AVRIL ET MAI 2008 sont marqués en Afrique de l’Ouest par la montée de la colère des consommateurs et des syndicats. La hausse des prix des produits alimentaires se conjugue avec l’inflation des prix des produits de grande consommation : carburants, transports, électricité, etc. Plusieurs manifestations de rue et des grèves, notamment au Burkina Faso, au Mali, au Sénégal et en Côte d’Ivoire, vont pousser les gouvernements à agir. Les mesures peuvent se ranger dans deux grandes catégories : faciliter l’accès à l’alimentation des populations ; assurer une relance rapide de la production vivrière.
Pour faciliter l’accès aux vivres, les gouvernements ont agi dans plusieurs directions : les mesures de politique commerciales, les mesures de soutien à la consommation non ciblées, et enfin les programmes d’appui aux populations vulnérables.
© Bureau Issala
Faciliter l’accès des vivres importés. Les mesures les plus spectaculaires concernent la suspension complète ou partielle des droits de douane et d’autres taxes, notamment la TVA, appliqués sur les importations de riz et de blé, et parfois la poudre de lait, l’huile. Dans l’espace Uemoa, le droit de douane appliqué au riz s’élève à 10 % et la TVA de l’ordre de 17 à 19 %. Bien que les pays appartiennent à l’espace Uemoa et Cedeao, avec une politique de commerce extérieur commune et décidée à l’échelle régionale, les gouvernements vont prendre ces décisions de façon unilatérale, sans concertation. Les institutions régionales réagissent trop tard et sont dans l’incapacité de coordonner ces mesures. Le premier impact de la crise est de remettre en question ce tarif extérieur commun de la région. Les pays reprennent le contrôle des mesures de politiques commerciales aux frontières, affectant de ce fait le processus d’intégration régionale. Le deuxième impact concerne les finances publiques. Les prélèvements aux frontières sur les produits importés de grande consommation représentent une part importante des recettes fiscales, principale ressource du budget de l’État. Il est encore trop tôt pour évaluer le manque à gagner des États mais il se chiffre à plusieurs dizaines de milliards de FCFA. Pour le cas du Mali, il porte sur 2,76 milliards en 2007 et plus de 4 milliards sur le seul riz en 2008. Pour le Sénégal, le coût est de 21 milliards en 2007 et 56 milliards en 2008. Ce montant inclut le coût d’une subvention à la consommation du riz décidée en 2008 et qui a tardé à être appliquée.
Généralement ces mesures ont été accompagnées d’une négociation entre l’État et les commerçants de riz sur les marges appliquées sur les produits importés. Dans certains pays, les gouvernements sont allés jusqu’à fixer des prix à la consommation. Cette mesure était accompagnée ou non de la mise en place de magasins témoins ou de référence.
La plupart des pays ont pris ces décisions dans la période de hausse continue des prix à l’importation (deux premiers trimestres 2008). Le sentiment général, tant du côté des populations que des gouvernements, est que les importateurs n’ont pas joué le jeu et n’ont pas répercuté ces mesures sur les prix à la consommation. Il est difficile d’avoir un avis tranché dans la mesure où il est difficile de faire une relation dans le temps entre le prix d’achat payé par un importateur et le prix auquel le produit importé est mis sur le marché. Au Sénégal, une importante polémique s’est installée entre les importateurs et le gouvernement sur le statut des stocks de riz, importés avec droits de douane avant les mesures de suspension, et mis sur le marché après l’adoption de ces mesures. Cette polémique, ajoutée au retard de paiement de la subvention à la consommation de riz, va provoquer une véritable pénurie sur le marché. Alors que le prix officiel du riz brisé tourne autour de 400 FCFA, les consommateurs n’en trouvent pas sur le marché et sont contraints de l’acquérir dans les boutiques de détail à des prix allant de 500 jusqu’à 700 FCFA le kilo en août 2008 (pour un prix de 211 FCFA/kg en septembre 2007). Le débat est vif dans les pays sur l’impact sur les consommateurs de ces mesures fiscales et budgétaires. De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer un cadeau fait aux commerçants, un transfert du budget de l’État vers ces derniers en lieu et place d’un transfert aux consommateurs. L’absence de ciblage de ces mesures, sensées bénéficier à l’ensemble des consommateurs, est une autre source de critiques. Tous les ménages ne sont pas affectés au même degré par la hausse des prix. Certains acteurs estiment qu’elles favorisent les consommateurs les plus aisés, qui ont recours plus que les pauvres au marché international, alors que ces derniers se replient sur les produits locaux, euxaussi affectés par la hausse des prix mais sans bénéficier d’interventions de l’État. Cette question du transfert des ressources publiques vers les différentes catégories de consommateurs est fondée. Pour autant, le débat se pose dans des termes différents selon la structure de consommation des ménages et des pays. Tous les ménages sénégalais sont abonnés au riz importé, y compris en milieu rural, par exemple. Dans de nombreux pays, la consommation de riz et de pain concerne également une large fraction de la population, y compris les ménages pauvres. Dans d’autres pays, c’est nettement moins vrai.
