Le Ghana est connu pour son activité de pêche, mais le déclin de la pêche en mer menace grandement la sécurité alimentaire et la subsistance du pays. La pêche illégale, pratiquée surtout par les exploitants chinois, ne fait qu’empirer la situation. Steve Trent et l’EJF appellent le gouvernement ghanéen à faire appliquer la loi.
Grain de Sel (GDS) : Pouvez-vous nous présenter la filière pêche au Ghana et le rôle qu’elle joue dans la sécurité alimentaire ?
Steve Trent (ST) : La pêche en mer est en forte baisse au Ghana. À cause de plusieurs décennies de surpêche, pratiquée à la fois par les pêcheurs artisanaux en pirogues et les flottes industrielles, les réserves de certaines espèces centrales, comme la sardinelle, sont sur le point de disparaître. D’autres espèces majeures, telles que les dorades, les serranidés, les lutjanidés et les poulpes, sont également considérées comme étant fortement touchées par la surpêche. L’état des stocks des petits pélagiques (sardinelles, anchois et maquereaux) est particulièrement alarmant, puisqu’ils jouent un rôle clé dans la sécurité alimentaire et la subsistance de la population. Le Ghana possède l’une des plus grandes flottes de pêche artisanale de l’Afrique de l’Ouest. Le secteur artisanal emploie près de 80 % des pêcheurs du pays et compte plus de 11 500 pirogues et 107 500 pêcheurs qui sillonnent le long des côtes. Les communautés de pêcheurs ghanéens dépendent principalement de la pêche aux petits pélagiques, à savoir, entre autres, la sardinelle ronde (Sardinella aurita), la sardinelle plate (Sardinella maderensis), l’anchois commun (Engraulis encrasicolus) et le maquereau espagnol (Scomber colias).
Au Ghana, la pêche constitue l’une des principales sources de revenus pour 186 villages côtiers, permet de faire vivre près de 10 % de la population et de garantir la sécurité alimentaire du pays. Ces dernières années, les stocks de sardinelles sont en chute libre : les arrivages, qui pouvaient atteindre les 140 000 tonnes au début des années 90, avoisinaient les 20 000 tonnes chaque année de 2011 à 2016.
GDS : Pouvez-vous nous parler du “Saiko”, cette pratique de pêche illégale ?
ST : Le “Saiko” est une forme de pêche illégale extrêmement destructrice qui consiste pour des chalutiers industriels à cibler les poissons chers aux pêcheurs ghanéens artisanaux et à les revendre aux communautés locales à des fins lucratives. Les chalutiers transfèrent leurs prises sous forme de blocs surgelés en pleine mer sur des pirogues “saiko” spécialement conçues.
En 2017, près de 100 000 tonnes de poissons ont été débarquées par pirogues saiko, ce qui signifie que cette année-là, seulement 40 % du poisson pêché par chalutier est arrivé légalement et a été déclaré auprès du gouvernement. Si l’on tient compte des prises illégales et non-déclarées, les quantités estimées de poisson débarqué par les quelque 75 chalutiers opérant au Ghana avoisinent celles de l’ensemble du secteur de la pêche artisanale. Les chalutiers sont exploités presque exclusivement par les Chinois, qui opèrent par le biais de sociétés de façade ghanéennes pour contourner les lois interdisant aux étrangers de posséder ou de contrôler tout chalutier industriel navigant sous pavillon ghanéen. L’EJF a révélé que plus de 90 % des chalutiers étrangers agréés au Ghana sont liés à la propriété chinoise.
Ces navires industriels permettent de capturer d’énormes quantités de petits pélagiques, tels que la sardinelle, qui est la cible principale des pêcheurs artisanaux et qui tient une place essentielle dans l’alimentation ghanéenne. Les scientifiques estiment que si aucune mesure ambitieuse n’est prise, ces réserves pourraient disparaître dès l’année prochaine. Dans une étude récente, la FAO préconisait la fermeture complète de la pêcherie de sardinelles commune à la Côte d’Ivoire, au Ghana, au Togo et au Bénin afin de permettre aux stocks de se reconstituer. De plus, la plupart des poissons pêchés par Saiko sont jeunes ; selon un rapport de l’EJF, plus de 60 % des prises étudiées entre octobre 2018 et avril 2019 étaient juvéniles. Pêcher les poissons à un âge aussi précoce peut avoir de graves répercussions sur la capacité de reconstitution des stocks halieutiques du Ghana.
