LA HAUSSE DE 2007/2008 peut être interprétée comme l’accélération d’un mouvement entamé depuis début 2002, mouvement certes moins spectaculaire, mais qui, par paliers, avait déjà conduit à une augmentation de près de 50 % sur 5 ans des prix des céréales et des oléagineux.
La hausse a touché en premier lieu les oléagineux et les céréales. L’huile de palme et le maïs ont démarré les premiers, dès le dernier trimestre 2006, mais leurs comportements ont divergé ensuite. Alors que le prix de l’huile de palme poursuivait sa hausse de manière quasi continue jusqu’à mars 2008 (sur une base 100 en 2006, son prix atteint alors l’indice 275), celui du maïs demeurait relativement stable en 2007 avant de repartir à la hausse à partir de décembre (indice 192 en mars 2008). Le soja a suivi pratiquement l’huile de palme (indice 227 en mars 2008). Le prix du blé n’a, lui, démarré qu’à la mi-2007, mais a rattrapé rapidement son retard pour atteindre le même indice que le soja en mars 2008. Enfin le riz a démarré encore plus tard, au dernier trimestre 2007, mais a véritablement flambé en février et en mars 2008 pour connaître, sur ces deux mois, une hausse cumulée de près de 50 %.
En revanche, cette hausse n’a pas touché les viandes, ni le bœuf, ni l’agneau, ni même la volaille, dont la légère tendance haussière s’inscrit dans un mouvement bien plus long. La hausse a aussi épargné le sucre qui a connu, au cours du deuxième semestre 2005, une brève flambée (+ 100 %) avant de revenir mi-2007 à son niveau initial.
Notons enfin que la hausse connaît une chronologie et une « allure » différentes suivant la monnaie dans laquelle les prix sont mesurés. Ainsi pour les pays de la zone Franc, la baisse continue du dollar vis-à-vis de l’Euro à partir du deuxième semestre 2007, s’est traduite à la fois par un retard dans la manifestation de la hausse et par une réduction de l’ampleur de cette hausse.
Mise en perspective (cf. graphe 1). Une analyse de moyenne période (1960- 2008) et sur la base d’un raisonnement en dollar constant (le déflateur utilisé ici est la valeur unitaire d’exportation des États-Unis), montre que, dans le cas des grains (maïs, blé, riz, soja) :
- la hausse intervient après une relative période de stabilité qui aurait duré environ de 1989 à 2005.
- Malgré l’ampleur des mouvements et des réactions, le niveau atteint par les prix demeure en deçà de celui qu’ils avaient atteint lors de la crise alimentaire des années 1970. Cette situation est particulièrement vraie pour le riz, le soja et le maïs. Mesurés en dollar de 2000, les prix du riz et du soja n’ont atteint « que » 400 dollars par tonne contre respectivement 1 200 (!) et 800 dollars en 1974. Les prix du maïs n’ont atteint « que » 190 dollars contre 300. Ceci est moins vrai pour le blé, pour lequel le prix actuel se rapproche nettement de son record de 1974 (350 en mars 2008 contre 400 en 1974). Cela signifie que, hormis le blé, à ce jour, et malgré la hausse de ces derniers mois, la baisse tendancielle des prix internationaux n’est pas vraiment remise en cause. Ce constat est particulièrement important dans le cas du riz, pour qui la tendance baissière a été plus marquée et dont le prix est devenu très proche de celui du blé.
Prix de denrées agricoles en dollar constant (base an 2000)
Les causes de la hausse. La hausse sanctionne, dans le cas des céréales, la succession, depuis 2000, de récoltes déficitaires. C’est la première fois en un demi-siècle qu’une telle succession se manifeste. Cette répétition de récoltes déficitaires a contribué à une baisse marquée du niveau des stocks mondiaux. Néanmoins, et contrairement à ce qui a beaucoup été dit et écrit, il n’existe pas de phénomène singulier du côté de la demande des pays émergents, et plus particulièrement des pays asiatiques, qui permettraient d’expliquer la hausse. La consommation de ces pays connaît certes une croissance soutenue, mais, au cours des toutes dernières années, cette croissance a plutôt eu tendance à ralentir qu’à accélérer. Le seul choc visible côté consommation concerne le maïs et renvoie directement au développement de la production d’agrocarburants aux États-Unis.