La fermeture des frontières au sein de l’espace régional. En cas de crise alimentaire, les pays sont souvent tentés de « garder les vivres dans le pays » et décrètent la fermeture des frontières et l’interdiction des exportations. La Guinée a ainsi prohibé les exportations de l’ensemble des produits vers les pays voisins. Le Mali et le Burkina Faso ont fait de même pour les céréales locales. Le Sénégal a interdit l’exportation de riz devenu plus compétitif en raison des mesures douanières et de la subvention à la consommation. Ce dernier exemple montre les problèmes que posent des mesures unilatérales dans des économies fortement reliées entre elles, dont les échanges commerciaux sont animés par des réseaux d’opérateurs structurés à l’échelle régionale. Ces mesures de rétention des céréales dans l’espace national visent avant tout à calmer les opinions publiques. Elles ont assez peu d’impacts sur les flux réels de marchandises. Ces décisions, parfois officieuses car en infraction par rapport aux principes de libre circulation des marchandises, ont surtout pour conséquence de doper les pratiques illégales aux frontières. Les opérateurs doivent s’acquitter de multiples taxes informelles qui renchérissent les prix à la consommation sur les marchés de destination. Il s’agit d’une forme de transfert financier du consommateur vers les agents de la corruption aux frontières internes au sein de l’espace régional (voir article page 14-16).
Dans l’ensemble, les États ont cherché à installer un contrôle des prix à la consommation. Mais ils ont peiné à exercer une réelle surveillance. C’est souvent hors des capitales que les prix se sont envolés en raison de l’éloignement des ports et de l’absence de capacités de contrôle effectif des pratiques des commerçants.
Les autres mesures d’atténuation de l’impact sur les plus vulnérables. La crise des prix a principalement frappé les ménages pauvres dépendant du marché pour leur approvisionnement alimentaire en milieu urbain comme en milieu rural. La plupart des pays sont peu équipés pour intervenir avec des mesures ciblées sur le milieu urbain. L’arsenal des outils d’appui à la sécurité alimentaire a été essentiellement développé dans les pays sahéliens et concerne principalement le monde rural affecté par des déficits de production. Or, pour la première fois, cette crise alimentaire est avant tout une crise de l’accessibilité économique des vivres et frappe tous les ménages pauvres, urbains comme ruraux. Les principaux impacts portent sur la réduction du nombre de repas, la réduction de la diversité alimentaire (les ménages économisent sur les légumes, les fruits, la viande et les produits laitiers pour concentrer leurs dépenses sur la base de l’alimentation, les céréales ou les tubercules). Ce sont les enfants et les adultes vulnérables qui sont touchés en premier lieu, avec des répercussions importantes sur la malnutrition. Face à cela, la plupart des pays ont mis en œuvre des actions plus ciblées, de type « nourriture contre travail », aides alimentaires gratuites ou ventes à prix modérées effectuées à partir de ponction sur les stocks de sécurité ou à partir d’importations réalisées par l’État. Des programmes de réhabilitation et de soutien nutritionnels ont été mis en œuvre ou redéployés. Le milieu urbain a été peu touché par ces mesures par manque d’instruments adaptés. Des opérations de distribution de coupons alimentaires sont en cours de conception, notamment dans certains quartiers défavorisés. Une action de grande envergure concerne 30 000 ménages à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso. L’Afrique de l’Ouest inaugure avec ces programmes des interventions de type transferts sociaux.
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La relance de la production. L’autre train de mesures spectaculaire concerne la relance des productions céréalières. Plusieurs États ont pris conscience à la faveur de la crise, des risques alimentaires et politiques encourus par une trop forte dépendance à l’égard des importations. Symbole de la crise des prix et de la dépendance extérieure, c’est sur le riz que s’est cristallisée cette nouvelle volonté politique des États. Le Mali a mis en place l’initiative riz. Des programmes équivalents ont été impulsés au Bénin, en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Nigeria, etc. Le Sénégal a, de son côté, à grands renforts médiatiques, impulsé la Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance (Goana). Ces programmes consacrent un retour de l’État dans la planification agricole et l’encadrement des producteurs : fourniture et subventions des intrants et équipements, redéploiement de l’appui- conseils, etc.
