La région de Nouna au Burkina Faso connaît ces dernières années d’importants changements dans les conditions de commercialisation des produits agricoles. Culture emblématique de ces évolutions, le sésame en dit long sur les blocages de la zone ainsi que sur les décisions et attentes des producteurs.
Nouna, décembre 2008. Les récoltes viennent de s’achever dans les villages entourant cette petite ville enclavée à l’Ouest du Burkina Faso. Les agriculteurs engrangent leur mil et leur sorgho, ainsi que les nombreuses autres cultures d’hivernage, qui ont bien donné après des pluies satisfaisantes. L’heure est déjà à la préparation des fêtes ; pour cela, il faut se dépêcher de vendre, et vendre à bon prix. C’est pourquoi on ne parle que d’une chose : le prix du sésame.
Le mythe du sésame ?
Le sésame est le petit dernier de la longue famille des cultures pratiquées dans la région. Mil et sorgho constituent la base alimentaire que produisent tous les agriculteurs ; riz et maïs sont des cultures vivrières plus intensives ; arachide, haricot, fonio, oseille et pastèque, des cultures de diversification secondaires ; et enfin, coton et sésame, les principales cultures de rente.
Le sésame connaît à l’heure actuelle une très grande popularité et se développe avec une rapidité impressionnante. « Le sésame se vend bien, et permet de résoudre nos problèmes facilement » est le crédo des agriulteurs. Ils citent son prix incroyable : « 2 000 FCFA la tine il y a quelques années, 3 500 il y a deux ans, 4 000 l’an dernier, et ça atteint 5 000 FCFA la tine cette année [après la récolte de 2008] ! ». Soit près de 300 FCFA le kg, ce qui dépasse largement le prix des autres cultures, et explique la place que le sésame a acquise ces dernières années : des superficies qui ont gagné 13% entre 2007 et 2008 et sont deux fois supérieures à celles du riz ou du maïs. Quant à elle, la production a augmenté de près de 33%. La Direction départementale de l’agriculture (DPA), l’Ocades (ONG catholique), et les commerçants eux-mêmes reconnaissent le succès de la culture du sésame. L’un de ces derniers se gausse : « pour les agriculteurs, sésame = grosse moto ».
Pourtant, sa culture n’est pas en soi démesurément rémunératrice. Ses rendements moyens sont bien inférieurs à ceux du riz : 340 kg à l’hectare et 14 kg à la journée de travail pour le sésame, contre 1 040 kg et 55 kg pour le riz. En 2005 et 2006, le sésame se vendant à peu près deux fois plus cher que le riz, sa valeur ajoutée était par conséquent plus faible… Il n’avait donc rien d’une culture miracle. Dès lors, comment expliquer un tel succès ?
La commercialisation particulière du sésame.
L’avantage principal du sésame semble en fait résider dans la facilité que les agriculteurs ont à le vendre. Les circuits de commercialisation sont en effet très différents pour le mil et le sésame. Alors que le mil passe d’intermédiaire en intermédiaire, du petit ramasseur vers le grossiste, en charrette, le sésame lui, est très vite chargé dans les camions et expédié à Ouagadougou ou à Bobo-Dioulasso, avant d’être exporté. Et contrairement au riz, acheté par des femmes qui le vendent sur les marchés de Nouna, boîte par boîte, tine par tine — avec la peur de ne pas réussir à tout vendre, et donc la nécessité de le brader à bas prix — le sésame est certain de trouver un acheteur.
C’est que les commerçants sont de plus en plus nombreux à venir dans la province justement dans le but d’acquérir du sésame. Tirés par une demande largement insatisfaite, et par la concurrence entre commerçants (ceux-ci font monter les prix pour enlever de grandes quantités et répondre à leurs commandes), les prix montent. Ce qui provoque une situation qui semble tout à fait paradoxale d’un point de vue économique : plus l’offre de sésame augmente et plus les prix augmentent !
On a en réalité affaire à un phénomène en chaîne dû à la situation particulière des villages proches de Nouna, où les infrastructures sont très mauvaises, et les moyens de transports peu développés. Plus les quantités (ou la valeur de la production) vendues sont importantes, moins le commerçant a de coûts en termes de transport, mais aussi de temps passé à l’achat : en somme, il fait des économies d’échelle. Lorsqu’il est sûr de charger un camion entier rapidement et de l’envoyer à Ouagadougou, un commerçant peut augmenter le prix proposé. Et acheter à nouveau rapidement, pour vendre de la même façon. Ainsi, plus le sésame est produit dans la région, et plus il permet aux commerçants de réduire leurs coûts, tout en augmentant la rémunération des producteurs.
Et les autres cultures ?
