Quelles initiatives la Cedeao a-t-elle initié pour faire face à l’insécurité alimentaire des populations de la région ? Avec quels succès et limites ? Quelles sont les priorités pour les années à venir ? Alain Sy Traoré (Cedeao), Kalilou Sylla (Roppa) et Aliou Ibrahima (Apess) apportent quelques éclairages à ces questions.
GDS : Huit ans après son adoption, la politique agricole de la Cedeao (l’Ecowap) est-elle toujours adaptée aux enjeux auxquels l’Afrique de l’Ouest est confrontée ?
Alain Sy Traoré (AST) : La mise en œuvre de l’Ecowap est une démarche continue. Lorsque elle a été adoptée en 2005, elle a été élaborée en se basant sur un diagnostic de l’état de l’agriculture ouest-africaine à ce moment-là. Beaucoup de choses se sont passées depuis. On a connu une série de crises alimentaires, certaines d’une ampleur redoutable. Mais ces crises ont justement conforté la pertinence de l’Ecowap, dont les objectifs sont restés les mêmes : intensifier la production, en promouvant les filières vivrières stratégiques pour la souveraineté alimentaire ; promouvoir un environnement global favorable au développement agricole régional ; et enfin réduire la vulnérabilité alimentaire et favoriser un accès stable et durable à l’alimentation pour les populations les plus vulnérables.
GDS : Depuis la crise de 2008, la Cedeao a pourtant multiplié les initiatives en faveur de la sécurité alimentaire (réserve régionale de sécurité alimentaire, initiative « Faim zéro », Agir…). Pour quelles raisons ?
AST : La crise nous a en effet contraint à définir des priorités, afin d’accélérer la mise en œuvre de l’Ecowap. C’est ce qui a donné les 3 grands piliers que je viens de citer, qui reprennent les 7 objectifs spécifiques du document d’adoption de l’Ecowap de 2005. Ensuite, on a voulu mobiliser davantage tous les acteurs impliqués : société civile, monde des affaires, responsables politiques. C’est ce qui est à l’origine de l’initiative « Faim zéro », dont la mise en œuvre est en fait un travail de plaidoyer, un programme mobilisateur ; ce n’est pas un programme nouveau avec des objectifs nouveaux. Avec l’alliance Agir, on a voulu insister sur la résilience et mieux coordonner les actions et les acteurs du développement et de l’urgence humanitaire et mieux cibler les populations les plus vulnérables. Enfin, on a mis l’accent sur la réserve régionale de sécurité alimentaire, qui était une composante du Programme régional d’investissement agricole (Pria) de l’Ecowap. Il s’avère en effet absolument nécessaire d’être en mesure de faire face immédiatement aux besoins des populations en cas de crise et de ne pas dépendre en permanence de l’aide internationale. L’Ecowap n’a donc pas changé depuis 2005. Mais nous avons défini des priorités pour lancer et accélérer sa mise en œuvre effective, car nous ne disposons pas des ressources humaines et financières suffisantes pour tout faire à la fois. Mais elle reste le cadre fédérateur de toutes les initiatives en cours.
GDS : Une réforme de l’Ecowap est-elle prévue dans les années à venir ?
AST : L’Ecowap évoluera dans les années à venir, parce qu’il va y avoir et il y a déjà des changements majeurs, avec la création d’une zone monétaire unique, la mise en place du Tarif extérieur commun (Tec) de la Cedeao, mais aussi parce que le changement climatique devient un enjeu clé. Il y aura donc sans doute une redéfinition des priorités de l’Ecowap, mais pas avant 2015-2016.
Ecowap, CAADP, Pnia, Pria
Le 19 janvier 2005, les États de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) adoptent une politique agricole régionale : l’Ecowap. Son objectif général est de « contribuer de manière durable à la satisfaction des besoins alimentaires de la population, au développement économique et social et à la réduction de la pauvreté dans les États membres, ainsi que des inégalités entre les territoires, zones et pays ».
