La pauvreté et la vulnérabilité à l’insécurité alimentaire ont connu des évolutions profondes au cours des dernières décennies dans les zones rurales ouest-africaines. Ces transformations nécessitent de renouveler les analyses ainsi que les outils de prévention et gestion des crises et de lutte contre l’insécurité alimentaire et nutritionnelle.
Une fragilisation progressive de l’environnement et des moyens d’existence.
Ces dernières décennies, le Sahel rural a été globalement marqué par une dégradation progressive de l’environnement et des systèmes et moyens d’existence des populations, du fait de plusieurs facteurs.
Si les grandes sécheresses des années 1970-74 et 1983-84 ont été particulièrement spectaculaires, celles-ci ont eu lieu sur une tendance de fond caractérisée par la dégradation et l’aridification progressive de l’environnement et l’aggravation de la pression démographique sur des ressources et des écosystèmes fragiles. La pluviométrie a baissé en moyenne de 20 % dans cette région entre le début des années 70 et le milieu des années 90.
La dégradation des sols et la forte croissance démographique ont poussé les populations à cultiver des terres situées de plus en plus au Nord qui s’appauvrissent rapidement car elles sont trop peu arrosées. Elles se situent également dans des confins où les difficultés de cohabitation avec les systèmes pastoraux entraînent régulièrement des tensions importantes. Par ailleurs, l’accès aux services de base et à des réseaux de commercialisation n’y sont pas garantis.
Un facteur politique a aggravé ces différentes tendances. Territoire « marginal » considéré comme « peu utile » en bordure de désert, le Sahel n’a que très peu attiré l’attention des pouvoirs centraux. Dans les années 90, les plans d’ajustement structurels ont en outre conduit à un recul des services publics en milieu rural, en particulier de l’éducation, de la santé et des services de vulgarisation agricole.
Ces différentes évolutions ont contribué à fragiliser la viabilité des systèmes de production et les moyens d’existence des populations rurales, ce que mettent en évidence les enquêtes conduites dans le cadre d’analyse de l’économie des ménages (HEA).
HEA : un cadre d’analyse pour mieux comprendre la vulnérabilité des ménages
Le cadre d’analyse de l’approche HEA (Household Economy Approach, Analyse de l’Economie des Ménages) a été développé par l’ONG Save the Children et le Food Economy Group au début des années 1990 afin d’améliorer la connaissance sur les zones et ménages les plus à risque et d’identifier les principaux déterminants socio-économiques de l’insécurité alimentaire ainsi que de la pauvreté.
Basé principalement sur des méthodes participatives de collecte d’informations, il permet de décrire les moyens par lesquels les ménages ruraux accèdent à leur nourriture et à leurs revenus mais aussi comment ils priorisent leurs dépenses en matière d’alimentation, mais aussi de santé, éducation, etc.
51 profils de référence utilisant ce cadre d’analyse ont été réalisés depuis 2010 dans sept pays du Sahel (Burkina, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal et Tchad). Ces profils fournissent une description de l’économie alimentaire des ménages ruraux, par zones de moyens d’existence, et pour quatre catégories de ménages (très pauvres, pauvres, moyens et nantis).
Cette information est disponible sur http://www.hea-sahel.org ; elle sera stockée, consolidée et accessible au sein d’une base de données unique prochainement transférée au Centre Régional Agrhymet (Niger) et transcrite dans un Atlas des Moyens d’Existence au Sahel.
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Les pauvres et très pauvres en zone rurale représentent en moyenne entre 50 et 60 % de la population. Si la pauvreté prévaut dans tout le Sahel, les enquêtes HEA traduisent également de grandes disparités en termes de vulnérabilité à l’insécurité alimentaire au sein d’une même communauté rurale. Et ces inégalités se creusent au fur et à mesure que les plus vulnérables, incapables de faire face aux effets d’une « mauvaise » année (faible pluviométrie, prix élevés des produits de base), vendent leurs terres, leurs outils et leur bétail au profit des plus aisés, dont ces biens constituent à l’opposé une « protection » pour absorber les chocs. Dans ce contexte, le bétail est devenu dans tout le Sahel le déterminant le plus important de la richesse et la possession de bétail est encore plus inégalitaire que celui de la terre.
