Depuis le milieu des années 2000, on assiste à une implication croissante du « secteur privé » dans le développement et le financement de l’agriculture. Cette dynamique soulève de nombreux débats et interroge la définition — souvent floue — de ce « secteur privé ».
Grain de sel (GDS) : Il y a eu un débat cette année sur les rapports entre agriculture familiale et agriculture d’entreprise. Pensez-vous que ces deux modèles peuvent coexister ?
Augustin Wambo Yamdjeu (AWY) et Benoit Faivre Dupaigre (BFD) : Il faut d’abord savoir de quoi l’on parle à propos d’agriculture d’entreprise et d’agriculture familiale en Afrique. Très peu d’agriculteurs familiaux ne sont pas en même temps employeurs de main d’œuvre et les agriculteurs familiaux qui ne sont jamais ouvriers d’autres agriculteurs sont en général des chefs d’entreprise eux-mêmes. Les limites entre agriculture familiale et d’entreprise sont parfois floues. C’est alors qu’il est utile d’introduire la notion de taille dans le débat qui oppose les deux modèles pour mieux saisir ce que cela implique de recourir massivement à de la main d’œuvre salariée ou d’exploiter de larges étendues de terres. Les entreprises organisées autour du travail salarié utilisent souvent ce dernier sur une base saisonnière ce qui ne permet pas de créer de l’emploi sur la durée et ne permet pas un développement harmonieux des zones rurales sauf lorsqu’existent des activités complémentaires. L’expérience montre par ailleurs qu’en général l’intérêt à intensifier est moindre dans les systèmes sur des grandes surfaces que sur des petites surfaces.
Derrière votre question se profile en fait celle relative aux types d’exploitation à promouvoir. A ce propos, la position du Nepad est claire. Les investissements à grande échelle sont bienvenus lorsqu’ils se concentrent sur l’amont et l’aval de la production. C’est d’ailleurs souvent sur l’approvisionnement ou la transformation et la commercialisation que les fermes commerciales réalisent des économies d’échelle. Le développement de ces maillons de la chaine peut en outre bénéficier aux petits agriculteurs. Nous n’encourageons pas les prises de contrôle de grandes étendues de terre. Mais n’oublions pas qu’en dernier ressort ce sont les politiques nationales qui peuvent encadrer les politiques foncières. L’Agence du Nepad fournit des cadres et des recommandations, comme la Land policy initiative, mais ce n’est pas elle qui met en œuvre les politiques.
GDS : Pourquoi le rôle accru du secteur privé dans le financement de l’agriculture fait-il débat ?
AWY & BFD : Il y a toujours une ambiguïté sur ce qu’on entend par secteur privé et qui suscite les passions. Selon que ça arrange ou non, on inclut les agriculteurs dans le secteur privé ou pas. Les organisations agricoles sont ainsi parfois reléguées dans un groupe disparate de « société civile ». Une deuxième raison à ce débat est qu’il est difficile de quantifier la contribution réelle des agriculteurs en termes d’investissement. Une brève estimation faite au Nepad montre que les producteurs (petits et grands) investissent près de 100 milliards de dollars chaque année mais on ne peut pas connaitre la part due aux petits agriculteurs. On tend à occulter cette réalité.
Enfin, lorsqu’on invoque le secteur privé pour financer l’agriculture, certains craignent que cela exonère le secteur public de sa responsabilité. Il est vrai qu’à cet égard, le bilan de l’engagement de Maputo d’allouer 10 % des budgets publics en faveur de l’agriculture est médiocre. Certains pays ont fait de réels efforts, notamment en Afrique de l’Ouest, mais la grande majorité est en deçà de cet objectif.
GDS : Cette implication croissante du secteur privé marchand représente-t-il des risques pour la petite agriculture familiale ?
AWY & BFD : Cette distinction entre secteur privé marchand et petite agriculture familiale est fallacieuse. On ne connait pas d’agriculteurs familiaux qui ne soient insérés d’une manière ou d’une autre aux marchés. Si on entend entreprise salariale vs agriculture familiale comme nous l’avons dit, nous cherchons à promouvoir les complémentarités par exemple en concentrant l’investissement à grande échelle sur des secteurs hors de portée des petits agriculteurs. Notre ambition est que la petite agriculture devienne le moteur des échanges marchands en agriculture. Nous sommes aussi très attachés à ce que les organisations dans les pays nous disent elles-mêmes ce qu’elles souhaitent, en dehors de tout cliché sur l’agrobusiness ou les partenariats public-privé. Les situations peuvent aussi être différentes à l’échelle locale.
