La question de l’emploi en Afrique est un enjeu crucial placé sous une triple contrainte : la population agricole continue d’augmenter, les terres disponibles sont de plus en plus rares et les créations d’emploi dans les autres secteurs demeurent lentes. Dans ce contexte, les solutions devront combiner les instruments de plusieurs politiques sectorielles.
Au cours des 15 prochaines années, 330 millions de jeunes vont arriver sur le marché du travail en Afrique subsaharienne, dont 190 millions dans les zones rurales (Programme de recherche RuralStruc). Au Mali par exemple, la Banque mondiale estime que l’économie devra absorber 6,2 millions de nouveaux actifs durant les quinze prochaines années, dont 3,3 millions dans le milieu rural. Alors que l’agriculture ne fournit des revenus décents qu’à une minorité des agriculteurs et qu’il existe encore peu d’opportunités d’emplois non agricoles dans les zones rurales en Afrique de l’Ouest, l’emploi devient un enjeu crucial.
Pendant plusieurs décennies, l’emploi a constitué « l’angle mort » des politiques agricoles en Afrique de l’Ouest. Depuis les indépendances, les politiques agricoles des pays ouest-africains ont profondément évolué. Mais qu’elles aient mis l’accent sur l’augmentation des rendements, la compétitivité des filières ou les « filets de sécurité », elles ont toutes reposé sur le même postulat : les pays de la région vont connaître des transformations structurelles similaires à celles des pays industrialisés ; l’accroissement de la productivité agricole va permettre le transfert de main d’œuvre et de capitaux vers l’industrie, puis les services, la croissance de ces secteurs étant favorisée par la baisse des prix de revient des denrées agricoles ; en retour, l’agriculture bénéficiera de l’augmentation et de la diversification de la demande solvable.
On a ainsi longtemps considéré que l’amélioration des performances du secteur agricole allait s’accompagner, de manière quasi automatique, de créations d’emplois dans les autres secteurs, à la hauteur de ceux qui seraient perdus dans l’agriculture. Or, les trajectoires effectives des économies d’Afrique de l’Ouest ont été bien différentes : la croissance de la production agricole a résulté principalement de l’augmentation des superficies cultivées sans qu’il y ait eu d’augmentation significative de la productivité du travail ou de la terre. Parallèlement, les créations d’emploi décents dans les autres secteurs d’activité ont été faibles au regard de la croissance démographique.
C’est dans ce contexte que, à partir de la fin des années 2000, la question de l’emploi arrive en force dans les agendas des organisations africaines et des agences d’aide.
Approfondir le diagnostic
Pour répondre au défi de l’emploi, il s’avère d’abord nécessaire de préciser le diagnostic en considérant trois questions.
Les systèmes d’activités des ruraux offrent-ils un emploi décent ? D’après les enquêtes HEA (Lire l’article Le HEA au Sahel : Les enseignements tirés de 3 ans de travail de terrain), seule une minorité d’agriculteurs et d’éleveurs des pays sahéliens tirent de leurs activités un revenu suffisant pour mener une vie décente. C’est une minorité plus petite encore qui accumule suffisamment pour investir dans la formation de la génération suivante.
Les enfants des agriculteurs vont-ils avoir accès à des terres pour créer de nouvelles exploitations ? Au cours des 40 dernières années, la croissance de la production agricole, qui a suivi grosso modo celle de la population, a surtout reposé sur une extension des superficies. Cependant, tout en ayant à l’esprit que les méthodes d’estimation des terres cultivables disponibles sont complexes et sujettes à débat, il est manifeste que le potentiel de terres arables disponibles en Afrique de l’Ouest est très limité compte tenu des superficies déjà exploitées et du rythme de la croissance démographique.
