EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE, les organisations de producteurs encouragées par les États dès les années 60 ont surtout concerné les agriculteurs. Les éleveurs, du fait de leur mobilité et de leur faible recours aux intrants, ont souvent été exclus des projets de structuration du monde rural. Leurs systèmes d’élevage reposaient en grande partie sur la valorisation des parcours naturels. L’affouragement, le recours aux aliments concentrés, un suivi sanitaire rapproché avaient peu d’intérêt pour eux du fait d’une conduite extensive des troupeaux. L’accroissement démographique, l’augmentation de la productivité du travail due à la culture attelée et le développement de quelques cultures de vente (particulièrement le coton) ont eu comme conséquences l’extension de l’ager ¹ et la réduction rapide de la surface des parcours. Ceci a amené la majorité des éleveurs à se sédentariser pour garantir l’autosuffisance alimentaire de leurs familles en développant des cultures céréalières. Bien que la transhumance des troupeaux reste fréquente, les éleveurs sont ainsi devenus plus « visibles » pour les services techniques, les projets et ONG ainsi que pour les collectivités locales issues de la décentralisation.
L’organisation en Groupements d’intérêt commun (Gic) considérée comme préalable à l’action collective. La loi coopérative de 1992 sur la reconnaissance juridique des groupements de producteurs (agriculteurs et, dans une moindre mesure, éleveurs et pêcheurs, etc.) a entraîné une augmentation rapide du nombre de Groupements d’intérêt commun (Gic) au Cameroun. Les projets de développement ont souvent déclaré ne vouloir collaborer qu’avec ce type de structure formalisée. Les producteurs ruraux ont aussi cru qu’il suffisait de fonder un Gic pour accéder au crédit bancaire. Dans la majorité des cas, l’initiative de création d’un Gic a été prise par un agent d’une ONG, d’un projet ou des services techniques de l’État. Les éleveurs peuls M’Bororo n’ont pas échappé à cet effet de mode. Par exemple, c’est la perspective d’obtenir des prêts ou l’appui d’un projet d’hydraulique rural qui les a motivés à créer leur Gic. Parallèlement, des associations rassemblant un plus grand nombre d’éleveurs se sont constituées pour faire entendre leurs points de vue comme l’association des M’Bororo du Nord Cameroun, la Fédération des éleveurs de la Bénoué et, localement, des associations créées par des projets de sécurisation des aires pastorales en vue de gérer ces espaces bornés et réservés à l’élevage.
Les agro-éleveurs (non peuls) qui pour la plupart étaient déjà membres d’un groupement « coton » ont senti le besoin de créer des groupements spécifiques à leurs activités d’élevage. Ils se sont initialement associés (souvent à l’échelle d’un quartier) pour embaucher un berger gardant l’ensemble de leurs bovins, suite au développement de la scolarisation de leurs enfants qui auparavant étaient en charge de cette tâche. La formalisation de ces groupes en « Gic élevage » vient du projet de la plupart des agro-éleveurs de se consacrer à l’embouche bovine. Cette activité nécessite l’achat d’animaux maigres à bas prix et d’aliments concentrés. Or la trésorerie des exploitations, tout comme la caisse des Gic, n’étaient pas en mesure de financer ces investissements.
Notre étude a révélé que, même si tous les Gic d’agro-éleveurs rencontrés déclarent vouloir s’adonner à ce type d’élevage intensif, aucun n’a obtenu un prêt « embouche ». Seul un Gic a pu initier modestement cette activité avec un seul bovin acheté sur les fonds propres du groupement, davantage pour expérimenter cette technique d’élevage spécifique que pour fournir un revenu à ses membres.
La sédentarisation des éleveurs entraîne un besoin d’organisation. La perception de l’intérêt du Gic et sa structure sont très différentes dans les campements d’éleveurs. Ainsi, le groupement rassemble toujours l’ensemble des éleveurs du campement. Cette forme d’organisation ne relève donc pas d’une démarche individuelle mais d’un choix collectif. Ces Gic d’éleveurs ont des objectifs communs avec ceux des agro-éleveurs : disposer d’une reconnaissance juridique pour pouvoir emprunter, acquérir des intrants vétérinaires et alimentaires pour le bétail et des équipements (grillage), etc. Mais le fonctionnement de ces Gic diffère par l’absence, le plus souvent, de cotisation régulière et surtout par une démarche plus communautaire visant la défense de l’intérêt des éleveurs dans cette région de plus en plus peuplée par les agriculteurs. La constitution d’une caisse commune n’est pas considérée comme prioritaire dans la mesure où les éleveurs peuvent assez facilement trouver les ressources financières pour initier des activités productives ou d’aménagement. C’est le cas, par exemple, de la construction d’un puits par un projet qui leur demande une contribution forfaitaire de 500 000 FCFA. En fait, les éleveurs peuls ne sont guère enclins pour le moment à intensifier leurs systèmes d’élevage : l’embouche ² est encore rare, l’intensification de la production laitière en saison sèche n’est pas recherchée. Les difficultés d’accès au tourteau ³ de coton, principal intrant pour l’embouche et le faible intérêt des éleveurs pour l’amélioration de la production fourragère dans les champs cultivés ou les parcours (4) sont les principaux freins à cette intensification. La santé du bétail est assurée de plus en plus par l’achat de médicaments auprès de revendeurs dans les marchés. Les éleveurs ont su dans ce domaine acquérir une bonne expérience. La mise en place d’une pharmacie vétérinaire villageoise gérée par le Gic n’est pas indispensable mais, selon eux, elle pourrait garantir la qualité des médicaments et en limiter le coût.