GDS : À quelles conditions les partenariats public-privé peuvent-ils bénéficier à la petite agriculture familiale ?
AWY & BFD : L’agriculture contractuelle est une voie que nous considérons profitable aux petits agriculteurs familiaux, surtout si elle est facilitée et encadrée par des politiques publiques. Tout ce qui a trait à la transparence dans la formulation et l’exécution des contrats et la mise en place de mécanismes simples et lisibles pour procéder à des recours, dénoncer ou ajuster les contrats, concourt à améliorer l’environnement des affaires, à l’établissement de l’État de droit et donc à une insertion plus équitable des opérateurs économiques, dont les agriculteurs familiaux.
GDS : Il a été dit que la régulation et la place des pouvoirs publics constituent « l’angle mort de la réflexion » quand on parle de partenariats public-privé. Qu’en pensez-vous ?
AWY & BFD : C’est assez exact, mais on pourrait en dire tout autant de la place du secteur privé. Les propositions concrètes venant du secteur privé ne sont pas légion. En fait on est dans une sorte de zone grise où personne ne se déclare. Comme nous le disions plus haut, le secteur public a besoin des financements privés et le secteur privé a besoin d’une légitimation de ses entreprises par le secteur public. Les modalités concrètes d’un partenariat public-privé ne font guère l’objet de discussions et l’expérience dans tous les pays montre que ces partenariats sont fluctuants et doivent évoluer continuellement dans leur mise en œuvre avec un spectre très large allant de la privatisation complète à la nationalisation.
Dans le secteur agricole on a l’impression que les débats autour des PPP sont surtout un prétexte au dialogue entre le secteur privé et la puissance publique sur le climat des investissements, la gouvernance, la fiscalité, mais il ne tient qu’à nous qu’il débouche sur la question de la régulation économique dans son ensemble. Nous faisons aussi le pari que l’économie politique du secteur agricole évoluera, que les intérêts des producteurs seront mieux représentés dans ce dialogue pour peu que les organisations agricoles jouent un rôle plus concret dans la mise en place d’initiatives économiques. Elles sont encore peu audibles au niveau continental en dehors des questions sur le commerce.
GDS : Pourquoi avez-vous lancé le partenariat Grow Africa en 2011 ?
AWY & BFD : Grow Africa est né de la convergence d’initiatives africaines et d’une initiative du Forum économique mondial. Ce partenariat a bénéficié depuis sa création du soutien technique du Forum économique mondial et de son savoir-faire en matière de mobilisation de l’entreprise privée. Il a fallu un certain temps pour que plus d’entreprises africaines s’inscrivent dans le processus mais on ne doit pas oublier que Grow Africa s’appuie notamment sur des agences de développement mises en place par les pays africains pour développer certains « corridors » de croissance c’est-à-dire des zones à haut potentiel et dont on estime que le développement aura un effet d’entrainement sur l’ensemble de l’économie. Le Nepad a toujours été vigilant et l’a parfois fait savoir avec force pour que Grow Africa soit un outil du PDDA A et non l’inverse. Cela se concrétise désormais par l’intégration du secrétariat de Grow Africa au sein de l’Agence du Nepad prévue avant la fin 2015.
GDS : Quels sont les défis pour les années à venir pour le partenariat Grow Africa ?
AWY & BFD : Les défis sont classiquement ceux du dilemme entre intérêt particulier et intérêt général. Le développement agricole a besoin d’investisseurs privés en plus des agriculteurs. Mais il faut aussi voir que les investisseurs ont des attentes vis-à-vis des gouvernements ce qui a motivé leur adhésion à une initiative comme Grow Africa. Ils veulent des cadres précis pour développer leurs affaires et c’est dans la négociation que l’intérêt du plus grand nombre peut être promu par la puissance publique. Ce que nous souhaitons c’est que les petits agriculteurs qui sont actuellement l’objet d’attention de la part de Grow Africa, mais qui n’étaient pas les initiateurs de ce programme, puissent être placés au centre des débats. Cela nécessitera une évolution de Grow Africa, en particulier dans ses compétences techniques. Il faudra également que les organisations agricoles renforcent leurs capacités à faire des propositions concrètes sur des questions qui peuvent être très techniques.
Augustin Wambo Yamdjeu (augustinw@ nepad.org) est responsable du CAADP-PDDAA (Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine à l’Agence du Nepad (Nouveau Partenariat pour le développement de l’A f r i q u e).
Benoit Faivre Dupaigre (benoitfaivred@nepad.org) est conseiller « Agriculture » à l’Agence du Nepad.