Ayant un accès limité aux biens productifs, les plus pauvres recourent désormais principalement, même en année « normale » (où la production locale est dans la moyenne), à d’autres sources de revenus que l’agriculture et l’élevage, comme l’emploi journalier ou la migration saisonnière de travail. Ils sont donc très dépendants des marchés pour se nourrir : les prix des céréales et leur disponibilité locale sont devenus des éléments influant davantage sur la sécurité alimentaire des populations que les niveaux de production agricole.
Ces différentes transformations ont eu d’autres effets. Elles ont d’une part renforcé les liens entre milieu rural et urbain du fait de l’importance des migrations saisonnières. Elles entraînent d’autre part une évolution du rôle économique des femmes, qui contribuent de plus en plus directement aux revenus des ménages, du fait de la précarité accrue de la famille et des migrations des hommes. Enfin, il ressort des témoignages des communautés que cette vulnérabilité accrue favorise la généralisation de l’école (qui permet aux ménages d’espérer voir certains de leurs enfants devenir salariés en ville) et le développement de l’usage du téléphone portable (qui permet d’appeler des proches partis en exode, pour solliciter leur assistance ponctuelle). Ces transformations ont également pu contribuer au renforcement des collectivités locales, ou du moins à une volonté de renforcer ces collectivités qui sont plus proches des communautés rurales et ainsi mieux à même de de contribuer à leur développement.
Des communautés « sur le fil du rasoir » : des crises récurrentes et une vulnérabilité chronique.
Ces différentes évolutions ont modifié la nature des crises et de la vulnérabilité des populations. La majorité des « crises » ne sont plus le résultat de chocs brutaux, tels que les sécheresses des années 70 et 80. Mais elles résultent le plus souvent de simples épisodes de difficultés (comme une mauvaise campagne agricole) qui font tomber les plus vulnérables dans la malnutrition, l’insécurité alimentaire et la décapitalisation.
Cette situation dégradée s’accompagne d’une insécurité alimentaire et nutritionnelle particulièrement importante lors de la soudure et de capacités limitées pour engager les travaux de la prochaine saison agricole : elles ont donc des impacts de long-terme sur l’état de santé des populations et leurs capacités de production.
Dès lors, une simple mauvaise récolte peut aboutir à des crises humanitaires d’ampleur massive. Il existe actuellement une véritable prise de conscience que cette précarité/vulnérabilité chronique, bien plus que l’ampleur du choc, est à l’origine des effets dévastateurs qu’une « mauvaise » année peut avoir au Sahel.
Cette prise de conscience nécessite de revoir les approches de lutte contre la pauvreté, de réduction de la vulnérabilité à l’insécurité alimentaire et de gestion et prévention des crises. Renouveler ces approches devrait permettre de mener des politiques de long terme tout en ajustant les efforts en cas de difficultés particulières dans certaines zones et/ou pour certaines catégories de la population. Cela permettrait de dépasser les limites évidentes des interventions menées au Sahel : ces dernières années, les financements disponibles pour la sécurité alimentaire se sont concentrés sur les actions d’urgence, au détriment d’investissements visant à prévenir les crises, avec un risque de voir les actions humanitaires déresponsabiliser les instances nationales, voire de les conduire à un certain attentisme.
Adapter les systèmes de suivi de la vulnérabilité et d’alerte précoce.
Il est nécessaire en premier lieu d’adapter les systèmes d’analyse et de suivi de la vulnérabilité à l’insécurité alimentaire et nutritionnelle afin d’anticiper une crise le plus tôt possible et de permettre aux ménages d’éviter de s’enfoncer dans un état d’insécurité chronique.
