L’aval des filières vivrières en Afrique de l’Ouest doit faire face à la hausse de la demande alimentaire, aux changements des modes de consommation et fournir des emplois décents. Quels modèles de développement de l’aval des filières permettent de répondre aux enjeux de développement agricole et rural ? Et quels défis ces modèles posent-ils pour l’agriculture familiale ?
Grain de sel (GDS) : Quel(s) modèle(s) de structuration de l’aval des filières faut-il développer ? Pourquoi ? Alain Sy Traoré (Cedeao) : Cet aval est très faiblement structuré du fait de la nature des entreprises qui composent le tissu industriel du secteur agricole. Ce sont en majorité des micros ou petites entreprises du secteur informel. Elles sont souvent structurées autour d’un projet national du secteur agricole, qui stimule l’organisation des acteurs, renforce leurs capacités, apporte des services d’information, des équipements, etc. Autrement, elles sont parfois organisées autour d’un leader du secteur qui coalise les acteurs pour constituer une force de lobbying auprès des autorités, comme dans le cas de la Fédérations des industries agro-alimentaire du Burkina (Fiab) avec Madame Zoundi. Mais le modèle qui convient le mieux est celui des coopératives. Elles peuvent cohabiter avec des petites et moyennes industries, ou des grandes entreprises, même si ces dernières donnent le sentiment de ne pas en avoir envie.
Bio Goura Soulé (Hub rural) : Aujourd’hui, soit on promeut des coopératives de petite taille, telles que le prévoit la loi d’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA), sur les formes d’organisation; soit, pour être en phase avec les préoccupations économiques des filières, on tend vers des groupements d’intérêts économiques (GIE) qui se positionnent à l’aval de la filière, sur des questions précises.
Ousseini Ouédraogo (Roppa) : Il y a plusieurs contextes en Afrique de l’Ouest, chaque bassin de production a une spécificité en fonction des acteurs présents. Après les indépendances, on a vu l’État mettre en place des coopératives agricoles, certaines se sont affranchies de l’encadrement public en mettant en place des organes autonomes de gestion, comme la Coopérative Agricole du Kénédpougou (COOPAKE), au Burkina. Mais il y a aussi des GIE, des interprofessions qui marchent tant bien que mal, ou des associations. On a donc un ensemble de structures de natures différentes en termes organisationnels et juridiques qui évoluent et donnent des résultats probants.
GDS : Face à la forte croissance démographique, l’aval est-il en mesure de répondre à la hausse de la demande en produits alimentaire ? OO (Roppa) : L’aval des filières doit relever le défi de nourrir convenablement en quantité et en qualité, une population qui va continuer à croître pour les 50 prochaines années. Aujourd’hui, les produits transformés sont produits par des GIE de femmes, des coopératives, des entreprises semi-industrielles locales et mises en place avec le soutien du secteur privé. L’aval est en train de relever le défi !
BGS (Hub rural) : Oui, et pour cela il faut mettre l’accent sur les dimensions économiques : comment assurer l’approvisionnement et l’accès des exploitations familiales aux facteurs de production ? Il faut accompagner la transition démographique pour que le secteur agricole local soit en phase avec un marché en pleine mutation et orienté vers la demande de produits spécifiques. Pour ce faire il y a un besoin urgent d’une meilleure organisation des exploitations familiales. Elles doivent améliorer leur productivité, sans être des entreprises agricoles ! AST (Cedeao) : Cela dépend aussi des politiques de nos États. Par exemple, toutes les entreprises laitières sont capables de répondre à la demande en yaourt. Pourtant, les quantités importées restent importantes.
GDS : L’aval est-il en mesure de fournir des emplois décents aux populations locales ? AST (Cedeao) : C’est le secteur le plus pourvoyeur d’emplois, mais il nécessite que les Chambres de Commerce et d’Industrie mettent en place des formations professionnelles en technologies alimentaires de niveau intermédiaire (CAP, BTS transformation agroalimentaire, etc.).
BGS (Hub rural) : L’enjeu est de voir le ratio de personnes qui peuvent rester dans l’agriculture et tirer parti du secteur. Il n’existe pas de données officielles, cela supposerait de répondre aux questions du positionnement de ceux qui ne trouveront pas leur place : vont-ils aller dans l’industrie ? Se radicaliser ? Les emplois rémunérateurs seront pour ceux qui parviendront à se professionnaliser et à s’adapter à la conjoncture économique en cas de choc. L’emploi, comme on le conçoit actuellement (éleveurs de porcs à vie par exemple), n’existera plus. On doit préparer psychologiquement les jeunes à ces bouleversements.
