En Afrique de l’Ouest, des « classes moyennes» se développent, souvent bien loin des représentations qui en font une classe urbaine unique. Peut-on arriver à une définition ou doit-on plutôt parler de groupes sociaux intermédiaires ? Comment consomment-elles ? Représentent-elles une opportunité pour les exploitations familiales et la production locale ?
Grain de sel (GDS) : Que recouvre la notion de classes moyennes africaines ?
Clélie Nallet (CN) : Toute la difficulté est que ce terme est polysémique et ambiguë, il n’existe pas de consensus sur la manière de les définir en Afrique comme ailleurs. Le succès de la catégorie pour le continent africain est récent. Elle a ré-émergée dans les années 2010 et a un certain écho auprès des acteurs économiques et politiques. La mobilisation du concept est liée à la publication d’un rapport de la Banque africaine de développement (Bad), en 2011, qui annonçait que plus de 300 millions d’africains font partie de la classe moyenne. Mais il soulève un certain nombre de questionnements, dont celui de la définition retenue : « La classe moyenne comprend tout africain qui dispose d’une capacité de consommation entre 2 et 20 USD par jour ». On est sur un large agrégat statistique, entre 2 et 20 USD il y a des situations socioéconomiques très variées, selon les pays, les régions. La Bad a découpé cette catégorie en sous groupes et le plus important en termes quantitatifs est la « floating class » (la classe flottante, qui représente plus de la moitié de la classe moyenne). Elle dispose d’un revenu entre 2 et 4 USD et on y trouve surtout de petits indépendants. Les salariés se trouvent plutôt dans les parties moyennes et hautes de la classe moyenne. Aussi, peut-on vraiment parler de classes moyennes à ce niveau et alors même que ces situations restent très précaires ? Dans les représentations, véhiculées par les médias, les classes moyennes sont très urbaines. Ce n’est pas un phénomène exclusivement urbain ou propre aux capitales, il y a aussi des transformations en cours dans les villes moyennes et secondaires, et des évolutions socio-économiques en milieu rural avec des ménages qui ne sont ni très pauvres, ni très riches. Il est donc compliqué de parler de classe moyenne en général, elles sont composées de situations variées. On pourrait plutôt parler de « groupes sociaux intermédiaires » ; avec des groupes, ni très pauvres, ni très riches et avec différentes caractéristiques.
GDS : Peut-on établir une corrélation entre le développement des classes moyennes en AO et une hausse de la demande alimentaire dans la zone ?
CN : On remarque que le montant alloué à la consommation alimentaire ne varie pas énormément lorsque les revenus augmentent. Une fois qu’un certain niveau de vie est atteint, ce n’est pas sur les produits d’alimentation de base que les dépenses augmentent. Les dépenses sont diversifiées de manière très maitrisée, la majorité des classes moyennes parlent d’ « extra » quand elles achètent un « produit plaisir », ou font une sortie au restaurant. On reste quand même sur des pratiques assez « basiques », qui évoluent sans être ostentatoires. Évidemment c’est très variable selon les pays, les villes, Addis-Abeba et Abidjan ou Abidjan et Niamey connaissent des lieux et pratiques de consommation différentes. Ces groupes sociaux intermédiaires sont plus tournés vers l’épargne et l’investissement que vers la consommation parce que ça assure une certaine stabilité. Ces groupes se caractérisent par une tension entre des situations qui peuvent rester précaires — avec des moyens limités — et des grandes ambitions d’avancées sociales, comme prétendre à être propriétaire pour gravir l’échelle sociale.
GDS : Comment ces classes moyennes s’approvisionnent-elles et quels sont les déterminants de leur consommation ?
CN : Elles ont des pratiques de consommations particulièrement composites, elles vont aller chercher les produits au meilleur prix et ne vont pas hésiter à s’approvisionner dans des lieux multiples pour minimiser le coût de dépense. Elles vont consommer aussi bien dans les grandes surfaces qu’au marché qui reste un lieu de consommation central, et auprès des vendeurs de rues. Les plus pauvres auront tendance à s’approvisionner sur les lieux de consommation informels et les plus riches à réaliser la quasi-totalité de leurs achats dans les grandes surfaces. Il y a de grandes tendances : les produits de base sont achetés en grande quantité 1 à 2 fois par mois, dans des boutiques de gros, pour faire des économies. Les fruits et légumes sont achetés 1 à 2 fois par semaine, généralement sur les marchés, et les distances parcourues pour aller les chercher au meilleur prix sont importantes. Ensuite, il y a la consommation d’« extras », en plus petites quantités et dans les commerces de proximité ou parfois dans les centres commerciaux qui sont une garantie de fraicheur pour les produits laitiers, les œufs, etc. Ce sera ponctuel et selon le budget disponible.
GDS : Les classes moyennes ont-elles une préférence pour les produits locaux ?
