L’agriculture familiale est-elle une réponse au sous-emploi des jeunes ? Pas si sûr ! L’amenuisement des facteurs de production par actif est une des sources de la pauvreté. Il faut dès lors accroître la productivité du travail, limiter le nombre d’actifs agricoles et promouvoir l’emploi en amont et en aval de la production pour absorber l’excédent de main d’œuvre agricole.
Depuis longtemps, les défenseurs de l’agriculture familiale soutiennent, à juste titre, cette forme d’agriculture en raison de sa forte contribution à l’emploi, alors que la transition économique vers l’industrie et les services tarde à s’amorcer, dans un contexte de forte croissance démographique. Cette transition considérée comme inéluctable et salutaire par certains, est présentée par d’autres comme une forme de mimétisme occidental non souhaitable. Cette question complexe est sensible politiquement et socialement. Plusieurs raisons expliquent un tel débat.
Agriculture et pauvreté en milieu rural. La migration vers les villes n’est pas synonyme de sortie de la précarité. Les familles et les jeunes qui rejoignent les centres urbains ne trouvent pas d’emploi dans l’industrie et les services formels, mais massivement dans un secteur informel peu rémunérateur, dénué de protections sociales, et ce, alors que les solidarités familiales ou communautaires s’effritent avec l’urbanisation et la montée de l’individualisme, y compris dans le monde rural.
Parallèlement, les stratégies et politiques de réduction de la pauvreté se focalisent sur les conditions de vie des pauvres et très pauvres. En améliorant les conditions de vie en milieu rural, elles freinent les transferts de population des campagnes vers les villes, sans pour autant esquisser un modèle de développement socioéconomique pérenne pour les générations futures. La gestion de la pauvreté, massive, tend à figer le sous-bassement de cette même pauvreté : une base productive trop réduite pour permettre aux ménages d’enclencher un processus d’investissement et de capitalisation. C’est ainsi que la croissance démographique annule régulièrement les progrès obtenus sur le terrain de la lutte contre la pauvreté ou de la croissance économique. D’après les données FAOSTAT sur l’Afrique subsaharienne, chaque actif agricole moyen n’a comme marché pour ses produits agricoles et alimentaires, qu’un seul actif non agricole. On comprend dès lors aisément l’extrême faiblesse des revenus moyens agricoles, et l’importance que prennent les revenus non agropastoraux et les transferts des migrants dans l’économie des ménages ruraux.
Enfin, environ 75 % des exploitations familiales en Afrique auraient moins de deux hectares, toujours selon les données de la FAO, confirmées par les recensements généraux et les travaux récents des OP. Hormis quelques systèmes de production très spécifiques (maraichage périurbain, élevage intensif, productions spécialisées), et très connectés à des marchés dynamiques et rémunérateurs, ces exploitations rencontrent les plus grandes difficultés à dégager suffisamment de production. Les rendements de mil et du sorgho qui constituent les principales productions céréalières des exploitations familiales des zones sahéliennes se situent autour de 500 kg/ha, largement insuffisant pour nourrir convenablement un ménage composé souvent de plus de 8 personnes. Améliorer les rendements et augmenter les prix, les deux variables fréquemment évoquées ne change rien à cette situation.
Gestion « sociale » de l’agriculture vs. Transformation structurelle ? L’argumentaire généralement développé est que les ménages sont moins vulnérables en restant reliés à l’activité agricole, qu’ils ne le deviendraient s’ils devaient quitter l’agriculture. C’est très probablement vrai, en particulier parce que l’activité agropastorale leur permet de couvrir une part de leurs besoins alimentaires. Mais la question plus délicate, porte sur la transformation du secteur agricole : le maintien dans des conditions de survie de cette frange importante de la population agricole n’empêche-t-elle pas l’émergence d’une agriculture familiale viable, avec des structures de production et des dotations en facteurs suffisants pour dégager des revenus décents à ses actifs ? Certaines OP ont amorcé cette discussion. Autrement dit, est-ce qu’une gestion «sociale » du secteur agricole ne s’oppose pas à une transformation structurelle, via des formes de restructuration foncière en particulier ?
Certains Etats de la région contournent cette question, mais y apportent une forme de réponse discutable. Ils considèrent que l’agriculture familiale est en incapacité de se moderniser et de satisfaire la demande alimentaire croissante. Ils privilégient dès lors des formes diverses d’agriculture de type capitalistiques, à «vocation économique ». Sans que la performance et la durabilité de ces modèles d’exploitation soient avérées, cette option ignore le potentiel des exploitations familiales dont une part est engagée dans un processus d’accumulation (et de substitution progressive du travail par le capital) et une autre part se trouve « au milieu du gué», en capacité de rejoindre le groupe précédent, ou soumise à un risque de « déclassement » et de précarisation croissante.
