Au delà de la querelle entre partisans de la protection des marchés et ceux de l’ouverture, on assiste à une pénétration structurelle des importations de riz en Afrique de l’Ouest, presque insensible aux changements de politiques et de contextes. Cette réalité impose de comprendre le comportement des consommateurs envers le riz importé.
Le marché rizicole ouest-africain a connu une forte croissance au cours des 50 dernières années, avec un taux de croissance de 5,1% par an, alors que la moyenne mondiale était de 2,3%.
Le riz constitue un aliment traditionnel pour les populations de l’arc côtier qui s’étend de la Casamance au Libéria, et où les consommations annuelles par habitant atteignent des niveaux comparables à ceux enregistrés en Asie (plus de 90 kg/hab/an en Guinée). Le riz est aussi une des composantes ancestrales des systèmes de cultures autour des fleuves (Niger en particulier).
Néanmoins, cette croissance exceptionnelle du marché rizicole repose pour une large part sur une modification des habitudes alimentaires, la consommation moyenne annuelle de riz par tête étant passée de 13 kg dans les années 60, à plus de 30 kg durant la dernière décennie. L’urbanisation est une des principales causes de cette transition alimentaire, le riz étant un produit bien adapté aux modes de vie des citadins ouest-africains : temps de préparation réduit et conservation plus facile que pour les autres céréales.
Cette forte croissance de la demande a été satisfaite pour une part croissante par les importations. La diffusion du riz dans les habitudes alimentaires va être confortée à partir des années 90 par des importations facilitées par la mise sur le marché mondial de façon régulière de surplus de riz de quelques pays asiatiques, combinée à des prix bas et à une libéralisation des marchés ouest-africains.
La constitution d’un marché rizicole de masse en Afrique de l’Ouest est donc indissociable d’un processus de globalisation et d’uniformisation des styles alimentaires (notamment l’association riz-poulet) que l’on retrouve dans de nombreux autres pays en voie de développement. Le poids des importations dans la satisfaction de la demande rizicole de la sous-région ne correspond pas à une dégradation d’une situation initiale où les importations se seraient graduellement substituées à la production locale, mais aux limites rencontrées par la riziculture locale pour répondre à la croissance accélérée de la demande.
Les freins à l’intensification de la riziculture locale. Face à la forte croissance de la demande et au déficit commercial associé, le riz a été dès les années 70 une priorité des pouvoirs publics en termes de formulation des politiques agricoles et alimentaires. Ces politiques rizicoles ont été fortement inspirées par les « recettes » de la révolution verte asiatique, dont les premiers succès sont enregistrés dès les années 70, au moment où les jeunes États africains souhaitent renforcer leur indépendance alimentaire. Ces stratégies d’intensification reposent sur trois piliers : la création et la diffusion de variétés à rendement élevé, le développement de l’irrigation et la mise en place d’incitations au niveau des intrants (crédits, subventions) et du marché rizicole (prix rémunérateur). Même si des succès sont enregistrés de façon ponctuelle et localement, cette stratégie de développement rizicole en Afrique de l’Ouest aura des effets très limités au niveau global, comme en témoigne la stagnation des rendements. À l’opposé de ce que l’on observe ailleurs dans le monde, la croissance de la riziculture ouest-africaine repose surtout sur l’extension des superficies rizicoles.
L’échec relatif de ces politiques d’intensification a des causes multiples. D’une part l’environnement physique en Afrique de l’Ouest est très différent de la situation asiatique. Si l’irrigation est la technique de production la plus répandue en Asie, elle ne représente que 13% des superficies rizicoles en 2006 en Afrique de l’Ouest. Son développement à grande échelle dans le contexte ouest-africain, qui ne bénéficie pas des grandes plaines alluviales et des deltas asiatiques, demande davantage de ressources techniques et financières. La pression foncière moins forte dans le contexte ouest-africain ne favorise pas non plus la sensibilisation des producteurs à des techniques de production plus intensive en travail. Pourtant, l’essentiel de l’investissement public en termes de recherche et développement est concentré sur la riziculture irriguée.
Ces programmes d’intensification rizicole ont été également confrontés à des environnements politiques et économiques peu favorables. Au niveau national on a pu observer des incohérences dans les mesures publiques, certains États poursuivant à la fois des objectifs de développement de la riziculture nationale tout en facilitant l’accès des populations « politiquement sensibles » (fonctionnaires, urbains) au riz importé. Les pouvoirs publics étaient d’autant plus incités à maintenir ces objectifs contradictoires que la croissance de la demande était rapide et que les progrès en termes de développement de l’offre locale étaient inévitablement plus lents. Par ailleurs, la disponibilité en riz sur le marché mondial permettait d’assurer un approvisionnement régulier et ces importations assuraient des ressources fiscales parfois significatives.
