Abdoulaye Ka est le Coordonnateur national de la Cellule de lutte contre la malnutrition, créée en 2001 au Sénégal. Il témoigne dans cet entretien de l’expérience sénégalaise en matière de coordination de la lutte contre la malnutrition.
GDS : Pourquoi la malnutrition est-elle encore aussi répandue au Sénégal alors que des traitements efficaces et relativement peu coûteux sont connus ?
Abdoulaye Ka : Si on sait ce qu’il faut faire contre la malnutrition, il est désormais crucial de rendre ces interventions disponibles au niveau des communautés. Ce défi a constitué le premier objectif prioritaire de la Cellule de lutte contre la malnutrition (CLM) : nous avons mis en place au niveau communautaire un vaste réseau de sites de promotion de la nutrition, équipés et fonctionnels dans les 14 régions du pays. Nous couvrons aujourd’hui 60 % des enfants de moins de 5 ans, ce qui a permis de faire baisser la prévalence de malnutrition chronique, de 26 % des enfants de moins de 5 ans au début des années 2000, à 19 % aujourd’hui. Nous poursuivons l’extension de ce réseau à l’ensemble du territoire.
La Cellule de lutte contre la malnutrition (CLM) a été créée en 2001 par le chef de l’État sénégalais, suite au bilan du projet de lutte contre la malnutrition qui avait été mis en œuvre par le gouvernement dans les années 90. La création de la CLM marque le passage à une approche préventive et multisectorielle de la lutte contre la malnutrition. Placée sous l’autorité du Premier Ministre, elle est composée de représentants des ministères techniques impliqués dans la nutrition, des pouvoirs locaux et des ONG et de la société civile. L’exécution des différents programmes est confiée à des Agences d’exécution communautaires (ONG, Associations ou Groupements d’intérêt économique ayant les capacités de mise en oeuvre de projets de nutrition à l’échelle d’un district de santé).
GDS : Est-ce difficile de coordonner l’action de tous les acteurs impliqués dans la lutte contre la malnutrition ?
AK : C’est extrêmement difficile car la nutrition est une problématique complexe, impliquant différents acteurs, secteurs et échelles. Nous avions prévu au départ de travailler avec une porte d’entrée au niveau de chaque secteur. Avec le ministère de l’Agriculture par exemple, nous étions d’abord en contact avec la direction de l’Analyse, de la Prévision et des Statistiques agricoles. Mais nous nous sommes rendus compte que nous avions besoin de travailler plus étroitement avec les différents niveaux du ministère : les techniciens, la recherche, l’information, etc. Car nous avons besoin de collaborer à chaque étape de notre mission : analyse et définition de la stratégie, planification des actions et mise en œuvre et suivi des actions. Et on a besoin d’un tel cadre de travail pour chaque ministère impliqué, mais aussi avec la société civile et le secteur privé. La question de la coordination se pose aussi avec acuité avec nos partenaires financiers. Lors de l’extension du réseau de prise en charge de la malnutrition, après la phase pilote du programme financée par la Banque mondiale, nos besoins de financements était chiffrés à 50 millions de dollars (environ 25 milliards de Francs CFA). Nous avons reçu un premier financement de 10 millions de dollars, puis une série de financements épars, pour traiter tel aspect dans telle région. Cela nuit à la visibilité, l’efficacité et la stabilité de notre action.
GDS : Quel est le niveau d’implication des différents secteurs ?
AK : Le ministère de la Santé est le plus impliqué, car c’est historiquement le premier à s’être intéressé à la nutrition. Les ministères de l’Éducation et de l’Industrie sont également assez impliqués. Le ministère de l’Agriculture est quant à lui encore peu présent ; la nutrition reste pour lui trop souvent une « vitrine », mise en avant lorsqu’il faut rendre des comptes auprès des partenaires.
GDS : Quelles sont les principales difficultés du travail de coordination de la CLM aujourd’hui ?
AK : Malgré le fait que la CLM soit la porte d’entrée pour les questions de nutrition au Sénégal, tous les partenaires techniques et financiers ne font pas appel à nous quand ils interviennent dans ce champ là, car ils ont encore une approche très sectorielle et l’habitude de travailler avec les ministères de la Santé et de l’Agriculture. Il existe par ailleurs une certaine compétition entre acteurs : chacun cherche à avoir des financements, ce qui peut conduire à des tensions. La coordination des acteurs impliqués dans la nutrition et l’institutionnalisation de cette coordination sont les objectifs clés du nouveau plan stratégique, qui devrait être finalisé en 2014. Le plan précédent mettait l’accent sur la nutrition au niveau communautaire. C’est un choix que n’ont pas fait tous les pays de la région : le Bénin par exemple a commencé par la coordination institutionnelle, avant de passer aux actions de terrain. Nous avons fait le choix inverse pour avoir d’abord des résultats concrets et construire, de fait, un dispositif pouvant accueillir une plateforme multisectorielle.
GDS : Comment prévoyez-vous d’institutionnaliser cette coordination ?
AK : Tout en appuyant le renforcement des collectivités locales, nous avons mis en place, au niveau régional, des structures pour assurer la coordination entre les acteurs au niveau local. Mais le plus grand défi à relever en matière d’institutionnalisation de la coordination, c’est d’identifier précisément le rôle que chacun doit jouer dans la lutte contre la malnutrition, qu’il s’agisse des ministères, du secteur privé ou encore de nos partenaires. Pour cela, nous devons élaborer un véritable plan stratégique « nutrition », précisant et suivant, année par année, les actions et engagements de tous les acteurs impliqués.