GDS : La grande distribution est-elle une solution face aux enjeux de la demande et d’emplois ? Seyni Hamadou (Uemoa) : On ne peut pas transposer le modèle européen de la grande distribution à nos réalités. Il faut développer des entreprises de taille moyenne pour que les producteurs soient liés aux transformateurs et qu’ils écoulent plus facile- ment leurs produits.
BGS (Hub rural) : En effet, il faut développer des chaînes de distribution de taille moyenne pour structurer l’offre dans les petites villes et donner une ouverture à la production locale. La grande distribution peut aider à structurer la demande, à rendre plus visible l’offre, à s’adapter à la demande de normalisation, de standardisation et de qualité. Mais elle n’est pas aussi transparente qu’elle le prétend avec les exploitations familiales.
OO (Roppa) : En tant que place de marché organisée qui concentre une offre importante, la grande distribution a du potentiel. Mais il ne faut pas répliquer le modèle européen qui tire les prix vers le bas, et est préjudiciable aux producteurs !
AST (Cedeao) : Donc il faut des conditionnalités : des modèles de contrats d’approvisionnement, de production, de pré-transformation, élaborés avec les acteurs locaux.
GDS : Les nouveaux moyens de distribution numériques sont-ils une réponse aux enjeux agro-alimentaires en AO ? OO (Roppa) : C’est une opportunité à saisir à des fins commerciales pour le secteur agricole, mais à condition d’accompagner leur pénétration auprès des populations. BGS (Hub rural) : Les plateformes numériques sont un élément formidable, mais c’est encore pour les élites. Leur utilisation suppose une connexion, ça peut donc convenir aux grands centres urbains. Cependant, on peut s’interroger sur leur impact réel pour les villes secondaires de l’arrière-pays. Ces plateformes sont en avance sur les capacités réelles des exploitations familiales. Ce sera une révolution si on a une régulation et une connexion universelle.
GDS : La labellisation permet-elle réellement de valoriser la production locale ? AST (Cedeao) : La labellisation peut booster l’économie à condition d’avoir en amont, un soutien tech- nique. Quand le producteur asperge son champ avec un insecticide, un certain temps doit être respecté avant la commercialisation. Mais combien de producteurs respectent ces délais dans un système qui n’est pas certifié ? Le paysan veut vendre rapidement.
BGS (Hub rural) : Et puis la certification crée automatiquement une sorte de niche. Les produits ne sont accessibles qu’aux personnes avec un fort pouvoir d’achat, dans les villes. Dans le contexte ouest-africain, les populations n’ont pas encore conscience de tous les enjeux sanitaires ou relatifs à leur santé.
SH (Uemoa) : Ça reste un moyen pour les exploitations familiales d’être mieux rémunérées, d’accroitre la valeur marchande de leur production. Il y a de réels enjeux de commercialisation derrière la labellisation, qui supposent un travail concerté des acteurs de la filière.
GDS : Quel devrait être le positionnement des OP sur l’aval? SH (Uemoa) : Les OP sont les premiers investisseurs dans l’agriculture, et ne doivent pas l’être qu’au seul maillon production !
OO (Roppa) : Oui, et pour cela l’OP doit orienter sa stratégie afin d’améliorer l’offre via la transformation, la commercialisation, etc. Il faut accroitre nos compétences pour mieux gérer les contrats avec les autres acteurs. Les OP doivent assumer davantage leurs responsabilités jusqu’au niveau des consommateurs.
AST (Cedeao) : L’OP doit fournir des services d’informations complets à ses membres sur l’état des marchés, les besoins des consommateurs et la qualité des produits. Elle doit les accompagner en fédérant les demandes de crédits aux banques, ou pratiquer le microcrédit pour pallier les difficultés d’accès aux systèmes bancaires traditionnels. L’OP doit servir d’interface pour former, éduquer et encadrer ses membres aux questions techniques (respect des normes, rédaction de contrats, etc.). Enfin, elle doit trouver des débouchés pour la commercialisation.
BGS (Hub rural) : Certaines se positionnent sur la commercialisation, mais c’est un métier très risqué, avec de nombreux chocs financiers. Les OP ont rare- ment les fonds de roulement suffisants, et la qualité de gestion laisse à désirer. Elles ne parviennent pas à séparer le fonctionnement de l’organisation, des exigences de gestion d’une entreprise commerciale. En fait, les OP doivent se muer en coopératives pour intégrer le système économique.
