Depuis sa création en 1993, le Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR) a fait de la problématique foncière au Sénégal une question cruciale sur le plan politique, mais aussi social. L’expérience acquise par ce mouvement paysan autonome mérite d’être partagée, notamment avec d’autres organisations paysannes africaines.
Une démarche innovante s’appuyant sur un dispositif associant des spécialistes du foncier et des leaders paysans. Le CNCR a engagé depuis 1998/99 un important processus de consultation sur le foncier. Cet exercice s’est basé sur une analyse des pratiques foncières et des réalités vécues dans les différentes régions agro-écologiques du pays et a pris en compte les divers types de conflits fonciers, ainsi que leurs modes de résolution. Les résultats de ce processus, ayant mis au jour les pratiques paysannes dans le domaine foncier, ont été mis en débat et confrontés aux dispositions de la loi sur le domaine national. Ce processus et la réflexion concertée à laquelle il a donné lieu, ont concerné plus de 200 communautés rurales (qui sont les collectivités territoriales de base au Sénégal) avec l’organisation de 50 ateliers locaux. Les propositions issues de ces réflexions ont été consolidées au cours de cinq ateliers régionaux. Un séminaire national a examiné et validé le diagnostic et les propositions de réforme formulées par les paysans. Le processus a été interrompu en 2003 par l’élaboration de la Loi d’orientation agricole.
Des propositions de réforme qui reconnaissent des droits fonciers réels aux paysans. Les principales propositions retenues en 2004 par le CNCR s’articulent autour de cinq axes : (i) reconnaître un droit d’usage * négociable sur le marché foncier à tous les titulaires actuels d’un droit d’affectation ; (ii) créer des marchés locaux ou communautaires de droits d’usage ; (iii) instaurer une taxe d’aménagement pour l’accès aux terres aménagées sur des fonds publics ; (iv) permettre la transformation des droits d’usage en titres fonciers ; et (v) établir un droit de préemption du conseil rural (qui regroupe les élus locaux de la communauté rurale) sur les transactions foncières et créer un fonds foncier pour favoriser les transferts de terres entre les exploitations familiales de la communauté rurale.
…mais qui demeurent ignorées par l’administration. Ces propositions paysannes ont été ignorées par les différentes initiatives gouvernementales en matière de réforme foncière impulsées à partir de 2001. Après l’élaboration d’un projet de Loi d’orientation agricole par le gouvernement, le CNCR a demandé que le chapitre portant sur le régime foncier soit retiré du document pour éviter l’amalgame, en proposant de séparer les deux processus : l’élaboration d’une loi d’orientation agricole et le processus de réforme foncière. Compte tenu du rapport des forces qui était favorable aux organisations paysannes à la veille des élections législatives de 2001, le gouvernement a accepté cette requête. Il a alors été retenu, dans le cadre de la Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale (Loasp) promulguée en juin 2004, qu’une nouvelle politique et une législation foncière seraient définies dans un délai de deux ans.
Le CNCR s’est par la suite impliqué dans les travaux du groupe thématique « réforme foncière » mis en place sous l’égide du ministère de l’Agriculture pour élaborer la politique et la loi foncière. Sans faire le lien avec ce groupe thématique, la Présidence de la République a mis en place une Commission nationale de réforme du droit de la terre (CNRDT), en vue de proposer une réforme foncière dans un délai de six mois. Le CNCR a rencontré le président de la Commission pour parler du document et mettre sur la table ses propositions de réforme foncière. Il lui a été signifié qu’il s’agissait d’un document de discussion. La CNRDT n’a pas impliqué les organisations paysannes dans ses travaux qui ont débouché, en 2008, sur l’élaboration d’un document intitulé : « Quelques propositions de réforme sur la gestion foncière en milieu rural ». Pour l’essentiel, la CNRDT préconise la privatisation des terres et particulièrement la création dans chaque communauté rurale d’une « vaste zone d’investissements intensifs » pour les « gros investisseurs ».
