Certaines politiques contemporaines offrent de vraies alternatives pour sécuriser le plus grand nombre. Mais qu’en sera-t-il demain ? Alain Durand Lasserve et Étienne Le Roy proposent dans leur ouvrage « La situation foncière en Afrique à l’horizon 2050 » un certain nombre de repères pour les décennies à venir.
Des repères pour anticiper et agir. Les initiatives documentées dans ce numéro de Grain de sel montrent qu’il existe aujourd’hui des avancées significatives dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. Mais le chemin à parcourir pour parvenir à une réelle sécurisation foncière des populations qui vivent de l’exploitation de la terre et de ses ressources reste encore long et semé d’embuches. Comment évolueront à long terme les processus en cours ? Les populations rurales dans leur diversité (agriculteurs, éleveurs, pasteurs, etc.) auront-elles toujours autant de difficultés à vivre paisiblement sur leurs terres dans les décennies à venir ? Donner une image exacte de ce que deviendront à long terme les politiques foncières à l’oeuvre est tout simplement impossible. En revanche, il est possible et utile d’identifier les facteurs du changement qui pèseront sur les dynamiques foncières, et d’en tirer des scénarios qui puissent servir de repères pour guider les réformes à l’oeuvre. C’est là toute l’entreprise d’un travail initié par Alain Durand Lasserve et Étienne Le Roy, à la demande et avec l’appui de l’Agence française de développement et de la Banque africaine de développement, publiée sous le titre « La situation foncière en Afrique à l’horizon 2050 » ¹.
Cinq grands facteurs qui pèseront sur le foncier dans les prochaines décennies. Les auteurs de cet ouvrage appréhendent la question foncière par rapport à trois dimensions :
- Les systèmes fonciers : un système foncier renvoie à l’ensemble des règles qui régissent l’accès au sol et son utilisation. En Afrique de l’Ouest, il est souvent composé de plusieurs régimes à la fois formel et informel (le droit romain, la Common Law, le droit islamique, les pratiques locales).
- La gouvernance et l’administration foncière : elles recouvrent à la fois les règles, les instruments (juridiques et techniques) et les institutions (État, collectivités locales, autorités coutumières) qui assurent la gestion foncière dans un pays donné.
- Les marchés fonciers : ils englobent l’ensemble des transactions (ventes, locations, etc.) sur la terre et ses ressources, qu’elles soient enregistrées ou non. Ils identifient 5 grands facteurs qui pourront à long terme entrainer des changements sur ces trois dimensions clés :
- le contexte économique global et les politiques d’investissements, notamment agricole ;
- l’état de l’environnement aux niveaux local, national et international : diminution des ressource en eau, changement climatique, dégradation des terres, etc. ;
- la cohésion sociale et le cadre de gouvernance globale d’un pays ;
- la démographie, le peuplement, la mise en valeur agricole, l’emploi et les revenus ;
- et enfin le niveau d’urbanisation.
Chacun de ces facteurs agit de manière différente sur les systèmes, la gouvernance et les marchés fonciers. Certains évoluent lentement (représentations sociales, milieux agro écologiques). D’autres ont une évolution qu’il est difficile de prédire (contexte macroéconomique, changement climatique). Les États seuls n’ont que peu de prise, ou à la marge, sur les facteurs exogènes dont le poids est d’autant plus élevé dans les pays enclavés, peu peuplés, faiblement dotés en infrastructures et en ressources naturelles, et qui sont fortement dépendant d’autres pays pour assoir leur sécurité alimentaire.
Hypothèses d’évolutions et scénarios possibles. En fonction des tendances que suivront ces différents facteurs et des choix de politiques qui seront faits au niveau national, régional et international, différents scénarios d’évolutions des dynamiques foncières sont possibles. Les auteurs en identifient quatre.
Continuation sur le long terme des tendances observées au cours des trois dernières décennies : les tendances qui pèsent sur le foncier restent les mêmes. Les évolutions démographiques sont proches de celles que connaissent les pays aujourd’hui. Les investissements agricoles se poursuivent au même rythme. Les pays maintiennent une certaine stabilité politique. Ce scénario suppose des interventions de l’État notamment dans l’amélioration du cadre politique global. L’impact sur le foncier ne sera pas le même partout et dépendra des choix de société (propriété privée ou appropriation collective). Des populations devront migrer pour couvrir leur besoin alimentaire, notamment dans les pays enclavés peu dotés en terres cultivables et dont le taux de fécondité reste élevé. Ces mouvements de populations pourront avoir des impacts négatifs sur les équilibres régionaux s’ils ne sont pas bien anticipés.
