Entretien de la rédaction avec N’Diogou Fall, président du Réseau des organisations paysannes et es producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (Roppa)
Grain de Sel : Quelle est la vision du Roppa vis à vis du sujet agriculture et aléas climatique ou changement climatique ?
N’Diogou Fall : La question de changement climatique ou d’aléas climatiques est devenue une préoccupation universelle. Partout à travers le monde on ressent des phénomènes qui nous confirment que quelque chose est en train de changer sur notre planète, que certainement l’Homme a contribué à ce changement, et que par conséquent il doit participer aussi à résoudre ce problème. Pour nous agriculteurs, il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. Depuis le début de la sécheresse en Afrique de l’ouest, dans les années 1970, nous avons commencé à vivre ces transformations climatiques même si on ne l’appelait pas « changement climatique ». Depuis lors, les agriculteurs de nos régions ne sont pas resté les bras croisés, mais ils ont commencé à s’adapter à ces évolutions. Nous avons travaillé avec le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest pour inventorier les pratiques d’adaptation qui ont été développées depuis très longtemps par les agriculteurs et on peut les résumer autour des aspects suivants. D’abord, de tout temps, l’agriculteur a cherché à contrôler l’eau parce que c’est essentiel ; il a mis en place des systèmes d’irrigation qui l’économisent, également des systèmes de paillage qui permettent de maintenir l’humidité sur les cultures. Ces pratiques se sont renforcées avec l’apparition de la sécheresse dans le Sahel. Par ailleurs, les agriculteurs qui font de l’élevage ont trouvé des systèmes d’exploitation rationnelle les ressources ligneuses à destination du bétail et qui ont répondu à des soucis de bonne gestion du peu de fourrage dont dispose l’élevage en Afrique au Sahel. La deuxième préoccupation est de contrôler les vents. En effet, la sécheresse est apparue avec son lot de mortalité au niveau du couvert végétal et des arbres qui ont disparus et qui ont rendu le sol très vulnérable. Très rapidement, les agriculteurs ont compris qu’il fallait mettre des haies vivantes et des clôtures pour amortir l’effet du vent qui entraîne une certaine dégradation et érosion des sols. Enfin, les agriculteurs ont agi sur l’effet du soleil sur l’agriculture (par des paillages, etc.). En somme, les agriculteurs ont toujours cherché à s’adapter à travers des mécanismes de ce genre par rapport à l’évolution climatique.
GDS : Ces descriptions concernent les pays sahéliens. Y a-t-il aussi ce phénomène là dans les pays côtiers ?
NDF : Des les pays côtiers, des mesures ont également été adoptées car en général le phénomène y est inverse : lorsqu’il y a raréfaction de l’eau au Sahel, on observe des surplus de pluviométrie dans certaines régions côtières qui se manifestent par des inondations. Ainsi, de nombreux systèmes permettant d’amoindrir l’érosion entraînée par l’eau se sont développés dans beaucoup de régions côtières en Afrique. On a connu les petits barrages et les cordons pierreux qui ont été développés largement dans ces pays comme dans les pays du Sahel et qui ont permis de récupérer des terres et de réduire l’érosion entraînée par l’eau. Dans ces pays également, les agriculteurs ont agi sur le phénomène de disparition de la biodiversité. En effet, ces transformations climatiques ont entraîné la disparition de certaines espèces de mammifères et de plantes. C’est ainsi que les population ont développé des élevages de certains rats, avant considérés comme des animaux sauvages, pour garder l’espèce et la mettre dans des conditions plus favorable à sa survie et à son développement. L’élevage par exemple de ce qu’on appelle l’agouti s’est développé dans les pays côtiers, parallèlement à la transformation climatique. Donc dans chaque partie de l’Afrique de l’Ouest, côtière ou sahélienne, on observe des adaptations que les agriculteurs ont développé. Aujourd’hui, nous pensons qu’il est important de réfléchir à comment améliorer ces systèmes d’adaptations. En effet, ce sont des initiatives prises de façons spontanées par des agriculteurs, et il est possible de les améliorer à travers une recherche plus poussée et l’utilisation d’un matériel plus adapté.