La succession de récoltes déficitaires a donc été essentiellement provoquée par un ralentissement marqué de la croissance de la production mondiale de céréales. Or, ce ralentissement est d’abord imputable aux évolutions de la production dans quatre grandes entités agricoles – la Chine, l’Union européenne, les pays de l’ex-URSS et les États-Unis – qui, ensemble, représentent 55 % de la production mondiale pour le riz, 70 % pour le maïs et 75 % pour le blé. Les États-Unis ont ainsi af- fiché une croissance négative durant les années 1980. Ce fut ensuite au tour des pays de l’ex-URSS au cours des années 1990. Si, depuis 2000, les États-Unis et les pays de l’ex- URSS ont retrouvé les voies de la croissance, c’est désormais à l’Union européenne de connaître une décroissance, légère mais effective, de sa production céréalière après une quasi-stagnation dans les années 1990. En Chine, la chute (blé et riz) ou la stagnation (maïs) de la production a été particulièrement marquée entre 1997 et 2003. La production céréalière chinoise s’est nettement redressée depuis 2003 (en maïs elle a atteint des niveaux record lors des dernières récoltes) mais, en tendance, la production rizicole marque nettement le pas avec un taux de croissance moyen depuis 2000 de seulement 0,3 % (il était de 2,3 % dans les années 1980 et de 1 % dans les années 1990).
Cet infléchissement de la production céréalière est moins la conséquence de contraintes techniques insurmontables ou d’un épuisement des ressources que le résultat indirect des réformes des politiques agricoles menées dans ces pays. En effet, toutes ces entités ont connu des réformes d’ampleur : fin du socialisme réel dans les pays de l’ex-URSS, adoption du découplage en Europe et aux États-Unis, libéralisation en Chine. La réduction des productions excédentaires était un des objectifs explicites des réformes entreprises. De ce point de vue elles ont atteint leur objectif et rejoint celui fixé par les instances internationales de gestion du commerce (Gatt puis OMC) d’abandonner progressivement une situation d’excédents chroniques et de bas prix liée aux forts soutiens à l’agriculture pour retrouver une situation plus « normale » avec des prix plus élevés.
La chute des stocks mondiaux est ainsi le résultat de la réduction, voire de la disparition, des stocks dans les quatre entités citées plus haut. Sur les marchés du blé et du maïs, l’histoire avait vu les États-Unis remplacés par la Chine comme « stockeur central » du marché, c’est-à-dire à la fois comme principal accumulateur de stocks puis comme principal « responsable » de leur diminution. Toutefois, la phase d’accumulation des stocks qui perdure de 1977 à 2000 peut être subdivisée, tant pour le blé que pour le maïs, en deux sous-périodes. Durant une première sous-période, les États- Unis semblent tentés de revenir à leur rôle historique de stockeur central du marché. Ce mouvement est particulièrement visible pour le maïs. Cette « tentation » est pourtant très vite abandonnée (abandon à mettre en relation avec la réforme de la politique agricole américaine et les avancés des négociations de l’Uruguay Round) tandis que les stocks américains descendent à des niveaux très bas (équivalents à ceux de l’UE dans le cas du blé). S’ouvre alors la deuxième sous-période durant laquelle la Chine s’impose comme LE pays stockeur du marché. De 1996 à 2000, le pays détient 50 % des stocks mondiaux de blé et entre 60 et 70 % des stocks de maïs ! Toutefois, à partir de 2000, les stocks chinois diminuent rapidement sous l’effet des déficits de production répétés. Les excédents de blé et de maïs accumulés depuis la fin des années 1980 sont « consommés » en quatre récoltes. La baisse des stocks mondiaux qui démarre aux alentours de 2000 est ainsi largement imputable à l’évolution des stocks chinois.
Stocks mondiaux de céréales en début de récolte (campagne 1960/1961-2007/2008), avec tendances
Il est très peu probable que le marché retrouve une quelconque stabilité en l’absence de stocks importants. La question de la prise en charge – physique et surtout financière – de ces stocks est donc une question centrale pour l’avenir des marchés alimentaires. Historiquement, des stocks importants ont existé sur le marché quand un pays en assumait le coût pour des raisons domestiques. Cela a été le cas, pour les céréales, avec successivement l’accumulation de stocks aux États-Unis puis en Chine. C’est aussi le rôle qu’a joué un long moment le Brésil sur le marché du café. La gestion des stocks mondiaux pose en effet un problème classique d’action collective en situation de bien commun. L’attitude « naturelle » de chaque pays est de laisser aux autres le soin de s’en occuper. Telle a été historiquement la politique de l’Europe. Est-ce encore possible compte tenu de la distribution actuelle des ressources ?