CN : Globalement oui. Ces gens-là ne voient pas pour- quoi, si le produit local existe, ils iraient acheter un produit importé plus cher et pas dans leurs habitudes alimentaires. Dans les nouveaux centres commerciaux d’Abidjan, les personnes qui ne sont pas expatriées, qui n’ont pas vécu à l’étranger ne vont pas aller cher- cher le camembert français de la marque Président au supermarché. En revanche, les grandes surfaces proposent une offre importante de produits locaux qui ont du succès si tant est qu’ils restent à un prix raisonnable. Le prix reste un facteur déterminant. Les pratiques des classes moyennes ont néanmoins tendance à se diversifier. Dans certaines capitales, le fast-food devient une sortie mensuelle voire hebdomadaire pour quelques familles. Les desserts sont aussi de plus en plus présents lors des célébrations. Mon discours serait différent pour d’autres types de biens (vestimentaire, accessoires) où là, la marque peut jouer un plus grand rôle. D’ailleurs, les chariots des supermarchés ne sont pas remplis, les classes moyennes vont au centre commercial pour acheter des petites quantités d’un produit spécifique ou à bas coûts, elles sont très attentives aux promotions. Les personnes qui font l’intégralité de leurs courses chez Carrefour sont des expatriés ou font partie des 5 % les plus riches de la population du pays.
GDS : Ces classes moyennes ne sont-elles pas trop restreintes en termes d’opportunités de marché pour les grandes firmes multinationales ?
CN : Non, si tant est qu’on comprenne leurs caractéristiques et leurs pratiques ! Sous prétexte qu’on parle de classes moyennes on pense qu’on a des gens avec un niveau de vie intermédiaire, stable, qui consomment dans les centres commerciaux. Ces représentations diffusées par la sphère médiatique ne correspondent pas aux transformations en cours, la majorité de ces ménages restent en situation précaire. Ils sont sortis de la grande pauvreté, ils connaissent une augmentation tendancielle de leur niveau de vie mais ils gèrent leur budget (qui est limité) avec parcimonie. Il reste une place pour l’innovation de l’offre, mais plutôt que de cibler trop haut, il faut comprendre dans la subtilité les pratiques alimentaires de ces classes moyennes. Les multinationales tentent d’adapter leur offre à ces marchés-là, elles sont sur place depuis longtemps mais tâtonnement encore. En 2015, le responsable de la zone équatoriale de Nestlé a dit « Nous pensions que ce serait la prochaine Asie mais nous réalisons que la classe moyenne ici dans la région est très petite et n’est pas vraiment en progression ». Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de classe moyenne, mais qu’elle ne correspond pas à celle qu’ils se représentaient et attendaient.
GDS : Leur émergence constitue-t-elle une opportunité ? Pour qui ?
CN : Les groupes sociaux intermédiaires sont une opportunité à la fois pour les multinationales de la grande distribution et pour les exploitants familiaux. Je ne pense pas que les deux soient à mettre en op- position. Les grandes firmes jouent beaucoup sur les filières et la production locale. Ces classes moyennes sont les « pros » du mélange des genres en termes de consommation. Dans une certaine mesure, elles sont une opportunité pour les agricultures familiales. On est à un stade où les transformations socio-économiques sont en cours. Certes, ces classes moyennes sont plus stabilisées, mais il y a encore des risques de revenir à des états de précarité. Leur essor profitera donc aux firmes et aux exploitations familiales, mais surtout à ceux qui sauront s’adapter à leurs pratiques et demandes !
Surpoids et obésité : le fléau de populations de plus en plus urbaines
La suralimentation est devenue un enjeu majeur pour l’Afrique de l’Ouest avec plus de 52 millions de personnes en surpoids ou obèses, la grande majorité étant des citadins de plus de 15 ans. Les prévalences du surpoids et de l’obésité sont respectivement de 17,6 % et de 7,6 % chez les adultes, et de 1,7 % et de 0,75 % chez les enfants. Environ 35 % des urbains sont touchés par le surpoids ou l’obésité (contre 17 % des ruraux). C’est au Ghana que les taux de suralimentation sont les plus élevés (50 % des urbains). Ces résultats sont révélateurs de transformations en cours des habitudes de consommation et des styles de vie à mesure que les pays prospèrent. Avec l’urbanisation croissante, de nouveaux aliments ou recettes, pour la plupart importés, sont ajoutés aux régimes alimentaires des populations urbaines les plus riches : omelette, salades, pâtes, pain, etc. La consommation de viande, de graisses, de sel et de produits sucrés est aussi en hausse. Ce nouveau fardeau de la surnutrition pèse lourdement sur les systèmes de santé de la région.
Clélie Nallet est chercheuse au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri. Elle travaille sur les transformations socio-économiques en cours sur le continent et plus particulièrement sur la question des « classes moyennes africaines ».
L’encadré sur la malnutrition en Afrique de l’Ouest a été réalisé à partir des publications suivantes :
– Pourquoi les citadins africains grossissent-ils ? Fiches d’actualité scientifique, IRD, avril 2010. (www.ird.fr/la-mediatheque/fiches-d-actualite-scientifique/348-pourquoi-les-citadins-africains-grossissent-ils) Lien brisé (vérifié le 02/01/2024)
Vous pouvez également lire l’article d’Estelle Dandoy (Acting For Life) sur les nouveaux enjeux de la consommation alimentaire des urbains, sur le site d’Inter-réseaux.