C’est une erreur que de raisonner seulement sur les céréales pour garantir la sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest. Les racines et tubercules peuvent être aussi efficaces et appropriés dans cette zone pour lutter contre la faim. Première productrice mondiale de manioc et d’igname, la région a intérêt à puiser dans ses ressources pour réduire sa dépendance alimentaire.
L’insécurité alimentaire constitue un phénomène récurrent en Afrique de l’Ouest. Depuis les graves crises alimentaires des années 30, elle s’est installée comme un phénomène cyclique, touchant périodiquement les régions sahéliennes et quelques franges de la zone soudanienne et forestière. Ces dernières années, la situation s’est aggravée, par sa manifestation et son ampleur, ainsi que par les causes qui la sous tendent. En effet l’insécurité alimentaire n’est plus seulement la manifestation d’une insuffisance de la production nationale, mais elle est aussi tributaire des dysfonctionnements et des défaillances des marchés nationaux, régionaux et internationaux. Par ailleurs, le phénomène n’est plus seulement rural, il touche aussi les populations urbaines, avec une dimension nutritionnelle parfois sévère.
Ne pas confondre déficit céréalier et insécurité alimentaire. Une analyse fine du phénomène montre que la région ouest africaine se trouve plus dans une insécurité alimentaire céréalière, que vivrière. Tous les débats sur l’insécurité alimentaire sont concentrés sur le niveau d’approvisionnement régional en céréales, et spécifiquement en riz ces dernières années, céréale pour laquelle la région accuse encore un énorme déficit. L’Afrique de l’Ouest doit en effet importer 40% de ses besoins en riz. Le niveau global d’autosuffisance pour les autres céréales (mil, sorgho et maïs) et autres produits vivriers (hors blé et dérivés) est suffisant. Les importations du mil et du sorgho sont nulles, alors que celles du maïs demeurent faibles, de l’ordre de 250 000 tonnes par an.
Depuis plusieurs décennies, les politiques déployées par les pays ouest africains visent moins à renforcer la production vivrière générale, qu’à combler un déficit en riz et en blé, qui est devenu problématique du fait de l’extraversion des habitudes alimentaires.
En réalité, c’est surtout en ville que ce déficit se fait sentir, et l’on connaît le « biais urbain » des politiques de cette région. Dans leur essence, ces politiques sont loin de combler les attentes des acteurs de la région, et semblent plutôt installer la région dans une sorte de dépendance céréalière, dont il est difficile de prévoir l’issue à court et moyen terme.
La place des céréales dans les régimes alimentaires des populations de la région. Au cours des 30 dernières années, le volume de la production des produits à racines et tubercules a été multiplié par plus de cinq, contre trois pour les céréales. Le rythme d’accroissement de la production est estimé à 2,5% par an pour les céréales, contre 3,5% pour le manioc et l’igname, 14% pour les patates douces et la pomme de terre, et 3% pour les légumineuses. La production maraîchère connait aussi une expansion forte (estimée à 2% par an) avec le développement de l’agriculture périurbaine et une forte demande des populations urbaines.
Cette production vivrière doit couvrir les besoins d’une population qui, non seulement double tous les vingt cinq ans et s’urbanise de plus en plus, mais dont la demande est de plus en plus segmentée. Environ le tiers de la population (franges sahéliennes et populations urbaines) a un régime alimentaire centré sur la consommation des céréales sèches, le mil et le sorgho notamment. Près des deux tiers de la population régionale (franges soudaniennes et forestières), ont un régime alimentaire mixte, composé de céréales, de racines et tubercules, et de produits de cueillette.
Si les céréales occupent globalement une place importante dans la consommation du point de vue des apports caloriques, leur place reste plus modeste en termes de part dans le marché alimentaire, et ne dépasse pas 30%.
De même, si au point de vue des apports caloriques, les céréales peuvent être considérées comme la base de l’alimentation des populations de la région, il n’en demeure pas moins que les ménages ont surtout recours aux produits à racines et tubercules pour gérer les périodes de soudure. Dans les régions sahéliennes où les problèmes d’insécurité alimentaire sont plus importants, les ménages ruraux ont recours à la production de la patate douce pour atténuer les effets néfastes des déficits de production céréalière, en plus du riz provenant pour l’essentiel de la mise en place des filets sociaux (distribution gratuite, vente à prix modéré, travail contre nourriture, etc.).