Dans la plupart des pays, des systèmes d’alerte précoce existent, dont les performances méritent d’être renforcées. Au lieu de « parler » principalement aux acteurs humanitaires (y compris aux instances nationales chargées de répondre aux urgences), ces systèmes pourraient informer plus largement des dispositifs de filets sociaux par exemple, dans le cadre de politiques de protection sociale intégrant un objectif de sécurité alimentaire et nutritionnelle durable. Pour cela, les catégories les plus pauvres doivent pouvoir être suivies plus spécifiquement. De même certaines informations peu intégrées dans les systèmes de suivi devraient être considérées de manière plus systématique : les opportunités et les revenus du travail journalier (agricole ou non), les apports issus des migrations saisonnières dans des pays limitrophes, les termes de l’échange permettant de mesurer la quantité de céréales qu’un éleveur peut tirer de la vente d’un petit ruminant, etc.
L’évolution des dynamiques régionales des marchés céréaliers est un autre élément crucial insuffisamment pris en compte. Or ces marchés régionaux jouent un rôle clé dans les crises alimentaires. Ils peuvent en aggraver les effets, lorsque des mesures soudaines de restriction du commerce transfrontalier sont prises par les États par exemple. Mais ils peuvent aussi contribuer à diminuer ces effets, en permettant une meilleure pénétration des produits alimentaires dans les zones isolées.
Enfin, anticiper le plus tôt possible l’évolution de la vulnérabilité et mettre en œuvre des mesures préventives et protectrices bien ciblées nécessite de tester des méthodes innovantes de collecte et d’analyse de l’information. La transmission de données à travers les nouvelles technologies de télécommunication, l’analyse de données « non conventionnelles » (comme le nombre et les flux de télécommunications dans certaines zones, plus ou moins affectées par un choc), la valorisation des savoirs endogènes/ancestraux sur les chocs et les moyens de les atténuer (analyse des déplacements des éleveurs et de leur causes par exemple) sont autant de chantiers qui restent à explorer et qui commencent à faire leur preuve dans d’autres régions du monde.
Des efforts convergents pour une sécurité alimentaire et nutritionnelle qui devienne moteur et non plus frein au développement.
Enfin, il est essentiel de s’assurer que les efforts de long terme, qu’ils soient le fait des États ou de leurs partenaires restent la priorité. Les réponses aux crises doivent pour cela être précoces et intégrées à ces stratégies de long terme. Elles doivent également engendrer le minimum d’effets négatifs. Dans ce contexte, il est important de permettre aux populations de mobiliser au mieux les stratégies d’adaptation qu’elles ont développées depuis des générations, face à un environnement particulièrement fragile et changeant.
En effet, seules les populations peuvent être les vecteurs de changements profonds et durables. Les germes d’une telle dynamique sont là : développement de groupements informels de femmes organisant leur tontine et s’engageant dans des systèmes locaux d’entraide, de groupements de petits éleveurs ou producteurs cherchant à renforcer leur force de négociation face aux intermédiaires et aux commerçants, engagement plus fort des communautés dans la gestion des services de base (comité de gestion d’écoles, gestion intégrée des ressources en eau)…
Les pouvoirs publics et les autres acteurs impliqués peuvent appuyer ces dynamiques en assurant des fonctions de protection et de limitation des effets des aléas tout en rapprochant les systèmes de gouvernance des communautés à travers le renforcement de collectivités locales pour que celles-ci deviennent une véritable interface entre les communautés locales et les instances de décision centrales.
L’enjeu crucial des interventions dans le domaine de la sécurité alimentaire est aujourd’hui de mieux combiner les réponses aux premiers signes de dégradation de la situation s’apparentant à une « crise » en devenir et les efforts visant à s’attaquer aux racines de la pauvreté et de l’insécurité alimentaire et nutritionnelle, tout en bâtissant des systèmes de gouvernance performants et responsables devant les citoyens. Des politiques nationales et régionales volontaristes d’accès aux services essentiels, de protection sociale, d’appui à la production intégrant le changement climatique, d’intégration et de transparence du fonctionnement des marchés céréaliers, devraient être au coeur de cette dynamique.
Le développement du Sahel rural devrait être mesuré à l’aune de sa contribution à rendre les gens moins vulnérables et de sa capacité à permettre aux populations sahéliennes de rester (ou redevenir) le vecteur de l’amélioration de leurs conditions de vie, plutôt que des « victimes » et donc « bénéficiaires chroniques » de l’assistance humanitaire.