Les contextes changent, les importations demeurent. La libéralisation ne va pas se traduire par une modification significative du poids respectif des importations et de la production locale dans la satisfaction de la demande locale. Les effets attendus de la dévaluation du Franc CFA en 1994 en termes de renchérissement du prix des importations de riz, qui était censé stimuler la demande pour la production locale, vont être réduits par la concomitance de la diminution des droits de douane (12% de la valeur CAF dans la zone UEMOA, un des plus bas du monde), des prix bas sur le marché international et une forte concurrence initiale entre les importateurs privés qui se substituent aux opérateurs publics.
Dès les années 2000, on constate une dégradation du taux de couverture de la demande par la production locale, la part des importations montant aux alentours de 50%, contre environ 40% dans les années 90. Cette vague d’importations va relancer l’intérêt des pouvoirs publics et de certains bailleurs de fonds pour la riziculture, alors qu’émergent de nouvelles variétés, les Nerica (New Rice for Africa). Cette période est également marquée par une reprise du débat sur la tarification douanière des importations de riz autour du tarif extérieur commun de la Cedeao, devant comprendre une cinquième bande tarifaire pour les produits sensibles comme le riz selon les producteurs.
La flambée des prix du riz sur le marché international à partir de 2008 et le maintien de prix internationaux supérieur à 400 USD/T va mettre au second plan le débat sur la question tarifaire et stimuler la mise en oeuvre de plans de relance de la riziculture locale par les pouvoirs publics (fourniture de semences de qualité et d’intrants subventionnés). Ceux-ci ont eu des effets tangibles : la production de riz en Afrique de l’Ouest a enregistré une croissance extrêmement rapide ces dernières années, reposant sur un accroissement des rendements, à la différence des décennies précédentes.
On pourrait voir dans ces effets de court terme les prémices d’une révolution verte africaine, mais force est de constater que les flux d’importations ne se sont pas taris pour autant, même si leur part relative dans la consommation totale baisse vers des niveaux comparables à ceux des années 90 (autour de 45%).
Le maintien des niveaux d’importations alors que la production locale connait une forte croissance s’explique par le développement soutenu de la demande en riz dans la sous-région. Dans un contexte de hausse des prix, cette croissance de la demande n’est pas illogique dans la mesure où l’ensemble des prix alimentaires augmentent durant la même période, et parce que les structures de consommation ne sont pas déterminées par le seul jeu des prix relatifs — entre riz local et riz importé, et avec les autres aliments de base — mais obéissent aussi à d’autres critères.
Au-delà de la compétitivité en termes de prix : la performance du marché local. L’histoire récente du développement de la riziculture en Afrique de l’Ouest montre qu’en dépit des changements de stratégies de politiques ou des évolutions du contexte macro-économique national et international, il y a coexistence durable d’une production rizicole locale et d’importations. Celle-ci n’a été affectée qu’à la marge par les changements même assez radicaux de politique tarifaires ou de hausse des prix internationaux. Paradoxalement, les partisans d’une ouverture du marché ouest-africains et ceux qui, au contraire, plaident pour une élévation des droits de douanes font la même hypothèse, à savoir que les marchés alimentaires de la sous région sont efficients et transmettent les incitations associées aux variations de prix, qui devraient induire un changement de comportement. Ces deux options présupposent une totale substituabilité entre le riz local et le riz importé.
Cette hypothèse ne se vérifie pas systématiquement : alors que des consommateurs guinéens expriment une forte préférence pour le riz local vendu habituellement plus cher que le riz importé, les consommateurs ghanéens ou nigérians, ayant peu de tradition culinaire en matière de riz, vont donner leur préférence au riz importé étuvé, même lorsque son prix est renchéri par l’application de taxe douanière. Les enquêtes sur les préférences des consommateurs ouest africains montrent que même quand les propriétés organoleptiques du riz local sont reconnues, ils privilégient la qualité associée au système de transformation et de commercialisation. Ainsi, de nombreux consommateurs urbains privilégient le riz importé au riz local car le produit est plus homogène, plus propre, mieux conditionné et disponible de façon régulière. De plus, la capacité des distributeurs de riz importé à proposer des facilités de paiement à leurs clients, favorise aussi la consolidation des parts de marché du riz importé.
La concurrence entre riz local et riz importé en Afrique de l’Ouest n’est pas seulement biaisée par le jeu des aides directes ou indirectes dont bénéficient les filières d’exportations de riz d’origine asiatique. Elle est aussi faussée par les contraintes qui pèsent sur les modalités de transformation et de commercialisation du riz local : des techniques artisanales, sinon sommaires, pour l’étuvage et le décorticage, des moyens de conditionnement insuffisant et des capacités de financement limitées pour assurer une régularité des flux de riz local auprès des consommateurs urbains.
La capacité des filières locales à fournir un riz dont les attributs de marchés sont comparables à ceux des riz importés est un enjeu tout aussi important que le niveau des prix relatifs et la productivité des riziculteurs africains pour améliorer la compétitivité des riz ouest-africains. Une véritable stratégie de gestion de la qualité, audelà des aspects techniques, reposera sur une meilleure coordination des acteurs (interprofession, contractualisation) et des incitations partagées en termes de rémunération (prime à la qualité).