GDS : le Roppa a-t-il un rôle à jouer par rapport à cette question ?
NDF : Oui bien entendu le Roppa a un rôle à jouer et commence d’ailleurs à le jouer. J’ai mentionné le travail d’identification de ces pratiques que nous avons réalisé avec le club du Sahel et l’OCDE. Nous envisageons aussi de mener une réflexion sur la question sous l’angle « souveraineté alimentaire et transformation climatique ». Nous évitons de dire « changement climatique », parce que les scientifiques ne nous ont pas encore définitivement fixé sur le phénomène. Certes il y a des positions très contradictoires sur la question, mais de toute évidence, il apparaît qu’il y a des évolutions climatiques qui nécessitent de mettre en place des actions pour y faire face ; ainsi, nous allons conduire une réflexion là dessus à travers un forum qui traite la question suivante « comment la transformation climatique va-t-elle affecter notre souveraineté alimentaire ? ». Alors que d’autres s’intéressent aux impacts de la transformation climatique sur les maladies ou sur les migrations des populations, au niveau du Roppa, le premier risque que nous sentons, et le premier défi à relever est d’assurer notre souveraineté et notre sécurité alimentaire malgré cette transformation. C’est comme ça que nous allons aborder la question à travers un forum que nous organisons en 2010 avec le Club du Sahel, le Cilss, l’UEMOA, la Cedeao et le Gouvernement du Mali. Nous avons déjà organisé une première réunion du comité de pilotage de cette initiative, nous avons élaboré les termes de référence, nous avons aussi préparé un budget. Aujourd’hui nous en sommes à la phase de recherche de moyens financiers.
GDS : Quels sont les objectifs spécifiques de ce séminaire ?
NDF : Le premier objectif est de mieux comprendre le phénomène de transformation climatique. Quels sont les points de vue annoncés ou bien formulés par les scientifiques ? Nous sommes très intéressés de savoir ce que les scientifiques effectuent comme recherches, quelles conclusions ils en tirent, notamment sur les risques encourus vis à vis de notre situation alimentaire et de notre souveraineté alimentaire : c’est notre priorité. Nous allons chercher à savoir qu’est-ce que nous pouvons faire pour que la transformation climatique n’aggrave pas la situation de dépendance alimentaire des populations ouest africaines. L’objectif est donc dans un premier temps d’identifier les risques qui s’annoncent, comment y faire face sur les plans politique, ethnique et technologique et quels sont les instruments les meilleurs pour anticiper un risque de ce genre. Le deuxième objectif est, au regard de ces constats, de construire une position de plaidoyer que nous allons défendre auprès de toutes ces instances. En effet, au Sommet de Copenhague, nous avons senti dans certains cercles de discussions que certaines personnes avaient tendance à changer la préoccupation climatique mondiale en une opportunité de nous vendre des nouvelles technologies. Il faut éviter ce genre de considération. Nous pensons aussi qu’il faut éviter de renforcer les institutions de recherche sans se préoccuper de notre priorité principale qui est notre alimentation. Ce forum sera donc l’occasion d’approfondir ces questions pour les mettre ensuite sur la table des négociations en guise de propositions pour un plaidoyer auprès des gouvernements d’abord, et vers les institutions d’intégration régionale ensuite. C’est d’ailleurs ce qui a justifié notre souhait que cette initiative ne soit pas uniquement portée par les agriculteurs mais aussi par les gouvernements à travers le gouvernement du Mali, les institutions d’intégration à travers l’UEMOA et la Cedeao, et des institutions de recherche également à travers le Cilss.
GDS : Que pensez-vous de la prise en compte du climat dans les politiques nationales aujourd’hui ? Par exemple concernant l’élaboration des Programmes d’action national d’adaptation aux changements climatiques (Pana), les plates-formes du Roppa ont-elles été consultées ?
