Au Nord Cameroun, la sédentarisation des pasteurs et l’introduction de l’élevage chez les agriculteurs ont entraîné des conflits sur la gestion des ressources et des espaces agropastoraux. Pour y remédier, l’accompagnement des producteurs avec des instruments innovants de gestion et de valorisation de la biomasse s’avère nécessaire.
Comme dans diverses régions d’Afrique subsaharienne, la population va doubler au Nord Cameroun dans les 20 prochaines années. Accroître la production est désormais urgent pour répondre à la demande croissante en produits vivriers et éviter l’accentuation des crises alimentaires qui ont récemment secoué les pays africains. Or, les terres continuent à être cultivées, sans restitution de la matière organique ni entretien de leur fertilité, ce qui conduit généralement à une baisse drastique du potentiel productif des sols. De plus, la restriction ou la dégradation des aires de pâturages et l’absence de cultures fourragères limitent la production extensive de ruminants. La quasi-totalité de l’espace étant aujourd’hui utilisée, il n’y a pas d’autre alternative qu’une intensification raisonnée des systèmes de production.
L’émergence de systèmes agroéleveurs.
Au Nord Cameroun, l’élevage bovin était avant tout l’affaire des sociétés pastorales, détentrices de la majorité du cheptel bovin, et de certains groupes d’agriculteurs qui en faisaient un usage sacrificiel et culturel (embouche du taureau abattu lors de la fête du Maray chez les Kirdi, moyen de paiement de la dot chez les Toupouri, les Massa et les Moundang). Il s’est étendu à d’autres groupes d’agriculteurs suite à l’adoption de la culture attelée bovine dans les années 70, ou au contact d’éleveurs sédentarisés à proximité de leurs villages. Au-delà des synergies qui se sont créées entre éleveurs et agriculteurs (commerce et échanges de biens et de services), des problèmes de gestion partagée et durable des ressources se sont posés.
En effet, dès qu’ils se sont sédentarisés, les pasteurs Peuls ont adopté progressivement l’agriculture pour marquer le territoire, s’approprier les espaces pastoraux vitaux pour leur cheptel et s’adapter au nouveau genre de vie sédentaire ; leur activité agricole couvre ainsi tout ou partie de leurs besoins vivriers. Dans la région, environ 30% des unités de production (UP) d’agriculteurs ont, de leur côté, adopté l’élevage à travers la traction animale notamment, afin d’étendre leurs cultures, de mieux se nourrir et d’épargner les revenus des surplus agricoles, ce qui leur a conféré le statut d’UP d’agroéleveurs.
Ces agroéleveurs et les pasteurs sédentarisés pratiquent un système d’élevage semi-extensif, en dehors des éleveurs laitiers et des emboucheurs qui émergent en zone périurbaine en développant un système intensif utilisant des sous-produits tels que tourteaux, coques de coton et sons de céréales. Les agroéleveurs entretiennent des troupeaux collectifs de 2 à 4 têtes/UP. Le troupeau des pasteurs est individualisé au niveau familial (30 à 50 têtes) et est constitué des bovins des différents membres de la famille. Les pasteurs sédentarisés combinent à la fois une valorisation des résidus de récolte de leurs cultures et une valorisation des résidus de cultures sur le terroir des transhumances, menées de façon périodique en dehors de la zone de sédentarisation de la famille. Or, ces ressources fourragères, de même que les espaces qui les supportent, sont très disputées.
Une gestion conflictuelle des territoires et des ressources.
La raréfaction des ressources attise les tensions entre éleveurs et agriculteurs.
Les agriculteurs développent des stratégies pour bénéficier au mieux, voire pour garder l’exclusivité de l’usage des résidus de cultures de leurs champs. À l’opposé, les éleveurs font valoir le droit traditionnel de vaine pâture de ces champs et des résidus de récoltes, qu’ils considèrent comme une forme de compensation pour le fourrage qu’ils ont perdu suite aux défrichements des espaces par les agriculteurs. Les éleveurs ont également orienté le « parcage » de leur bétail sur leurs propres parcelles, au détriment de celles des agriculteurs, remettant en cause les traditionnels « contrats de fumure » ; rappelons que le transfert de fertilité par les troupeaux sur les parcelles cultivées se fait essentiellement à travers cette technique de « parcage ». Ils procèdent même parfois au broutage volontaire de certaines cultures, pour dissuader les agriculteurs qui tentent d’installer de nouvelles parcelles cultivées sur les espaces d’élevage implicitement reconnus par tous. Les conflits sur l’usage de ces ressources fourragères et de l’espace sont réguliers et les solutions apportées par l’autorité locale ne sont que palliatives.
Une délimitation des espaces de plus en plus confuse.
