Grain de sel : Ces dernières années, plusieurs programmes de motorisation de l’agriculture africaine, à travers l’acquisition de tracteurs indiens et chinois, ont vu le jour. Quelle est la position du Réseau des organisations paysannes et des producteurs agricoles de l’Afrique de l’Ouest (Roppa) par rapport à ces programmes ?
N’Diogou Fall : Le Roppa est incontestablement d’accord avec le principe de moderniser les agricultures familiales à travers la mécanisation. Jusqu’à présent, très peu d’efforts ont été consentis et, dans la plupart de nos régions, les paysans cultivent encore à la daba ou à la houe, ce qui constitue un facteur limitant. Le travail de la terre reste extrêmement dur, et cela ne permet pas d’augmenter la productivité.
GDS : Dans le passé, de nombreuses tentatives de motorisation des agricultures africaines se sont soldées par des échecs. D’après vous, pourquoi cela n’a pas marché ?
NDF : Le problème, c’est que ces tentatives n’ont pas reposé sur une cohérence politique et une rationalité économique. Il n’y a pas eu d’analyse pointue des besoins, des conditions spécifiques de chaque région et des types de mécanisation adaptés. Si l’on regarde de plus près les expériences qui n’ont pas bien fonctionné, on se rend compte que ces initiatives ont toutes été conduites selon les mêmes approches, et concernent en général de grands périmètres rizicoles ou des cultures d’exportation. Le manque de mesures d’accompagnement de la motorisation a souvent posé problème. Et aujourd’hui nous sommes en train de répéter les mêmes erreurs, alors qu’il faudrait vraiment tirer des leçons du passé pour que nos actions s’inscrivent dans une perspective de durabilité. Il y a aussi des pays qui nous envoient des tracteurs et matériels non adaptés à la situation de nos régions.
Mais il faut aussi souligner les réussites, qui doivent faire écoles. La traction animale par exemple donne d’excellents résultats dans la plupart des pays. Elle est adaptée au contexte africain, avec du matériel facile à renouveler et à réparer car il existe tout un réseau pour l’entretien local, des artisans capables de remettre en état les machines. Alors que ce n’est pas le cas avec les tracteurs : une fois tombés en panne, tout est perdu, faute de pièces de rechange. Il faudrait donc prendre le temps de réfléchir aux avantages et inconvénients des différents types de mécanisation, aux systèmes les plus adaptés à nos sols, à nos environnements. Nous pourrions inscrire ces réflexions dans de vraies stratégies de développement, dans des politiques nationales et régionales, pour que cela soit durable.
GDS : Et aujourd’hui, quels sont les facteurs de blocages au développement de la mécanisation et de la motorisation ?
NDF : Au Sénégal, des milliers de tracteurs ont été distribués, mais leur coût s’élève à 4 ou 5 millions de FCFA. Très peu d’exploitations familiales ont la capacité de mobiliser ces ressources, donc très peu ont finalement bénéficié de ces machines. Ceci est le premier blocage que rencontrent les agriculteurs africains.
Les autres aspects sont liés à l’adaptation du matériel aux conditions et besoins locaux, à l’accès au crédit, et à la question organisationnelle. Les mesures d’accompagnement sont également insuffisantes : les agriculteurs se sont pas du tout disposés à s’endetter pour un matériel, sans savoir s’ils pourront le rentabiliser !
GDS : Pensez-vous qu’il soit possible de concilier la mécanisation-motorisation et le maintien de petites exploitations familiales ?
NDF : Effectivement le nœud du problème est là. Nous pensons que la mécanisation doit se faire conformément au soutien à la petite agriculture familiale : nous voulons moderniser, mais tout en maintenant le maximum d’agriculteurs, pour des raisons sociales et économiques principalement. Nous nous opposons à une reconfiguration des systèmes de production, où les grandes exploitations domineraient.
Il faut surtout mettre l’accent sur une mécanisation adaptée à l’exploitation familiale, avec des matériels conformes à nos systèmes de production, c’est-à-dire des équipements légers, dont les coûts sont supportables au niveau des exploitations familiales : de petites machines motorisées pour semer et sarcler par exemple, mais aussi du matériel pour le transport, la transformation, tout cela à l’échelle familiale.
À un deuxième niveau, il faut développer l’aspect organisationnel pour l’accès aux autres types de matériels. Les gens peuvent se mettre en coopératives pour gérer le matériel de façon partagée. Par exemple, pour le battage du mil, chaque famille n’a pas besoin d’une batteuse, mais une batteuse peut être gérée par une organisation professionnelle et servir à plusieurs familles dans un rayon de 4 ou 5 villages. Malheureusement ce type d’initiative est insuffisamment développé aujourd’hui.
GDS : Quelles sont les actions du Roppa et de ses plates- formes pour développer une mécanisation plus durable et plus adaptée aux situations locales ?
NDF : Dans la plupart des pays, les plates-formes ont interpellé les autorités pour la mise en place d’approches plus raisonnées, plus avantageuses pour les exploitations familiales, et pour que les actions soient durables, adaptées au contexte et servent aux personnes qui en ont vraiment besoin. Dans le cadre de la politique agricole de la Cedeao, à laquelle nous prenons une part active, nous essayons aussi de proposer d’autres schémas qui partent par exemple de questions touchant à l’accès au crédit et à la détaxation du matériel agricole par les États.