La mise en œuvre opérationnelle de l’Ecowap repose sur deux niveaux d’intervention : le niveau national, avec des Programmes nationaux d’investissement agricole (Pnia) ; le niveau régional avec un Programme régional d’investissement agricole (Pria). Ces Pnia et Pria constituent également les cadres d’intervention pour la mise en œuvre du Programme détaillé pour le développement de l’agriculture africaine (PDDAA ou CADDP en anglais) adopté en juillet 2003 à Maputo par les États de l’Union africaine. Ils visent à fournir une traduction chiffrée des différentes options de développement agricole que les pays et la région doivent mettre en oeuvre pour obtenir un taux de croissance annuel du secteur agricole d’au moins 6 % pour envisager une réduction de moitié de la pauvreté d’ici 2015. Dans le cadre du PDDAA/CADDP, les États se sont également engagés à allouer au minimum 10 % de leur budget national à l’agriculture (« engagements de Maputo »).
GDS : Comment expliquez-vous la persistance des crises alimentaires dans la région malgré les efforts entrepris ces dernières années par la Cedeao dans le domaine de la sécurité alimentaire ?
Kalilou Sylla (KS) : Il y a selon moi plusieurs causes majeures permettant d’expliquer l’insécurité alimentaire de la région. La Cedeao a en effet réalisé des efforts sur le plan institutionnel, mais les programmes adoptés tardent à être mis en œuvre. Ensuite, au niveau national, les politiques agricoles des pays de la région présentent des incohérences et ne permettent pas de répondre aux enjeux actuels. Le changement climatique alimente également l’insécurité alimentaire de la région. Enfin, de nombreux acteurs extérieurs mettent en œuvre des politiques et des stratégies en Afrique de l’Ouest, qui ne s’alignent pas sur les priorités et les besoins que nous avons défini au niveau régional.
GDS : Que pensez-vous de l’émergence des thématiques plus « sociales » (résilience, protection sociale…) dans le champ du développement agricole ? Les OP s’emparent-elles de ces thématiques?
KS : Aujourd’hui, à Dakar, Abidjan ou Lomé, ceux qui vendent dans les rues viennent du milieu rural : pratiquer l’agriculture est donc moins bien rémunéré que de vendre à la sauvette. Cette image nous renvoie à une situation qui n’est pas acceptable et elle pose un certain nombre de questions importantes. Pourquoi les politiques menées dans la région n’ont-elles pas permis à certains producteurs familiaux de résister aux crises ? Pourquoi les producteurs n’arrivent-ils pas à se nourrir ? Quels types d’instruments faut-il mettre en place pour que les producteurs puissent rester dans le milieu rural ? Il y a bien une question de fond sur la résilience et la protection sociale. Mais il faut l’avouer, les OP sont un peu en retard sur ces problématiques. Sur la protection sociale par exemple, nous devrions faire en sorte que le débat porte sur la garantie d’un prix minimum, qui est selon moi la meilleure protection sociale pour les producteurs. Car cette question des prix n’a jamais été résolue. Les petits producteurs produisent avec des prix qui sont trop bas et qui s’effondrent régulièrement. Quand ils font l’effort de produire plus, ils sont récompensés par une baisse de prix, du fait de la hausse de l’offre. C’est une situation insoutenable.
GDS : Les paysans ne sont-ils pas aussi des acheteurs de produits alimentaires ? Augmenter les prix n’aurait pas de conséquences négatives pour eux ?
KS : Oui, les paysans vendent et achètent de la nourriture et ils savent d’ailleurs très bien, depuis des années, comment faire des arbitrages entre ce qu’ils cultivent pour se nourrir et ce qu’ils cultivent pour vendre. Les ménages cultivent plusieurs produits pour se protéger contre les risques. Le problème, c’est qu’il est très difficile de faire des arbitrages quand vous ne savez pas, au moment où vous semez, à quel prix vous allez pouvoir vendre votre récolte. Si un système de garantie de prix minimal se mettait en place, les paysans sauraient très bien comment assurer la gestion de leur production pour éviter de se retrouver dans une situation d’insécurité alimentaire.
GDS : Des transferts sociaux en faveur des agriculteurs peuvent-ils remplacer des prix minimaux garantis ?
KS : Je ne crois pas qu’un tel système soit souhaitable. Nous avons un capital social en Afrique de l’Ouest : des relations et des transferts informels existent déjà et doivent être compris. Par exemple, lorsqu’une personne du village est malade au moment de semer, les hommes du village décident d’allouer collectivement un temps de travail sur le champ de cette personne, si elle est intégrée dans la vie de la communauté et participe elle aussi à ce système d’entraide. Il y a donc bien une forme de protection sociale informelle ; il faut la comprendre et voir comment on pourrait la formaliser. Je ne crois pas à une protection sociale qui irait en dehors d’un prix garanti bien fixé et du capital social existant en Afrique de l’Ouest. Malheureusement, c’est ce qui semble être promu aujourd’hui. Promouvoir des prix agricoles bas, pour permettre aux populations urbaines d’accéder facilement à la nourriture, et mettre en contrepartie en place des systèmes de transferts sociaux est, me semble-t-il, un mauvais moyen d’encourager l’agriculture.