Selon les estimations du rapport, en 2017, la pêche Saiko représentait un chiffre d’affaires situé entre 40,6 et 50,7 millions de dollars américains pour la vente en mer et entre 52,7 et 81,1 millions de dollars américains pour la vente à quai.
GDS : Quelles sont les conséquences économiques, sociales et environnementales de la pêche illégale au Ghana ?
ST : La pêche illégale, et notamment le Saiko, met en péril le secteur ghanéen de la pêche, et donc la sécurité alimentaire et la subsistance du pays.La fin imminente de la pêche des petits pélagiques au Ghana aura des conséquences désastreuses car les villages côtiers disposent de peu d’autres moyens d’assurer leur subsistance et de fournir du travail à leurs habitants. Le revenu annuel moyen des pêcheurs artisanaux a chuté de 40 % au cours de ces 10-15 dernières années. Si les ressources venaient à disparaître, il faudra s’attendre à ce que la migration de masse et les bouleversements sociaux deviennent une réalité.
Les pirogues saiko spécialement conçues pour récupérer la marchandise auprès des chalutiers et la ramener au port peuvent transporter jusqu’à 450 fois plus de poissons que les pirogues traditionnelles. En 2017, on a recensé près de 83 pirogues saiko en service pour près de 100 000 tonnes de poisson débarqué. Là où la pêche artisanale par pirogue emploie environ 60 pêcheurs pour 100 tonnes de poisson, le Saiko requiert seulement 1,5 pêcheur pour 100 tonnes de poisson, soit 40 fois moins.
GDS : Quel genre de mesures, comme des sanctions à l’encontre des malfaiteurs, le gouvernement du Ghana prévoit-il de prendre pour lutter contre ce fléau ? Comment peut-on garantir une pêche durable dans le pays ?
ST : La législation ghanéenne condamne le transbordement en mer du poisson des chalutiers vers les pirogues à une amende allant de 100 000 à 2 millions de dollars américains. L’amende minimum s’élève à 1 million de dollars américains s’il s’agit de poissons juvéniles ou si du matériel interdit a été utilisé. Dernièrement, un chalutier a été appréhendé avec à son bord plus de 13,9 tonnes de petits pélagiques, dont la plupart étaient juvéniles, ainsi que des filets illégaux, et a écopé de l’amende minimum de 1 million de dollars américains. C’est la première fois qu’un chalutier industriel a été contraint à verser le montant minimum : malgré l’entrée en vigueur de la loi, d’autres malfaiteurs se sont vus infliger des amendes bien moins lourdes.
Depuis cette condamnation, les pirogues saiko continuent de débarquer leur marchandise au port d’Elmina, dans la Région Centrale du Ghana, qui réceptionne la majorité des arrivages saiko. Les exploitants poursuivent leur activité en toute impunité, même si le Saiko est puni par les lois ghanéennes relatives à la pêche et a des conséquences dévastatrices sur les communautés côtières. Tous les jours depuis le début du mois d’octobre 2019, entre 5 et 10 pirogues saiko débarquent du poisson à Elmina, acheminant jusqu’à 44 tonnes de marchandise à chaque voyage.
Il faut à présent que le gouvernement ghanéen fasse appliquer la loi, et ce de façon immédiate, efficace et transparente. Les affaires doivent être portées au tribunal et être jugées en toute transparence, l’amende minimum prévue par la loi doit être appliquée et les décisions de justice doivent être mises en ligne sur le site internet du ministère. Il est essentiel d’infliger des sanctions lourdes afin de dissuader les malfaiteurs et de montrer que le gouvernement entend mettre définitivement un terme au Saiko.
EN SAVOIR PLUS : Environmental Justice Foundation, China’s hidden fleet in West Africa, A spotlight on illegal practices within Ghana’s industrial trawl sector 2018.
Steve Trent est le président de Environmental Justice Foundation (EJF), une organisation britannique oeuvrant pour la justice environnementale et les droits de l’Homme qui y sont associés.