Existe-t-il des gisements d’emploi importants dans l’aval des filières agro-alimentaires ? Si le secteur agro-alimentaire connaît une croissance assez forte en Afrique de l’Ouest, la situation est néanmoins contrastée selon les filières. Celles qui reposent sur les produits alimentaires de base (tubercules et céréales, viandes et produits laitiers, produits de sauce) destinés à la consommation intérieure présentent le potentiel le plus fort en termes de création d’emplois, par comparaison avec les filières des produits tropicaux de base (café, cacao, coton) ou rattachés à des marchés de « niche » (cf. étude « Importance et structure du marché alimentaire en Afrique de l’Ouest (Malvilao) », réalisée par Afristat, le Cirad et l’AFD en 2012). Conséquence de l’émergence des classes moyennes, essentiellement urbaines, il semble se dessiner les prémisses de la « révolution des supermarchés », déjà en cours en Amérique Latine et en Asie, qui se traduit notamment par une augmentation de la demande en produits alimentaires transformés. Au niveau de la production agricole, les effets de cette dynamique sur les emplois et les revenus dans la production agricole concerneront surtout la catégorie des « nantis », qui disposent du capital économique et social pour répondre aux nouvelles exigences et opportunités de ces filières en croissance.
Agriculture, emploi et politiques publiques
Le tableau qui ressort de ce diagnostic succinct est préoccupant. Compte tenu des caractéristiques actuelles des économies ouest-africaines et des taux de croissance démographique, la plupart des enfants qui naissent et grandissent aujourd’hui dans les familles d’agriculteurs et d’éleveurs auront des difficultés à disposer d’un emploi décent, que ce soit dans la production agricole, dans le rural non agricole ou dans d’autres secteurs d’activité. Dans ce contexte, quels sont les leviers à la disposition des décideurs politiques pour « changer la donne » ?
Les politiques agricoles peuvent apporter une partie de la réponse, mais une partie seulement. Elles doivent notamment accorder une attention particulière à la question des structures foncières (taille des exploitations notamment), afin de permettre au plus grand nombre de pouvoir vivre de l’activité agricole. Elles doivent également considérer sous un angle nouveau la question des technologies : allier dans la même activité de production des degrés de technologie différents (récolte manuelle tout en ayant recours à des services financiers par téléphone portable, par exemple) peut en effet permettre, dans certains cas, de favoriser un taux d’emploi le plus élevé possible tout en maximisant la valeur ajoutée créée par actif.
La rémunération des agriculteurs renvoie également à la question de la protection vis-à-vis des denrées concurrentes importées du marché mondial ; en matière de politique commerciale extérieure, les instruments doivent être conçus et appliqués de telle manière que les investissements dans les produits du crû soient encouragés sans pénaliser pour autant les ménages les plus vulnérables.
Les zones et les filières pour lesquelles il est possible d’enclencher un processus vertueux d’intensification en travail et d’amélioration de la rémunération de ce travail tout en préservant les ressources naturelles sont probablement peu nombreuses. On peut citer en exemple le maraîchage périurbain ou certaines productions destinées à des marchés d’exportation spécifiques (karité, sésame, mangues…). Un travail plus poussé d’identification de ces filières et de ces zones devrait constituer un chantier prioritaire pour les années à venir.
La réponse au défi de l’emploi ne pourra donc pas se limiter aux seules politiques agricoles. À celles-ci, il s’avère nécessaire d’associer des politiques ambitieuses de protection sociale, allant de l’extension des dispositifs de filets sociaux de sécurité au renforcement des efforts en matière d’éducation de base, en passant par l’application de minima sociaux dans le salariat agricole.
Enfin, des politiques migratoires moins restrictives, des politiques de préservation ou restauration de la paix et de la sécurité, des politiques de santé reproductive et des politiques de formation/insertion professionnelle ont également un rôle important à jouer.
« Prendre à bras le corps » le défi de l’emploi dans les politiques publiques aujourd’hui en Afrique de l’Ouest implique ainsi de combiner les instruments de plusieurs politiques sectorielles en tenant compte des dynamiques économiques et démographiques des différents pays (et des territoires qui les composent) et en articulant les échelles d’action. Dans cette perspective, des politiques moins restrictives en matière de migrations internationales sont, dans bien des cas, tout aussi importantes que le renforcement des capacités des acteurs locaux à s’insérer dans les filières agro-alimentaires porteuses.