GDS : Le plan d’actions de la Cedeao pour l’élevage vous semble-t-il répondre aux enjeux auxquels sont confrontés les éleveurs ?
Ibrahima Aliou (IA) : Ce plan d’actions est plus un plan stratégique qu’un plan opérationnel : comme l’Ecowap elle-même, la phase de mise en œuvre tarde toujours à venir. Or, si ces différentes politiques, particulièrement celle de l’élevage, ne sont pas mises en œuvre rapidement, elles risquent d’être bientôt dépassées par les nouveaux défis à relever ; les problèmes auxquels sont confrontés l’élevage et les éleveurs évoluent. On le voit avec les résultats des enquêtes que nous avons réalisées auprès des exploitations familiales d’éleveurs 1 : la sécurité foncière devient un problème préoccupant pour les éleveurs, la protection et la promotion des marchés sont cruciaux (pour le lait par exemple), l’accès aux crédits et/ou à des subventions est problématique pour les éleveurs, etc. Or, toutes ces questions ne sont pas abordées par le plan d’actions de la Cedeao pour l’élevage.
GDS : Les évolutions récentes de l’Ecowap ont-elles introduit un véritable changement de stratégie en faveur des plus vulnérables ? La situation des éleveurs est-elle prise en compte de manière satisfaisante ?
IA : Les éleveurs sont, pour la plupart, comptés parmi les plus vulnérables compte tenu de la nature même de leurs activités et de leur localisation géographique. En effet, ce sont eux qui souffrent le plus des grandes sécheresses qui peuvent les précipiter dans des situations de précarité d’une année sur l’autre. Pourtant, les aides n’arrivent souvent pas dans les zones où se trouvent les éleveurs puisque la plupart du temps ces distributions se font dans des localités de concentration des populations (dans les villes). Cette situation peut effectivement changer avec la mise en œuvre de la stratégie des filets sociaux prévue dans l’Ecowap et le plan d’actions pour l’élevage, mais encore faudrait-il qu’ils soient mis en œuvre.
GDS : Pensez-vous que la réserve régionale de sécurité alimentaire de la Cedeao va apporter des changements importants pour les éleveurs vulnérables ?
IA : Nous avons obtenu que l’aliment bétail soit traité à part entière dans le cadre de cette réserve, mais il y a un problème de fond, qui risque bien de compromettre sérieusement son efficacité : on ne peut pas bâtir la mise en place d’une réserve de sécurité alimentaire sur les apports des donateurs et des partenaires extérieurs. Il faudrait que les pays et la Cedeao financent au moins 80 % de cette réserve, censée être l’un des garants de notre souveraineté alimentaire. Or ce n’est pas le cas aujourd’hui.
GDS : La société civile est-elle bien associée au processus d’élaboration des initiatives de l’Ecowap ?
IA : La Cedeao a fait beaucoup d’efforts ces dernières années dans la prise en compte des organisations d’éleveurs et de producteurs, mais les pays ont encore beaucoup de progrès à faire. Par ailleurs, si les acteurs de la société civile et les OP sont associés dans les réunions, ils le sont très peu, pour ne pas dire pas du tout, dans l’élaboration des initiatives. En matière d’initiatives justement, il y a un véritable problème à l’heure actuelle : on ne se préoccupe plus assez de la mise en œuvre de notre politique agricole commune, qui a été définie avec la société civile, pour faire place à des initiatives qui arrivent de partout et qui, parfois, ne s’alignent pas avec les ambitions de la région. La mise en œuvre de l’Ecowap doit rester notre priorité. Et toute initiative qui ne rentre pas dans le cadre de l’Ecowap ne devrait pas être une priorité pour la région. On doit impérativement éviter de se disperser et devenir des capteurs d’initiatives et d’opportunités, au gré de ce que nos partenaires au développement nous proposent.
Les éléments de cet article sont extraits d’entretiens disponibles dans leur intégralité sur le site d’Inter-réseaux.