À la faveur d’une campagne agricole marquée en Afrique de l’Ouest par des conditions climatiques exceptionnelles, les gouvernements sont en passe de réussir leur pari d’augmenter rapidement et fortement les disponibilités alimentaires. Pour autant, la stratégie mise en œuvre pose de multiples questions. Ces plans ont été élaborés dans une certaine précipitation avec parfois une bonne dose d’improvisation. S’appuyant sur l’autocritique de la Banque mondiale, les gouvernements ont repris la main et fermé la parenthèse de l’ajustement en ressuscitant les approches des années 70 : focalisation sur la production, sans accorder beaucoup d’attention aux problèmes de commercialisation ; intervention directe des ministères de l’Agriculture et de leurs démembrements, sans une prise en compte suffisante du nouveau paysage – le secteur est désormais maillé par des opérateurs privés dans le domaine de l’approvisionnement, par les organisations de producteurs pour la fourniture d’intrants et la commercialisation, etc. ; subvention des intrants et équipements sans certitude quant à la durabilité économique de ces interventions, etc.
Pour autant, cette réaction montre que les gouvernements peuvent remettre l’agriculture au centre de leur agenda. Toute la difficulté est de parvenir à inscrire ces efforts dans la durée. Comme les organisations internationales, les États ont traité la relance de la production selon les schémas de l’urgence humanitaire. Nombre d’entre eux ont négocié avec les acteurs des lois d’orientation et des politiques agricoles dont ils ont fait abstraction lorsqu’il s’est agi de mettre en place ces plans. Dans la plupart des pays les organisations de producteurs regrettent d’avoir été quasi exclues de leur conception et de leur mise en œuvre. Les conceptions qui sous tendent ces initiatives sont marquées du sceau de la révolution verte de première génération : engrais, semences sélectionnées, irrigation. Qu’en est-il de la durabilité environnementale de ces approches productivistes ? A la faveur de ces plans, c’est aussi une vision de l’agriculture entrepreneuriale qui pointe son nez. Qu’en est-il du débat sur la modernisation de l’agriculture familiale, de la réforme du foncier ? Autant de questions qui ne manqueront pas de rejaillir, dès que l’urgence aura quitté la scène.
L’offensive pour la production alimentaire et contre la faim de la Cedeao
FACE A la flambée des prix des produits alimentaires, la Cedeao a pris l’initiative d’une réunion extraordinaire des ministres de l’Économie et des Finances, de l’Agriculture et du Commerce. Les conclusions de cette réunion ont été débattues par les Chefs d’État et de Gouvernement lors du Sommet de juin 2008. Ce dernier a adopté l’offensive régionale pour la production alimentaire et la lutte contre la faim. L’offensive s’articule autour de trois orientations majeures :
- l’accroissement rapide et durable des productions alimentaires ;
- la structuration des filières et la régulation des marchés ;
- la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations vulnérables. L’offensive régionale constitue une forme d’accélération du processus de mise en œuvre de la politique agricole régionale, l’Ecowap. Pour la mettre en œuvre, la Cedeao appuie l’élaboration de plans d’action d’urgence dans chaque pays, en concertation avec les organisations des Nations unies coordonnées au sein de l’Equipe spéciale de haut niveau sur la crise mondiale de la sécurité alimentaire. Elle complète ces plans par un plan d’urgence régional.
Les réponses de la communauté internationale : annonces et effets d’annonces…
EN REPONSE à la hausse des prix alimentaires, de nombreuses initiatives ont été lancées par les institutions internationales. La Banque mondiale a lancé le Programme d’intervention en réponse à la crise alimentaire mondiale, doté de 1,7 milliards de dollars, pour appuyer la production agricole et renforcer les systèmes de protection des populations les plus vulnérables. L’Initiative contre la flambée des prix des aliments de l’Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) et la réallocation de 200 millions de dollars effectuée par le Fonds international de développement agricole (FIDA) prévoient la fourniture d’engrais et de semences, en particulier aux ménages ruraux acheteurs nets de produits alimentaires. La Commission européenne mobilise 1 milliard d’euros pour le soutien de l’agriculture des pays en développement. Depuis le début de l’année, le Programme alimentaire mondial (PAM) a bénéficié d’importants soutiens financiers. À la fin du mois d’avril une équipe spéciale sur la crise alimentaire rattachée au secrétariat général des Nations Unies a été mise en place. Les annonces ont été nombreuses mais aujourd’hui il est difficile de faire un bilan des montants effectivement décaissés. De nombreuses questions restent : selon quels modèles relancer la production vivrière ? Comment intégrer au mieux le soutien aux producteurs et la protection des populations les plus pauvres ? etc.
Cet article tire l’essentiel de l’information d’une étude sur les stratégies, politiques et mesures adoptées en Afrique de l’Ouest en réaction à la crise des prix, réalisée par les auteurs à la demande de la Fondation FARM dans le cadre de la Conférence « Prix agricoles : perspectives à moyen terme et implications pour les producteurs et les politiques publiques » (Paris, 16/12/08). Étude disponible sur le site http://www.fondation-farm.org.