L’Année internationale de l’agriculture familiale a été l’occasion de mettre en évidence les capacités d’innovation des agricultures familiales. Pourquoi capitaliser ces innovations et comment permettre leur changement d’échelle ?
Grain de sel : Pourquoi capitaliser les innovations paysannes ?
Henri Rouillé d’Orfeuil (HRO) : Le changement dans les agricultures provient d’innovations qui peuvent être d’origine scientifique ou paysanne. Dans les pays où la recherche est faible, comme souvent en Afrique, l’innovation est d’abord et essentiellement paysanne. Elle provient le plus souvent d’un paysan qui a trouvé une réponse à un problème concret qui se pose à lui, un changement d’environnement, un accident dans son système de production, une opportunité de marché…
Ce changement en milieu réel peut être observé facilement, puis répliqué, par d’autres paysans voisins confrontés aux mêmes difficultés, encore faut-il s’assurer que les résultats sont bien réels, identifier les conditions de la réussite et s’assurer que de telles conditions peuvent se retrouver là on souhaite diffuser l’innovation. La capitalisation doit permettre aux paysans lointains d’élargir leurs regards bien au-delà du champ du voisin, voire d’aller chercher de nouvelles pratiques au-delà des frontières et des océans.
Il me semble que tout bailleur devrait poursuivre leur appui au-delà de la réalisation des projets qu’ils soutiennent pour que des enseignements puissent être tirés et, s’ils s’avèrent positifs, proposés à d’autres partenaires. Tout bailleur devrait ainsi à mon sens poursuivre un double objectif : d’une part, permettre la réussite locale d’un projet, d’autre part, soutenir la capitalisation des enseignements du projet et même contribuer à leur valorisation et à leur diffusion. Le repérage et l’analyse des innovations sont les premières cibles des travaux de capitalisation et de valorisation.
GDS : L’objectif de la capitalisation est donc de permettre le changement d’ échelle d’une innovation ?
HRO : Oui, et ce changement d’échelle peut renvoyer à plusieurs dynamiques. La même expérience peut soit s’agrandir, soit être reproduire ailleurs (processus d’essaimage). Il peut aussi contribuer à des changements de politiques publiques. La capitalisation ne doit pas être la fin de l’histoire. Une capitalisation – même bonne – ne permettra pas à une expérience de se transformer miraculeusement. Elle a besoin d’être valorisée. L’élaboration d’un business plan analysant les moyens nécessaires (compétences, financements…) pour le changement d’échelle s’avère également important.
GDS : Avez-vous un exemple de capitalisation ayant permis un changement d’ échelle ?
HRO : En Haïti par exemple, la Fondation de France a été loin dans ce processus de capitalisation et de valorisation. En collaboration avec une revue de caractère scientifique, FACTS Report, elle a soutenu un processus de capitalisation qui a permis de repérer et de décortiquer des expériences innovantes, de les décrire, analyser, publier, disséminer et valoriser des références sur ces expériences. Vingt expériences ont été sélectionnées. Le processus de capitalisation a emprunté aux revues scientifiques leurs méthodes : les acteurs concernés ont rédigé des articles sur les processus d’innovation. Ces articles visaient à être les plus rigoureux, documentés et chiffrés possibles. Puis des interactions avec des pairs et experts ont été organisées, avant de publier les articles ainsi validés. L’objectif de ce processus est de donner des « lettres de noblesse » aux innovations d’origine locale, qui sont aussi importantes pour le développement économique et social que les innovations d’origine scientifique. Ces références ont ensuite été disséminées via des publications, des conférences et des colloques, mais surtout par les auteurs des articles eux-mêmes.
Martine Kaboré est responsable de l’Association Rimtereb Som. Cette association créée en 1994 a développé la marque « Takam Cosmétiques » et a réussi à investir le marché local du Burkina Faso pour la vente de produits cosmétiques au karité.