NDF : En Afrique de l’Ouest, depuis que la sécheresse est apparue, on constate que de nombreuses initiatives politiques ont été prises pour faire face au phénomène. Dans les différents pays, des programmes de lutte contre la désertification de grande ampleur ont été développés ; certaines expériences servent aujourd’hui de référence comme par exemple la récupération de grandes surfaces désertiques au Niger. Il y a aussi beaucoup de technologies qui ont été développées. Par contre, ces initiatives et ces programmes ont rarement été insérées dans des politiques cohérentes. Ces dernières années, des politiques environnementales ont été initiées un peu partout, mais elles restent cantonnées à des actions telles que « planter des arbres ». La mise en place de stratégies politiques visant à créer des incitations soit positives soit négatives a été très peu développée. Par exemple, alors qu’en Allemagne (et de façon plus large en Europe), où il n’y a pas de soleil, on développe des systèmes solaires à travers des politiques incitatives, chez nous qui avons beaucoup de soleil, mais aujourd’hui, un système solaire est beaucoup plus taxé que le carburant ! Alors que nous devrions promouvoir l’utilisation de cette ressource dont nous disposons en abondance au niveau du Sahel ! Tous les efforts consentis pour améliorer la technologie solaire dans le pays ont été arrêtés. Nous avons participé à la réflexion sur cette question, au niveau régional, et lorsque nous posons le problème de l’énergie solaire, tout le monde dit que c’est dépassé, pas possible. Mais de plus en plus quelque chose est en train de changer dans certains milieux pour reprendre les recherches sur le solaire. À terme, on pourra certainement mettre en place des politiques qui encouragent l’utilisation de cette source d’énergie plutôt que les énergies fossiles dont l’utilisation est en grande partie responsable de cette situation.
GDS : Au niveau régional, cette question est-elle centrale dans les débats et quelle est la position du Roppa vis à vis Cedeao et de l’UEMOA ?
NDF : Dans le cadre de la préparation de la rencontre de Copenhague, la Cedeao a organisé une rencontre à Abidjan pour formuler une position commune sur la question du changement climatique, et le Roppa y a été associé. La position du Roppa a été de dire que notre objectif est d’identifier les actions a mener afin de réduire le risque d’augmenter le déficit alimentaire de la région. Très prochainement, la Cedeao va organiser une réunion à Accra au Ghana pour aller beaucoup plus en profondeur dans les analyses. Même si une institution telle que le centre régional Agrhymet a déjà réalisé certains travaux dans le cadre du changement climatique, cela ne signifie pas pour autant que ces institutions disposent d’une véritable stratégie et de politiques pour agir efficacement, de façon fiable, sur ce phénomène.
GDS : Est-ce un manque de volonté politique ou bien ne savent-ils pas quelle position adopter ?
NDF : Je pense que la préoccupation du changement climatique, elle est là et on en parle à tous les niveaux. Mais de mon point de vue, très souvent, on récupère le discours des autres pour nous le plaquer alors que cela ne correspond pas toujours à la façon dont nous devons agir face à ces phénomènes. Quand on participe à ces réunions, on entend de façon récurrente les termes « atténuation », « mitigation », mais on ne met pas suffisamment en relief les questions les plus préoccupantes pour nous et comment faire pour y faire face. C’est très frappant et très limitant aussi. On constate toutefois que des efforts ont été consentis cette année car l’Union Africaine a parlé d’une seule voix lors des réunions du Sommet de Copenhague. Il est vrai que pendant un moment, les réunions ont été boycottées par des africains qui en sont partis. Mais il avait été annoncé que l’Afrique n’accepterait en aucun cas de perdre dans ces négociations et il fallait que les préoccupations de l’Afrique soient bien prises en compte. Au niveau du Roppa, nous ne souhaitons pas nous voir imposer des choses sans en tirer des bénéfices en retour. Nous sommes bien conscients qu’il y a des problèmes climatiques, mais il n’est pas question qu’au niveau international on nous impose des situations contraignantes sans que les personnes responsables de cette situation ne fassent des efforts. Si cela devait se passer comme ça, nous pensons que l’Afrique devrait se retirer et prendre ses décisions de façon libre, et initier ses actions sans contraintes. Nous préférons sortir de ces négociations et envisager des mesures dans la possibilité de nos moyens, en rapport avec notre situation et nos priorités, et essayer de les mettre en œuvre de façon certainement lente, mais indépendante et libre.