L’actualisation des propositions paysannes pour corriger certaines insuffisances et prendre en compte les dynamiques nouvelles. Un processus d’actualisation des propositions paysannes de 2004 a été initié dernièrement, poursuivant deux objectifs majeurs : (i) corriger les biais liés au fait que la transformation des droits d’usage en titres fonciers entraînera une marchandisation de la terre ; et (ii) prendre en compte la problématique du foncier pastoral et la nouvelle dynamique des transactions foncières à grande échelle. Pour conduire cet exercice, le CNCR a bénéficié de l’expertise de l’Initiative prospective agricole et rurale (Ipar) et d’un soutien financier de la fondation Rosa Luxembourg. Notons que cette alliance entre OP et experts tout au long du processus a permis de former un pool de leaders paysans spécialistes du foncier qui ont ensuite animé directement la concertation et sont encore aujourd’hui des relais du mouvement paysan sur les questions foncières.
Au démarrage du processus, une note de synthèse sur la réforme foncière et la sécurisation des exploitations familiales a été élaborée et discutée avec les leaders paysans au cours d’un atelier national qui s’est tenu en août 2011. Cette rencontre a validé l’approche méthodologique qui combine : (i) l’élaboration de notes de synthèse ; (ii) les échanges avec les leaders paysans au niveau national ; (iii) la tenue d’ateliers zonaux ; (iv) les discussions avec les acteurs de la société civile sur les enjeux de la réforme foncière ; et (v) l’élaboration de propositions actualisées et partagées avec plusieurs groupes d’acteurs dont les principales sont de :
- reconnaître un droit foncier réel à tous les titulaires actuels d’un droit d’usage * ;
- créer les conditions d’une transmissibilité et d’une cessibilité encadrée de la terre ;
- mettre en place un cadastre * dans les communautés rurales ;
- élaborer une législation portant de façon spécifique sur le foncier pastoral ;
- développer les contrats d’exploitation des ressources naturelles dans le cadre de chartes foncières locales.
Pour le portage politique de ces propositions paysannes, l’accent a été mis sur la nécessité d’impliquer les acteurs et les organisations intervenant dans les activités de plaidoyer. Il a été retenu de mettre en oeuvre plusieurs initiatives, notamment :
- le développement d’alliances visant à promouvoir la vision paysanne de la réforme foncière, en ciblant les conseillers ruraux, les leaders d’opinion, les organisations de la société civile, les médias, les responsables de l’administration territoriale et les cadres des services techniques ;
- l’impulsion d’un débat sur les enjeux de la réforme foncière aux niveaux local et national ;
- le développement d’activités de plaidoyer ciblant les institutions parlementaires, les chefs religieux, les organisations faîtières des élus locaux, etc. ;
- l’interpellation des candidats à l’élection présidentielle de 2012 sur leurs propositions en matière de réforme du foncier rural.
Par-delà la mise en débat des questions foncières, le processus d’actualisation des propositions paysannes a permis de renforcer les capacités des leaders et des animateurs des organisations paysannes en matière foncière (cadre juridique et institutionnel du foncier, enjeux de la sécurisation foncière des exploitations familiales, portée et limites des outils de sécurisation foncière en cours d’expérimentation dans certaines régions, etc.). Cette réflexion de fond est indispensable pour permettre au mouvement paysan d’assumer sa fonction de force de proposition et de se positionner comme un acteur capable de mobiliser l’opinion et de saisir les « fenêtres d’opportunité » pour mieux faire prendre en compte les préoccupations des exploitations paysannes familiales.
Le contexte actuel est favorable pour assurer le portage politique des propositions paysannes de réforme foncière. En effet, le CNCR est membre d’une large coalition de la société civile qui s’est mobilisée autour de la question foncière en vue de mener le combat contre l’accaparement des terres. Cette plateforme dénommée « Cadre de réflexion et d’action sur le foncier au Sénégal » (Crafs) s’emploie à faire évoluer la législation foncière afin qu’elle garantisse une sécurité foncière aux paysans et aux pasteurs sénégalais.
- Baba Ngom est secrétaire général du CNCR, plate forme représentative du mouvement paysan sénégalais et membre fondateur du Roppa.
- Oussouby Touré est sociologue, expert du foncier pastoral et membre de l’Ipar.
- Sidy Seck, est géographe, professeur à l’UGB de Saint- Louis, expert du foncier irrigué, et membre de l’Ipar.
- Cheikh Oumar Ba est sociologue, expert en appui aux OP, et directeur exécutif de l’Ipar.
- Ibamar Faye est sociologue, assistant de recherche spécialisé en foncier rural, à l’Ipar.