Face à une demande exponentielle, le potentiel réel des racines et tubercules. Cette stratégie des ménages semble bien en phase avec les besoins d’une région qui n’arrive pas encore à gérer de façon efficace sa transition démographique. En effet, du fait de leur potentiel de productivité, les racines et surtout les tubercules constituent les meilleurs instruments de gestion des effets du boom démographique, à l’instar de celui que connaît actuellement l’Afrique de l’Ouest. Ils peuvent aider à inverser les habitudes alimentaires fondées sur le riz, notamment dans les centres urbains, qui constituent de nos jours une des sources premières de la dépendance alimentaire de la région. Le rôle joué par la pomme de terre en Europe au XIXe siècle en dit long. Dans beaucoup de pays en situation d’insécurité alimentaire, l’igname, le manioc et la pomme de terre pourraient aider à résoudre une partie du problème, sans toutefois être une panacée. En Afrique de l’Ouest, la pomme de terre est une culture en plein essor. La Cedeao est la première région mondiale productrice d’igname et de manioc. Pour ces cultures, il est aujourd’hui relativement facile d’obtenir par un processus de transformation peu complexe, des produits précuits faciles à cuisiner pour faire face aux besoins alimentaires d’une population en forte expansion et dont le pouvoir d’achat reste faible. L’expansion du attiéké ivoirien et de la farine de gari du Togo, Bénin et Nigeria est révélatrice des possibilités inexploitées de ces produits, pour combler une partie des besoins alimentaires croissants de la région.
Des politiques alimentaires focalisées sur les céréales. Les politiques agricoles et alimentaires développées au cours des 50 dernières années en Afrique de l’Ouest ont plutôt misé sur le développement des productions céréalières ou la fluidification de leur marché pour lutter contre l’insécurité alimentaire. Les plus fortes incitations à l’augmentation de la production vivrière ont été adressées aux cultures céréalières, notamment au riz et au maïs. Les instruments internes de régulation ont été développés essentiellement pour assurer la fluidité du marché de ces deux produits. La quasi-totalité des réserves de sécurité et d’intervention sont ainsi constituées essentiellement de céréales, dans une région où cette catégorie de produits ne représente qu’environ 30% de l’ensemble de l’offre de produits vivriers. Même si la politique agricole régionale (l’Ecowap) prévoit le développement du manioc, en plus du riz et du maïs comme cultures stratégiques, les États ont plutôt mis en place des initiatives riz et maïs en réponse à la crise alimentaire de 2008. La politique agricole du l’UEMOA n’a retenu aucune plante à racine et tubercule comme filière prioritaire.
Ces politiques font le jeu de la dépendance alimentaire. De ce fait, la sécurité alimentaire de la région reste largement tributaire du marché international des céréales, dans lequel la région n’est que « price taker » (c’est-àdire qu’elle subit les prix internationaux et n’est pas en mesure de les influencer), notamment pour le riz. Cette politique contribue à complexifier les problèmes d’insécurité alimentaire, qui n’est plus seulement fonction du niveau de production vivrière, mais surtout de la conjoncture régionale et internationale des marchés céréaliers. L’exemple de la crise alimentaire de 2008, qui en réalité peut être considérée comme une « crise du riz », est révélateur des conséquences à court et moyen terme d’une politique agricole et alimentaire uniquement centrée sur des produits pour lesquels la région doit recourir à des approvisionnements extérieurs. Quand est-ce que les États vont se convaincre que la politique alimentaire conduite ces dernières années est en déphasage avec celle requise par une nécessaire transition démographique de l’Afrique de l’Ouest ?
De toute évidence, la gestion correcte des problèmes d’insécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest passe par la promotion d’autres cultures (tubercules, racines, légumineuses, produits laitiers et viande) en plus des céréales. Le Niger, en mettant un accent spécifique sur la relance de la production du niébé depuis une dizaine d’années, semble avoir pris acte des limites d’une politique alimentaire fondée sur les seules céréales.