Enfin, la Fondation de France a décidé d’apporter un nouvel appui pour accompagner quatre de ces expériences dans un processus de changement d’échelle. Il s’agissait d’aider le porteur du projet à se doter d’outils de valorisation de son expérience. Les quatre associations ont fait des choix différents. Haïti-futur, qui porte un projet de rénovation de l’enseignement primaire grâce à la technologie des « tableaux numériques animés », a par exemple choisi de réaliser un film. L’entreprise solidaire Ayitica, créée pour mettre en œuvre une technique importée de Colombie de fermentation du cacao, a quant à elle décidé de faire réaliser une étude systématique des variétés haïtiennes de cacao. Aujourd’hui, les quatre projets sont engagés dans des processus de changement d’échelle. Pour reprendre ces deux exemples, la Banque mondiale va équiper et solariser 500 écoles primaires selon le modèle développé par Haïti-futur et plusieurs bailleurs internationaux s’intéressent au développement de la filière cacao valorisé par la technique de fermentation. En Afrique de l’Ouest, la Fondation de France soutient une orientation similaire du programme Pafao (Promouvoir l’agriculture familiale en Afrique de l’Ouest) mené avec le CFSI. Le fonds de soutien va désormais être divisé en deux : une partie continuera à appuyer des projets de terrain, la seconde servira à appuyer la capitalisation et la valorisation des innovations lorsque les projets locaux en sont porteurs.
Henri Rouillé d’Orfeuil (rouille@cirad.fr) est ingénieur agronome. Il a notamment travaillé en France au ministère des Affaires étrangères et au Cirad ainsi qu’à la Banque mondiale. Il était chargé de mission interministérielle pour la préparation de l’AIAF en France.
Pour des systèmes de capitalisation paysans
Dans la préface de l’ouvrage « Nourrir les villes, défis de l’agriculture familiale » (CFSI, Fondation de France, 2014), Mamadou Cissokho, Président d’honneur du Réseau des organisations paysannes et de produceurs d’Afrique de l’Ouest (Roppa), explique l’enjeu pour les organisations paysannes ouest-africaines de développer leur propre système de capitalisation.
« Nous innovons en permanence, face à chaque difficulté. Et chaque initiative permet de dire : « c’est connu, c’est possible, les gens ont vu. […] Pour transmettre ces savoirs paysans et pour diffuser les initiatives, nous devons aussi mettre en place nos propres systèmes de capitalisation, des systèmes de capitalisation paysans. […] L’idée est née face à une situation que nous avons trouvée bizarre : ce sont les autres qui parlaient pour nous ! Combien nous étions ? D’autres fournissaient l’information. Que faisions-nous ? Avec quels résultats ? Tout ce qui nous concernait était publié par d’autres. Alors après la première bataille, qui a consisté à dire qu’être paysan ne devait pas être une honte, c’est devenu notre grand combat : apprendre à nous présenter et à analyser nous-mêmes nos pratiques. En 1996, la Fongs (Fédération des organisations non gouvernementales du Sénégal) a lancé l’embryon de l’observatoire des exploitations familiales qui existe aujourd’hui. L’objectif était de maîtriser nos avoirs, nos pouvoirs et nos savoirs, trois dimensions constitutives de notre identité, en mettant en place un travail rigoureux, honnête et constructif. […]
La capitalisation ne doit pas être un processus top- down, un instrument théorique servant seulement à faire des livres et des doctorats. Elle doit s’ancrer dans la pratique, permettre de donner à voir ce qui est fait ailleurs, que les résultats soient bons ou non. Pour cela, il faut suivre des expériences, travailler avec ceux qui les ont mises en place, et avec d’autres acteurs en mesure de valider les observations et l’analyse. Puis il faut diffuser tout cela. Nous travaillons ensemble, nous regardons les résultats et nous tirons les leçons : c’est cela qui fait tache d’huile. […] Le Roppa s’attèle de ce fait à mettre en place un système régional de capitalisation maîtrisé par les paysans. Il faut que nous arrivions à le monter, à le mettre en valeur, car nous en avons besoin pour accompagner l’évolution dans les dix années à venir. »Pour en savoir plus sur l’observatoire des exploitations paysannes et ses résultats, lire p. 4-7 et p. 30-31.
Pour lire l’ouvrage « Nourrir les villes, défis de l’agriculture familiale » : http://www.cfsi.asso.fr/sites/www.cfsi.asso.fr/files/fdf-cfsi-nourrir-les-villes-20140925_1.pdf