GDS : Quel est ou devrait être le rôle des pouvoirs publics dans l’encadrement de l’aval ? BGS (Hub rural) : Les pouvoirs publics doivent créer les conditions nécessaires à un environnement sécurisé, et rendre prévisible le fonctionnement du marché en mettant en place des règlements pour tous, contrôlés par des tribunaux de commerce. Ils doivent être les gendarmes de l’environnement économique pour sécuriser les relations des acteurs.
OO (Roppa) : En effet, les pouvoirs publics doivent protéger les productions locales, les filières et favoriser le développement de dynamiques au niveau des terroirs. Les politiques agricoles sont orientées sur les marchés d’exportation. C’est du rôle des politiques que d’encourager l’accès aux marchés domestiques.
AST (Cedeao) : Certes, la responsabilité des pouvoirs publics est de créer l’environnement nécessaire à l’exercice des métiers en aval, mais les conditions ne sont pas encore réunies. Si on veut que cet aval se développe, il faut des mesures nationales et régionales incitatives, pour que nos jeunes investissent ce secteur et en exploitent le potentiel ! SH (Uemoa) : Et puis un nouvel acteur émerge, le secteur privé. Il amène les ressources que les structures publiques n’ont plus les moyens de mettre à disposition. Après, sans encadrement, le secteur privé, avide de recevoir les intérêts financiers de ses investissements, peut conduire à la marginalisation de producteurs mal protégés, il faut donc mettre l’accent sur la contractualisation.
GDS : Les marchés institutionnels sont-ils un levier de développement de la production locale ? SH (Uemoa) : Ils peuvent favoriser la production à condition d’être encadrés. Sinon, le bon fonctionne- ment du marché sera entravé, les producteurs auraient tendance à livrer davantage les marchés institutionnels, à déstocker en grande quantité. Il y aurait alors une flambée des prix incontrôlable.
AST (Cedeao) : En effet, ces marchés doivent être encadrés et structurés par des contrats d’approvisionnement directs avec le producteur. Autrement, ce ne sont pas les OP qui seront les plus compétitives, mais les intermédiaires qui ont importé, acheté et stocké et qui sont en mesure de satisfaire les acheteurs, dans les meilleurs délais et conditions financières.
OO (Roppa) : Ils donnent une ouverture aux OP pour écouler des volumes importants à des prix intéressants. Mais dans les faits, ces marchés ne sont pas durables. Il faudrait les intégrer dans les approches budgétaires des administrations, sur le long terme.
GDS : Comment les règles commerciales sur les produits agricoles participent-elles de la structuration de l’aval ?
AST (Cedeao) : Le Protocole sur la libre circulation des biens et des personnes, consacre son chapitre IV aux biens de première nécessité agricole (les produits «du cru»). Il n’y a pas de droit de douane ou de mesures techniques à promouvoir car l’espace Cedeao est un espace de libre échange, unique. En plus de cela, nous avons la Réglementation sur les règles d’origine. Elle prévoit que tout produit transformé dans notre espace territorial, et qui contient 80 % de matières premières issues du même territoire, est exempt de taxes douanières à l’entrée. Les mesures réglementaires régionales sont donc là. Elles incitent les exploitants à se structurer, à s’installer durablement sur ce marché et peuvent servir l’aval, tout en étant compétitifs par rapport aux produits importés. Malheureusement, ce sont en majorité des entreprises étrangères bien structurées qui les exploitent.
SH (Uemoa) : Tous nos États ayant ratifié les accords de l’OMC, leur marge de manœuvre est limitée par rapport à la menace des produits importés d’Europe. Les États vivent dans le spectre de l’insécurité civile ce qui les oblige à être regardants sur les couloirs de passage des produits agricoles. Le système est pris en étau, un travail de sensibilisation mériterait d’être effectué en ce sens.
OO (Roppa) : L’Afrique de l’Ouest est la région la plus ouverte au monde en termes de commerce, mais l’OMC n’impose pas que les États favorisent les marchés d’exportation. Nos États ont des engagements, mais il y a des marges de manœuvre : il faut des politiques volontaristes.
Bio Goura Soulé est chargé de programme au sein du Hub Rural à Dakar.
Dr Seyni Hamadou est Directeur de l’Agriculture au Département de l’Agriculture, des Ressources en Eau et de l’Environnement de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa).
Ousseini Ouédraogo est Secrétaire exécutif du Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (Roppa).
Alain Sy Traoré est Directeur de l’Agriculture et du Développement Rural au sein de la Commission de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).