La forte hausse de la demande en produits laitiers en Afrique de l’Ouest a conduit à des importations croissantes de lait en poudre. Les initiatives visant à accroître la collecte de lait local se développent mais restent limitées. Plusieurs options peuvent toutefois être poursuivies pour soutenir les filières locales.
Dans un contexte de forte hausse de la demande ouest-africaine en produits laitiers, quels sont les enjeux pour la région ? Quelle sera la place de la production locale dans ces marchés laitiers en mutation ?
Une demande en constante hausse. La forte croissance démographique est un facteur majeur des évolutions constatées en Afrique de l’Ouest. En 2030, la population devrait atteindre 450 millions d’individus dont plus de la moitié vivra en zone urbaine dès 2020.
En dépit de quelques changements dans les habitudes alimentaires, notamment en ville, la consommation par personne de produits laitiers est relativement stable depuis des décennies ; de 15 à 25 kg/an/capita en « équivalents lait » dans les pays côtiers et de 30 à 60 kg dans les pays sahéliens.
Cette stabilité combinée à la croissance démographique induit une importante augmentation de la demande en produits laitiers (cf. graphique). L’enjeu majeur est de couvrir cette demande avec des produits laitiers bon marché, accessibles aux consommateurs à faible pouvoir d’achat.
Lait local ou importation de poudre de lait ? Pour couvrir cette demande en hausse, la production locale de lait a fortement progressé au cours des dernières décennies, en s’appuyant d’abord sur l’augmentation du nombre d’animaux traits, en particulier des bovins. En effet, la hausse du nombre de bovins est à mettre en corollaire avec l’augmentation de la population rurale, notamment dans les zones agro-pastorales.
Cette production de lait se fonde sur des systèmes extensifs pastoraux. Elle est donc atomisée, saisonnée, éloignée des centres de consommation et généralement dépourvue d’infrastructures de collecte.
En outre, la hausse du nombre d’animaux se heurte à un sérieux problème de limitation des espaces pastoraux (remontée de l’agriculture, urbanisation, voir page 10-11). Il est donc illusoire d’imaginer que ces systèmes pourront couvrir la hausse à venir de la demande en produits laitiers. Des fermes laitières ont certes vu le jour mais leur impact sur la collecte locale reste faible, leur nombre est très limité et l’investissement lourd et risqué.
De 1960 à 2015, la consommation de produits laitiers, à l’instar de la population, a augmenté de 4,7 fois alors que la production n’a été multipliée que par 4,1. Dès lors, la part de la poudre de lait augmente sur le marché laitier ouest-africain. C’est notamment le cas dans les pays côtiers et dans les grandes villes — les marchés les plus prometteurs — où le taux de couverture par le lait en poudre est de l’ordre de 90 à 95 %.
Face à cette tendance, un des enjeux est de collecter plus de lait local. Sans viser l’autosuffisance, il s’agit de couvrir une plus grande part des besoins régionaux et de sauvegarder les activités d’élevage en milieu rural (et donc d’éviter l’émigration vers les villes ou à l’étranger).
Ce défi est en partie relevé par la multiplication des minilaiteries dans les pays sahéliens et le regain d’intérêt des grandes laiteries pour le lait local (voir cartes page suivante). Mais s’il existe aujourd’hui plusieurs centaines de minilaiteries, les volumes collectés demeurent ponctuels et modestes (1 à 2 % de la production laitière). Quant aux grandes laiteries, elles utilisent principalement du lait en poudre importé, surtout en saison sèche quand le lait local fait défaut ou est trop cher à collecter.
Couvrir la demande des populations à bas revenus… En 1995, dans un document de synthèse sur la consommation urbaine des produits laitiers en Afrique subsaharienne, R. Metzger écrivait: « Le consommateur désireux de se procurer un produit laitier quelconque effectuera l’acte d’achat non pas en fonction de ses besoins — personnels ou familiaux — mais en fonction de l’argent dont il dispose ; ainsi, le consommateur ne va pas acheter un kilo de poudre de lait mais achètera de la poudre de lait pour 750 FCFA. Si le prix vient à doubler, il achètera toujours pour 750 FCFA mais s’en procurera 0,5 kg. Ce comportement explique le succès des conditionnements en petites doses ».
Ce constat est toujours vrai en 2017. Il faut noter que le succès des micro-dosettes de lait en poudre correspond également à l’évolution des habitudes alimentaires. Ce comportement n’est pas sans affecter le budget familial. Le prix d’une dosette de 22,5 g de lait en poudre est en effet 30 à 50 % plus cher au litre de lait reconstitué qu’un kilo de lait en poudre acheté en vrac chez le commerçant (en général par sacs de 10 ou 25 kilos).