Mais alors à quoi peuvent servir ces Gic d’éleveurs ? Pour les éleveurs M’Bororo, former un Gic c’est un peu rentrer dans le monde « moderne », dans celui de l’administration et de la ville. Pendant longtemps, du fait de leur mobilité permanente, ces éleveurs Peuls M’Bororo ne se sont pas intégrés dans les terroirs des agriculteurs et des autres éleveurs sédentaires (les Peuls Fulbé), ils n’ont pas envoyé leurs enfants dans les écoles, n’ont pas béné- ficié des projets d’hydraulique. Ils en paient aujourd’hui les conséquences car ils sont constamment dupés ou mal informés. Et actuellement, ils voient l’intérêt de ces services, ce qui explique la sédentarisation de leur habitat. D’autres raisons ont poussé ces éleveurs à se sédentariser : paupérisation pour certains et donc besoin de cultiver des céréales, relations rapides avec les marchés pour les plus riches qui se consacrent au commerce du bétail.
Jeune berger peul. © P. Dugué (Cirad)
Cette sédentarisation n’est pas sans contrainte, elle implique de stabiliser des droits d’accès à des parcours ainsi que les réseaux de pistes à bétail qui permettent de continuer à faire transhumer le troupeau à certaines périodes de l’année. Comme dans toute l’Afrique des savanes, la revendication des éleveurs de cette région porte d’abord sur une reconnaissance de droits fonciers sur des aires pastorales. Ceci a été expérimenté par quelques projets au nord du Cameroun avec l’appui du ministère de l’Élevage, des pêches et des industries animales (Minepia). En fait dans ce jeu complexe d’acteurs, le statut de Gic peut permettre à ces éleveurs d’obtenir une certaine reconnaissance de la part des autres communautés et des divers opérateurs de développement. Cela est très utile lorsque le campement d’éleveurs constitue un quartier dépendant administrativement d’un village dominé par les agriculteurs. Le Gic et son bureau peuvent acquérir une certaine légitimité dans les négociations pour la délimitation des espaces de culture et de parcours, la prévention ou le règlement des conflits. Ceci n’exclut pas que ces groupements initient lorsqu’ils en sentiront le besoin, des actions d’appui à la production. Mais avant cela il faut que ces éleveurs obtiennent certaines garanties en termes d’accès aux ressources agro-pastorales.
Un besoin d’ouverture et de dialogue. Les organisations faîtières d’éleveurs (au niveau du département et de la province) seront confortées si les Gic à la base acquièrent une légitimité et développent leurs activités (activités de services, relations avec des projets, etc.). Dans la province du Nord, les tensions entre agriculteurs et éleveurs sont de plus en plus fortes et dégénèrent régulièrement en con- flits avec pertes de bétail et de récolte. Si les organisations d’éleveurs jouent l’ouverture avec les autres mondes et non pas le repli « communautariste », elles seront certainement des acteurs clés pour gérer ces conflits et contribuer à une politique de gestion des ressources et des espaces qui aura du sens et des résultats. Comme pour d’autres productions et situations agricoles, on peut se demander s’il faut que la même OP contribue à la fois à des activités d’appui à la production et de défense des droits de ses membres. Face à leur relatif isolement, les éleveurs M’Bororo n’ont pas le choix. Leurs organisations doivent intervenir sur ces deux fronts. Mais aujourd’hui les éleveurs de cette région ainsi que ceux du Tchad et de RCA sont de plus en plus confrontés à l’insécurité, au rapt des membres de leur famille et à la demande de rançon. Ce phénomène a pris une ampleur importante et vise particulièrement ce groupe de producteurs qui est en mesure de payer la rançon demandée en vendant une partie de leur bétail. Les organisations d’éleveurs de base ou leurs faitières ont-elles acquis suffi- samment d’expérience pour peser sur les pouvoirs publics afin qu’ils combattent ce fléau et assurent la sécurité de tous ?
1. Terres cultivées. 2. En fait, il existe chez ces éleveurs des pratiques d’achat de bovin en mauvais état sur les marchés qui sont « retapés » durant quelques semaines d’alimentation en enclos puis revendus. 3. Les producteurs de coton ont une exclusivité pour l’achat de 2 des 3 sacs de tourteau obtenus par ha de coton cultivé, les éleveurs doivent l’acheter auprès de commerçants qui souvent spéculent sur ce produit très recherché entre mars et mai. 4. Les éleveurs perçoivent toujours le parcours et les résidus de culture de la vaine pâture comme des ressources collectives difficiles à gérer car accessibles à tous.
L’étude à l’origine de cet article porte sur une analyse du fonctionnement de 10 groupements d’intérêt commun (Gic) d’éleveurs et d’agro-éleveurs d’une petite région rurale entre Garoua et Ngong (Province du Nord, Cameroun) où cohabitent éleveurs peuls M’Bororo et agriculteurs. Ces agriculteurs sont pour la plupart des producteurs de coton. Certains (dits « agroéleveurs ») possèdent des bovins de trait et d’élevage. Dans ce contexte les éleveurs sont tous d’ethnie peule (M’Bororo et Fulbé).