Ces questions de commercialisation touchent en réalité chaque culture de la zone. Parmi elles, quelques exemples révélateurs : le riz, le coton et la pastèque. Le coton est semblable au sésame, en ce qu’il attire les producteurs par la facilité avec laquelle il est vendu : il est ainsi une source de « cash » essentielle pour les producteurs. La Sofitex, la société cotonnière oeuvrant dans la région, enlève l’ensemble de la production chaque année. Pourtant, cette culture demande un temps de travail très important, et a donc une valeur ajoutée par jour de travail assez peu intéressante ; sa valeur ajoutée par hectare est également faible, étant donné le coût de la main d’oeuvre et des intrants nécessaires. Si les producteurs commencent à la délaisser (production en baisse de 19% entre 2006 et 2008), c’est à cause du prix, qui diminue.
D’autres cultures sont à l’inverse bloquées par des conditions de commercialisation trop difficiles, comme le maïs, difficile à écouler, ou la pastèque. Celle-ci est pourtant de loin la culture la plus rémunératrice pour les producteurs. Mais, ils sont extrêmement peu nombreux à en produire, hormis les plus aisés : ceux ci peuvent en effet lui allouer une surface importante et avoir des contacts avec un commerçant, qui enlèvera immédiatement l’ensemble de la production. Car sinon, la pastèque pourrit… Un village proche de Nouna s’est spécialisé dans la pastèque : car, comme pour le sésame, c’est le fait d’en produire beaucoup qui permet d’avoir des commerçants présents et rapides. On appelle cela une économie d’agglomération : la concentration, en permettant une commercialisation efficace, entraîne ces gains.
Le cas le plus intéressant est peut-être celui du riz, tout d’abord parce qu’il a les meilleurs rendements, parmi toutes les cultures de la zone. Ensuite, parce qu’il reste très faiblement développé (moins de 5% des superficies) en raison des difficultés de vente. Enfin, parce qu’il connaît des bouleversements récents, avec l’initiative de l’État de fixer un prix plancher (115 FCFA par kg). Ce prix a été jugé très insuffisant par les producteurs des grandes plaines rizicoles. Mais à Nouna, les agriculteurs étaient satisfaits d’avoir un prix plancher d’une part, et des acheteurs définis, prêts à acheter en gros, d’autre part. Même si les avis divergent : « on a fait nos calculs, et on pense pouvoir vendre à un meilleur prix, ailleurs », déclare un agriculteur. Quant au groupement d’un autre village, il a découvert que son acheteur revendait en fait à un autre marchand, à Nouna même, à un prix bien supérieur… et s’est empressé de vendre à ce prix ci. Quoiqu’il en soit, cette possibilité de vendre en gros, à un prix garanti et à un commerçant défini, a boosté la production de riz dans la zone : la moitié des agriculteurs, s’ils parviennent à dépasser certains autres blocages — notamment agronomiques et fonciers — désirent se lancer dans la culture du riz l’an prochain.
Les leçons possibles de cet épisode récent.
Sésame, coton, riz, pastèque, mil, maïs : tant de cultures, mais un point commun, l’importance des conditions de commercialisation. La « success story » du sésame est un phénomène largement endogène, sans intervention d’un quelconque projet. Pourtant, il semble que l’on puisse en tirer certaines conclusions sur les façons d’accompagner cette commercialisation.
Une garantie d’achat de l’ensemble de la production par l’État (comme pour le coton, et récemment pour le riz à Nouna) est certes prisée par les producteurs, mais conduit aussi souvent à un prix d’achat peu intéressant. Des initiatives plus locales sont aussi envisageables. Des organisations de producteurs peuvent vendre la production en gros, et permettre aux commerçants d’effectuer des économies d’échelle, et donc de proposer de meilleurs prix. Des crédits — éventuellement ciblés sur certains produits — peuvent être alloués aux commerçants, qui rencontrent eux aussi des contraintes. Ils pourraient ainsi augmenter les volumes achetés, et donc les prix. Enfin, des mécanismes de rencontre entre agriculteurs et commerçants peuvent être élaborés, toujours dans le même but ; ils permettraient aussi d’améliorer le climat de confiance dont le mauvais état actuel nuit aux uns comme aux autres.
Quelle que soit l’action envisagée, il est primordial de redonner toute leur place aux questions de commercialisation. Cela a été partiellement fait dans le projet « riz », et explique son succès, au moins autant que l’appui technique et la fourniture d’intrants mis en oeuvre. Les problèmes touchant le marché des produits constituent l’une des insécurités les plus pénalisantes pour les agriculteurs. Mais comme le montrent ces exemples récents, les choses peuvent évoluer très rapidement…
La rédaction de l’article est fondée sur un travail de recherche mené dans le cadre d’un mémoire de fin d’étude d’un master d’Économie du développement (Sciences- Po). Il repose sur un travail de terrain mené de septembre 2008 à février 2009 au Burkina Faso, pendant lequel une étude a été réalisée auprès de producteurs et de commerçants à Nouna et dans 9 villages voisins. Les chiffres proviennent de l’enquête quantitative conduite auprès de 80 ménages interrogés sur ces trois dernières années. Le mémoire est disponible sur demande : qstoeffler@gmail.com