Amélioration de l’accès à la terre et aux ressources naturelles : les facteurs environnementaux globaux restent identiques. La transition démographique est plus rapide que prévu. L’intégration économique et politique au niveau régional (Cedeao, UEMOA) permet d’améliorer l’accès aux investissements et aux marchés. L’amélioration de la gouvernance foncière garantit une meilleure régulation des marchés fonciers et limite l’ampleur des conflits liés au foncier. L’urbanisation est contrôlée. Ce scénario de « rattrapage » n’est pas impossible, mais il suppose de profonds changements politiques et de sociétés (amélioration de la croissance économique et de la gouvernance foncière, maitrise des taux de fécondité, etc.).
Accroissement des déséquilibres et perte de la maitrise foncière : ce scénario résulterait de la détérioration constante des conditions environnementales, et en particulier celles de l’accès à l’eau. Le contexte international se détériore (conflits, crise économique) avec des conséquences sur les investissements, l’emploi, les revenus, les migrations, la mise en valeur des terres agricoles, etc. L’absence de régulation des marchés fonciers et l’échec des politiques foncières entrainent un accroissement des inégalités dans l’accès à la terre, une augmentation du nombre de conflits fonciers, une instabilité sociale, et une urbanisation incontrôlée qui engendre un étalement spatial rapide des villes au détriment des espaces agropastoraux. Ce scénario se caractérise par une perte de contrôle des États. Près de la moitié des États africains est déjà confrontés à cette situation. Pour l’éviter, des mesures importantes à la fois politiques et économiques doivent être prises au niveau national, régional et international.
L’émergence de nouvelles formes de gouvernance foncière basées sur le pluralisme juridique : ce scénario se traduit par la reconnaissance des droits sur les biens communs et des dispositifs de régulation par le bas. La gouvernance foncière continue à privilégier le marché et les enjeux économiques, mais les droits dans leur diversité sont formalisés. Les échanges informels restent possibles, mais ils ne sont pas encouragés. Les États et les collectivités locales jouent effectivement un rôle de régulation. En milieu urbain, l’accent est mis sur des formes progressives d’accession à la propriété du sol. L’agriculture familiale est encouragée et se modernise en préservant ses atouts (main d’oeuvre importante). Ce scénario suppose la mise en place de mécanismes spécifiques de financement de l’agriculture à long terme et requiert de l’inventivité et du pragmatisme.
Des tendances fortes, mais le champ reste ouvert. À côté de ces scénarios types, plusieurs situations intermédiaires sont bien sûr possibles, comme le montrent les processus en cours actuellement dans les différents pays. Il n’existe pas de voie unique. Les pays avanceront en fonction de leur histoire et du projet de société qu’ils voudront construire pour les générations futures. Ils devront composer avec trois tendances lourdes qui caractérisent actuellement les dynamiques foncières :
- Les systèmes fonciers ont tendance à s’individualiser et à se privatiser. La terre se concentre de plus en plus dans les mains d’une minorité. La rente foncière qui en découle se répartit au détriment des populations les plus vulnérables et notamment les agriculteurs familiaux ;
- La mainmise sur la terre de l’État diminue. La gestion du foncier se partage avec d’autres acteurs (collectivités locales, autorités coutumières, sociétés civiles, organisations paysannes, etc.) ;
- Toutes les filières d’accès au sol et à ses ressources entrent progressivement dans une économie de marché, même si elles restent dans certains cas conditionnées par les rapports sociaux. Le prix du sol augmente dans tous les milieux. Il n’y a pas ou peu de réflexions aujourd’hui au niveau des décideurs sur les impacts futurs du développement des marchés et les moyens de les encadrer.
Cet ouvrage comme ce numéro de Grain de sel permettent de cerner les opportunités et risques de ces tendances et de donner quelques points de repères aux acteurs des politiques foncières pour faire leurs choix. Aux acteurs de la coopération d’accompagner la construction de vrais débats démocratiques qui n’excluent aucune composante de la société pour que ces choix soient enfin possibles et garantis dans le temps.
Notes
1. Téléchargeable en version intégrale à l’adresse suivante : http://www.afd.fr/ home/recherche/actualites-publicationsrch? actuCtnId=75992
- Cette synthèse a été réalisée par Aurore Mansion, anthropologue de formation, actuellement chargée de projet au Gret sur les politiques foncières. Aurore Mansion assure notamment le secrétariat du Comité technique « Foncier et développement » de la Coopération française (www.foncierdeveloppement. org).
- Alain Durand Lasserve est géographe et économiste de formation. Étienne Le Roy est anthropologue de formation. Ces deux auteurs travaillent en accompagnement à de nombreuses politiques foncières (Sénégal, Bénin, etc.). Ils sont également membres du Comité technique « Foncier et développement »