populations ouest africaines. En ce qui concerne la viande bovine, il me semble que les États sahéliens pourront difficilement continuer à accroître la production — dans les conditions actuelles — sans dommages environnementaux graves.
Roger Blein : En effet, l’extension des troupeaux rencontre une limite majeure avec la concurrence croissante des productions végétales sur les ressources foncières, générant un accroissement des conflits. Améliorer l’auto-approvisionnement nécessite de sécuriser la mobilité des élevages extensifs et d’accroitre leur productivité, notamment à travers le développement de l’embouche et l’utilisation des aliments du bétail concentrés. Enfin, l’amélioration de l’auto-approvisionnement régional en protéines animales reposera d’une part sur la structuration de filières laitières locales, d’autre part sur le développement de systèmes de production plus intensifs dans les zones soudaniennes.
GDS : Qui sont aujourd’hui les acteurs de la commercialisation du bétail ?
BGS : Les filières bétail-viandes sont animées par un grand nombre d’acteurs qui vont des producteurs aux distributeurs (supermarchés, marchés terminaux et marchés de consommation) en passant par une série d’intermédiaires (collecteurs, grossistes, convoyeurs…). Ces acteurs commencent à se structurer, comme en témoigne le développement des marchés autogérés par exemple, où émergent des formes de coordination entre éleveurs, administrations locales et gestionnaires de marchés, autour d’un marché physique. La COFENABVI, créée en 2004 témoigne aussi d’un début de coordination verticale entre les acteurs de la filière, sous forme d’interprofessions nationales, fédérées à l’échelle régionale.
GDS : Tous ces intermédiaires ne pénalisent-ils pas la compétitivité de la filière ?
RB : Je ne pense pas, ou à tout le moins, la question est plus complexe qu’il n’y paraît, car la réduction des intermédiaires est un objectif poursuivi depuis plus de 40 ans, sans résultats probants ! Chaque acteur a un rôle bien précis et tous concourent à sécuriser les transactions : ils garantissent que l’animal vendu n’a pas été volé, que l’acheteur va bien payer le vendeur si le paiement n’est pas intégralement au comptant, ou encore que l’animal est en bonne santé et de bonne qualité. Pour être sûrs que la viande est fraiche, les consommateurs des pays côtiers privilégient les animaux abattus du jour. Pour s’assurer de la qualité de l’animal, les bouchers préfèrent acheter l’animal vivant. Une carcasse ou des morceaux de viande découpés n’offrent pas de garantie que l’animal était en bonne santé et les certificats vétérinaires ne sont pas toujours fiables.
GDS : Y a-t-il une corrélation entre les voies de transhumance et les circuits de commercialisation ?
BGS : Oui car une partie des animaux est « finie » pendant la transhumance : une part du troupeau est engraissée pendant la descente et commercialisée sur les marchés terminaux des pays côtiers. Selon les estimations, très partielles, 20 à 25 % des animaux qui descendent ne remontent plus. Si le convoyage par camion, et dans une moindre mesure par train, prend de l’importance, le convoyage à pied reste une modalité importante et emprunte dès lors les couloirs de transhumance.
GDS : Quelles infrastructures faudrait-il développer pour faciliter le commerce ? _ RB : Il faut investir dans des infrastructures sur les marchés permettant d’embarquer et de transporter les animaux de façon appropriée. Le problème aujourd’hui c’est que le transport d’animaux dans des camions est un « transport de fret-retour » : les camions acheminent des produits en provenance des ports côtiers vers les pays sahéliens puis ils redescendent vers le Sud chargés d’animaux vivants. Les moyens de transport n’offrent pas de bonnes conditions de confort et génèrent beaucoup de stress voire de pertes. Mais l’adoption de bétaillères spécialisées augmenterait les coûts de transport puisque le camion revient vide.
GDS : Les pays côtiers perçoivent-ils le bétail des pays sahéliens comme complémentaire ou concurrent pour leur filière nationale ?
RB : Depuis des décennies les pays côtiers rêvent de développer leur élevage et de s’affranchir d’une partie des importations du marché mondial et sahélien, voire de toutes les importations sahéliennes. Ils considèrent que le bétail en provenance du Sahel est concomitant aux transhumances et qu’il constitue une nuisance (dégâts dans les champs, conflits…). Même si les problèmes sanitaires qui empêchaient le développement de l’élevage dans les pays côtiers se sont réduits, ces pays sont aujourd’hui très loin de pouvoir développer une production répondant à la demande nationale. La prospective montre qu’il y aura de la place à la fois pour que les pays sahéliens améliorent leur productivité et accroissent leur offre, et pour que les pays côtiers développent leur élevage. Ces systèmes peuvent certes apparaître en compétition à court terme mais sur le long terme il y a de la place pour tous.
BGS : En réalité, ce ne sont pas tant les produits qui sont en concurrence que les systèmes de production. De plus en plus, les agriculteurs du Sud des pays sahéliens et du Nord des pays côtiers intègrent l’élevage dans leurs systèmes de production. La règle selon laquelle les éleveurs transhumants ont libre accès aux résidus des récoltes des agriculteurs du Sud des pays sahéliens et des pays côtiers est contestée car les agriculteurs veulent désormais conserver ces résidus pour leurs propres animaux. Il y a aussi une compétition avec les autres espèces — notamment les volailles, porcs et ruminants — sur l’accès aux sous-produits agro-industriels comme les tourteaux de coton, d’arachide, etc.
GDS : L’élevage ne contribue-t-il donc pas à l’intégration régionale?
RB : Au contraire ! Pour moi c’est le système de production et d’échange clé de l’intégration régionale, de la complémentarité des économies productives et des bassins de production et consommation. C’est d’ailleurs le premier produit agropastoral échangé dans la région et le deuxième « tous produits confondus », après les hydrocarbures. Ce ne sont pas seulement des animaux vivants, mais aussi des cuirs et peaux, les sous produits agroindustriels (aliments du bétail) qui animent ce commerce régional. Sur les espaces frontaliers, où se concentrent les marchés à bétail destiné aux marchés côtiers, les impacts du commerce des produits de l’élevage sur l’économie locale, l’emploi et les revenus sont considérables. Enfin, il faut rappeler que ces flux régionaux restent fortement concurrencés par les importations de produits bon marché en provenance du marché mondial, et plus accessibles aux populations pauvres. Par ailleurs, le développement rapide des filières volailles dans les pays côtiers se substitue partiellement à la consommation de viandes rouges d’origine sahélienne.
GDS : Les tensions liées à la transhumance se traduisent- elles par la volonté des États côtiers de fermer leurs frontières?
BGS : Oui en partie. Mais en ont-ils les moyens ? Peuvent-ils réellement fermer des milliers de kilomètres de frontières ou décréter que le commerce ne doit se faire que par camion ? Non, donc il y aura toujours une transhumance. L’imbrication élevage-agriculture est trop forte et les pays côtiers n’ont aujourd’hui pas les moyens de promouvoir l’élevage à hauteur de leurs besoins. Il n’y a donc pas d’autres solutions que de mettre en place les conditions permettant de réduire et gérer au mieux les conflits.
Estimation de flux commerciaux de bovins et petits ruminants
Source : Blein et al., 2015. Analyse, diagnostic et propositions en faveur de la fluidification des échanges dans le couloir central (Banque mondiale, Coraf, Cedeao).
Roger Blein (Bureau Issala) est expert en politiques agricoles et pastorales, sécurité alimentaire et commerce.
Bio Goura Soulé est chargé de programme au Hub Rural (Dakar, Sénégal), en charge de la promotion du commerce régional.