Attractivité et transformations du métier d’agriculteur. Certes, le secteur agricole est devenu plus attractif à la faveur de la hausse des prix des produits ; on peut « gagner de l’argent » dans l’agriculture et l’élevage. Mais cette vision est surtout portée par les décideurs et les cadres urbains, les hommes d’affaires, des commerçants, qui y voient des opportunités d’investissements. En revanche, les organisations paysannes rencontrent des difficultés pour véhiculer une image positive et attractive pour les jeunes ruraux, désireux d’accéder à des formes de modernité et qui ont des besoins monétaires sans commune mesure avec les générations passées (nouvelles technologies, habillement, déplacement, logement, loisirs, etc.). Ils sont, comme partout dans le monde, attirés par les modes de vie urbains, par des activités de service, pour lesquels, les retours sur investissements sont plus rapides.
Enfin, il faut avoir à l’esprit l’ampleur des adaptations/transformations du métier de producteur agricole ou d’éleveur, tant sur le plan des techniques de production, que de la gestion économique des exploitations, de la maîtrise de la mise en marché, des réglementaires et normes et, d’une façon plus générale, des rapports avec les institutions (banques, administrations, collectivités, etc.). Conduire demain une exploitation familiale mobilisera des compétences multiples et pointues. Une transformation maîtrisée et durable de ces agricultures ne pourra être assumée sans que les actifs, en premier lieu les chefs d’exploitations, ne soient alphabétisés et ne disposent d’une formation professionnelle suffisante.
Miser sur des emplois en dehors de la sphère de production. Une évolution de l’agriculture familiale vers des systèmes d’exploitation de type capitalistique (capitaux et travail non familial) serait catastrophique pour l’emploi en général. L’agriculture familiale représente une opportunité globale en termes d’emploi, et peut contribuer beaucoup mieux que l’agriculture entrepreneuriale, à résoudre la difficile équation de l’emploi des jeunes. Mais si l’on parle d’emplois suffisamment rémunérateurs pour permettre aux actifs concernés et à leurs familles de vivre décemment, la question est plus délicate.
C’est dans la catégorie des exploitations nanties et moyennes que se situe le réservoir d’emplois. Mais ces agricultures doivent poursuivre dans la voie d’une amélioration de la productivité du travail, via l’intensification et des formes maîtrisées de mécanisation. Elles vont donc progressivement utiliser moins de travail et plus de capitaux et de consommations intermédiaires par unité produite.
Les exploitations familiales pauvres et très pauvres sont celles qui rémunèrent très mal leurs actifs. Elles sont certes un réservoir d’emplois, mais seule une faible part pourra, sur la base des activités agropastorales, fournir un revenu décent à leurs actifs. Celles qui s’en sortent empruntent des trajectoires qui les éloignent de la production agricole au profit d’une diversité d’activités rurales non agricoles. Elles se rangent dès lors dans l’économie rurale et appellent des politiques publiques qui dépassent le cadre sectoriel, et s’intéressent notamment au développement territorial.
le sur l’exploitation familiale permet de bâtir une stratégie de croissance agricole inclusive. Mais c’est surtout dans les services en amont de la production et dans les chaines de valeur en aval que se situe le principal réservoir d’emploi. De plus cet environnement de la production est une condition sine qua none pour que l’agriculture familiale se transforme, réponde à la croissance de la demande et améliore la valorisation de ses productions. Mais dès lors, ce n’est pas seulement le modèle agricole qui est en débat, mais aussi le modèle de développement des chaines de valeur : industries à faible intensité de travail, ou artisanat, PME/PMI modernes mais à forte intensité de travail ? Cette dernière option est porteuse d’espoirs pour l’emploi, mais exige d’investir considérablement dans la formation professionnelle.
Bio Goura Soulé (soule_goura@yahoo.fr) est chargé de programme au Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (Lares) au Bénin. Il s’investit dans l’analyse des politiques agricoles et des échanges régionaux en Afrique de l’Ouest et du Centre.
Roger Blein (roger.blein@bureau-issala.com) est consultant au sein du Bureau Issala. Ses domaines d’expertise couvrent le champ des politiques agricoles et commerciales, de la sécurité alimentaire et de l’intégration régionale des économies agricoles et des échanges.