En outre, les différents acteurs ne s’entendent pas sur les limites du territoire d’élevage. En effet, la sédentarisation des pasteurs ne s’est pas traduite par une stabulation du cheptel des éleveurs mais par un système de production extensif basé sur l’exploitation des ressources naturelles (fourrage, espace). De ce fait, le terri toire d’élevage reste un espace confus et flou pour différents utilisateurs, mais aussi pour les techniciens. Il correspond aujourd’hui à un assemblage de territoires complémentaires, gérés par l’éleveur pour alimenter son bétail au cours de l’année. Ces territoires évoluent au fil du temps en fonction de la disponibilité des ressources végétales, des règles d’accès, de la date d’arrivée des pluies et de l’avancée des parcelles agricoles. Les éleveurs y ont des droits d’usage plus ou moins reconnus qui leur permettent de valoriser les résidus de cultures pluviales dès la fin des récoltes. Ce droit de vaine pâture, déjà contesté, pourrait être complètement remis en question par les agriculteurs s’ils trouvent les appuis politiques suffisants. Dans ce cas, ils pourront contrôler la plus grande partie des résidus de culture pour alimenter leurs propres animaux, produire plus de fumure organique, ou développer les systèmes de culture sur couverture végétale (SCV).
Les conventions locales, une solution à l’échelle du terroir.
Aujourd’hui, dans ces zones agropastorales, la gestion des territoires d’élevage ne peut pas être déconnectée de celle des territoires ruraux des autres acteurs. Les différents responsables coutumiers ne parviennent plus à régler seuls les problèmes qui se posent sur ces espaces. Les processus actuels de décentralisation de la gestion du territoire doivent aboutir à l’élaboration de conventions locales et de règles de gestion consensuelles des ressources naturelles. Leur succès n’est possible que si les différents groupes d’usagers et d’intervenants sont suffisamment formés et impliqués dans la négociation des règles puis dans cette gestion des ressources.
Pour des systèmes de production plus adaptés.
Avec un nombre de bovins/ha cultivés compris entre 10 et 34, les éleveurs sont souvent en situation de « surfumure » organique (5 à 15 t de dépôts/ha/an), mais ils dépendent toujours des résidus de cultures des agriculteurs pour l’alimentation de leur bétail en saison sèche. Afin de pallier une éventuelle suppression ou modification de la vaine pâture, les éleveurs peuvent s’orienter vers deux voies complémentaires :
- Accroître la production de ressources fourragères pour leur bétail sur leurs propres parcelles cultivées et si possible dans les parcours collectifs.
- Contractualiser les échanges ou ventes de ressources fourragères ou de fumure animale (contrats de pâture ou de parcage) avec les agriculteurs.
Chez les agriculteurs qui possèdent des animaux de trait, une solution consisterait à recycler l’ensemble des résidus de cultures produits dans leur exploitation, en les valorisant dans l’alimentation de leur bétail et par la fumure organique (étable fumière, compost). Sa faisabilité n’est possible que si la vaine pâture est remise en question par de nouvelles règles, conférant aux agriculteurs un droit exclusif d’utilisation des résidus de cultures produits sur leurs propres parcelles.
De même, l’appui au pastoralisme passe par des incitations à une intensification partielle et progressive des systèmes d’élevage : association de cultures répondant aux besoins et aux exigences des éleveurs et de leur cheptel (maïs-Mucuna ; maïs-Brachiaria ; etc.), aménagement de pâturages (mise en défens, restauration). Pour cela il faut apporter des solutions techniques robustes (choix de plantes fourragères et d’itinéraires techniques adaptés), et une logistique adéquate (formation et information, disponibilité en intrants) pour accompagner les éleveurs qui acceptent d’investir dans ce nouveau modèle productif.
Une nécessaire refonte des règles contractuelles pour une meilleure gestion commune des ressources
En zone agropastorale d’Afrique, les tensions fortes et croissantes, souvent conflictuelles, sur les ressources végétales (résidus de cultures et pailles de brousse) justifient d’accompagner les initiatives des producteurs. L’association des cultures ou le choix de certaines cultures (sorgho, maïs, fourrages, etc.) peut permettre de produire davantage de biomasse végétale.
Pour les agriculteurs disposant de bovins et ayant accès aux moyens de transport, le recyclage de ces ressources peut se faire à la ferme comme fourrage et comme ingrédient pour la fumure organique. On peut également valoriser ces biomasses résiduelles en les concentrant sur une partie de la surface cultivée dans la pratique des systèmes de culture sur couverture végétale (SCV).
À l’échelle du terroir, l’accompagnement de ces innovations implique de mettre en place de nouvelles règles contractuelles entre les différents acteurs. Ces règles doivent sécuriser et garantir d’une part l’accès et la valorisation des biomasses supplémentaires produites délibérément par les agriculteurs et d’autre part l’usufruit des parcelles fertilisées par les locataires, dans l’optique de freiner leur dégradation et de les rendre plus productives. Les échanges doivent aussi être encouragés entre les éleveurs et les agriculteurs d’un même terroir, car ces deux types d’acteurs détiennent respectivement l’essentiel du cheptel et des déjections animales, et la majorité des champs et des résidus de cultures du terroir.
Définitions
La vaine pâture est un droit d’usage qui permet aux éleveurs de faire paître gratuitement leur bétail dans des champs ne leur appartenant pas, après la récolte (valorisation des résidus de cultures) ou lors d’une jachère.
Les résidus de culture correspondent à ce qui est laissé dans les champs après la récolte (ex : pailles pour les céréales).
La biomasse désigne l’ensemble de la matière organique présente en un endroit donné (ici, c’est donc la quantité de maïs ou de sorgho produite).