En adaptant la quantité vendue au budget des plus pauvres, les commerçants peuvent ainsi toucher l’ensemble de la population. Ceci est vrai pour les micro-dosettes de poudre de lait mais aussi pour le lait local, en particulier en brousse pendant l’hivernage, période durant laquelle le lait est abondant et bon marché.
Le problème du coût trouve enfin une autre solution depuis les années 2010. Pour le marché urbain, on voit se développer les ventes de fat filled, de la poudre de lait dégraissée à laquelle on ajoute ensuite des matières grasses végétales (huile de palme). Moins chère que la poudre de lait entier, cette matière première tend à gagner de plus en plus de parts de marchés, au détriment de la poudre de lait entier. Les statistiques sont peu fiables mais on estime que 50 % de la poudre de lait importée aujourd’hui est fat filled. Du fait de son accessibilité, elle est très populaire auprès des plus pauvres, autrement dit pour le marché de masse.
… sans entraver le développement des filières laitières locales. Cette place grandissante de fat filled sur les marchés ouest-africains est-elle inquiétante pour la collecte de lait local ? Il est probable que le commerce de lait en poudre augmente en volume et en pourcentage de la quantité consommée en Afrique de l’Ouest dans les prochaines décennies. La suppression des quotas en Europe est un évènement conjoncturel qui ne fait qu’amplifier une tendance lourde selon laquelle l’importation de lait en poudre est devenue structurelle et l’implantation in situ de multinationales, stratégique.
Cette augmentation concerne en particulier la poudre de lait ré-engraissée dont le prix est largement inférieur au lait local. Le niveau très faible de la taxation (5 % pour le Tarif économique commun) de la poudre de lait au niveau de la Cedeao encourage ces importations. La perspective de la signature de l’accord de partenariat économique (taxation à 0 %) va dans le même sens. Cependant, il serait faux de penser qu’une plus forte taxation du lait en poudre engendrerait une hausse systématique de la production.
Taxer le lait en poudre, une fausse bonne idée ? De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer l’impact négatif de la faible taxation du lait en poudre sur le développement de la filière locale. Une plus forte taxation du lait en poudre engendrerait-elle une hausse sensible de la production en Afrique de l’Ouest ? De multiples précédents incitent à la prudence. La dévaluation du FCFA en 1994, la hausse des cours du lait en poudre en 2007-2008 puis au cours des années 2010, rendant à priori le lait local plus compétitif, n’ont en rien poussé les éleveurs à produire plus de lait.
Le risque d’une taxation plus élevée est une importante baisse de la consommation de lait par les populations urbaines, pour des produits laitiers devenus trop chers. Il serait sans doute plus constructif et efficace de promouvoir la collecte locale en jouant sur sa fiscalité, par exemple en détaxant les produits locaux (exonération de TVA).
Par ailleurs, une hausse des importations ne fragilise pas systématiquement la filière de production et de commercialisation du lait local. La concurrence entre produits importés et locaux dépend en particulier de la substituabilité entre lait local et en poudre. Sur le marché, la poudre de lait et les produits à base de lait local sont souvent consommés pour des usages différents. De plus, sur le marché de la matière première laitière industrielle, l’utilisation par les laiteries du lait en poudre et local relève de stratégies complémentaires.
Enfin, les choix politiques et les stratégies des laiteries influent sur la compétitivité du lait local, ce qui laisse ouvertes de nombreuses options pour soutenir la filière locale, malgré la dépendance au lait en poudre. À titre d’exemple, l’État peut financer les formations, l’accès au crédit ou encore l’appui à la mise en place d’infrastructures (forages, aires de pâturages, électricité, bâtiments pour les minilaiteries). Les laiteries peuvent fournir des services, en particulier en bonifiant l’accès aux aliments pour les vaches laitières en saison sèche.
Christian Corniaux (christian.corniaux@ cirad.fr) est chercheur au CIRAD. Il travaille sur les filières laitières en Afrique de l’Ouest depuis une vingtaine d’années.
Cet article se fonde notamment sur les documents suivants dont nous vous recommandons la lecture:
Corniaux C., Duteurtre G., Broutin C. (Coord.), 2014 : Filières laitières et développement de l’élevage en Afrique de l’Ouest – L’essor des minilaiteries. Karthala, 252 p.
Corniaux C., Duteurtre G., Gamarath L., Aubague S., Ferrari S., Fall A., 2016. L’intérêt renouvelé des multinationales laitières européennes pour le marché ouest-africain : une collecte industrielle enfin possible ? Journées 3R. Paris, dec. 2016. http://www.journees3r.fr/spip.php?article4304