Les dynamiques foncières en milieux urbain et rural sont contrastées. Les deux secteurs sont souvent gérés de façon différente. Vouloir traiter dans un cadre uniforme le foncier rural, urbain et périurbain risque de poser des problèmes, dès lors que l’on touche à la nature des droits reconnus.
Répondant au même besoin de lutter contre l’insécurité foncière, des expériences de réformes ont été effectuées parallèlement en zones rurales et en zones urbaines au Bénin depuis l’indépendance.
Depuis 1960 : impasses du régime de l’immatriculation et du titre foncier * individuel. À l’indépendance du Bénin en 1960, le cadre légal de la propriété foncière reste largement d’inspiration coloniale. Il consacre le régime de l’immatriculation et du titre foncier * individuel comme l’unique voie d’accès à la propriété foncière. Partiellement appliquée dans les centres urbains, l’immatriculation est pratiquement inexistante en milieu rural. Les dispositions légales étant à la fois peu adaptées aux situations réelles (coexistence de droits collectifs et individuels) et aux moyens des ménages (complexité et coût de la procédure), les populations sont (en majorité dans les villes, quasi totalement en milieu rural) restées dans une « extra- légalité », en mobilisant les règles coutumières, en s’engageant dans des transactions marchandes et des arrangements locaux informels. Non régulés par les institutions coutumières, non reconnus par les pouvoirs publics, ces transactions et arrangements multiplient les risques de conflits fonciers et induisent une forte insécurité des transactions foncières.
Alternatives proposées parallèlement en milieu urbain et en milieu rural
En milieu urbain, plusieurs outils d’efficacité inégale. En milieu urbain, l’instauration du Permis d’habiter en 1961, qui attribue un droit d’occuper temporaire et révocable aux habitants sur des terrains préalablement immatriculés au nom de l’État, était censée permettre aux citadins de bénéficier d’une situation foncière formelle. Cependant, la faible couverture des périphéries urbaines, les nombreuses irrégularités entachant sa procédure de délivrance, son utilisation par les communes en dehors des terres immatriculées et le développement d’un marché des Permis d’habiter ont réduit son impact en termes de sécurisation foncière. Dans les années 90, plusieurs études financées par la coopération internationale montrent l’ampleur et les coûts de cette insécurité et alimentent une réflexion sur une réforme foncière urbaine, sans que leurs propositions se concrétisent.
Parallèlement, de nouveaux outils sont mis en place au bénéfice des communes, destinés à améliorer la gestion urbaine. Le Registre foncier urbain (RFU), par exemple, contribue à une gestion pragmatique de la question foncière urbaine, en recensant l’occupation du sol et les propriétaires présumés, dans un but fiscal. L’inscription au RFU et le paiement régulier de l’impôt foncier peuvent en plus contribuer à faire la preuve d’une propriété foncière. En 2010, le gouvernement lance un programme de transformation accélérée et simplifiée des Permis d’habiter en titres fonciers, qui ne traitera en réalité qu’un très petit nombre de demandes.
En milieu rural, une innovation majeure : le Plan foncier rural. En milieu rural, une innovation majeure voit le jour au début des années 90 : le Plan foncier rural (PFR), qui est une démarche d’identification et de cartographie des droits fonciers locaux, individuels ou collectifs. À la demande des villages, une enquête socio-foncière sur les droits détenus et une délimitation des parcelles permettent d’établir une carte parcellaire du territoire villageois et une liste des ayants-droit. Avec la loi de 2007 portant régime foncier rural, les détenteurs de parcelles identifiées au PFR peuvent bénéficier d’un certificat foncier, nouveau statut juridique qui atteste de leurs droits individuels ou collectifs. Le Plan foncier rural est sous la responsabilité des communes, l’information foncière est gérée au niveau des villages et des communes. Très innovante, la démarche PFR permet de reconnaître juridiquement des droits locaux à référence coutumière et met en place un dispositif spécifique pour ceux qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas immatriculer leurs terres.
Jusqu’en 2006, on assiste donc à deux processus parallèles, l’un concernant l’urbain, l’autre le rural, qui proposent des alternatives au régime de l’immatriculation.
En 2006, la tentative d’une réforme globale, fondée sur la généralisation du titre foncier * individuel. Avec son projet « Accès au foncier », le programme américain Millenium Challenge Account (MCA) Bénin, vient, à partir de 2006, prolonger et bouleverser ces deux processus.
Pour faciliter l’investissement privé par la formalisation des droits de propriété foncière et le développement d’un marché foncier, le projet promeut l’unification des régimes fonciers. Il impulse une réforme globale, qui couvre les espaces ruraux et urbains, et vise la simplification des procédures d’immatriculation et la généralisation du titre foncier * individuel. Ce projet de réforme est accompagné d’un appui à la transformation massive des Permis d’habiter en titres fonciers en milieu urbain et de la mise en place de 300 PFR en milieu rural. Le dispositif du PFR est repris dans le projet du MCA, mais ses objectifs sont remaniés par rapport aux premières expérimentations : la délivrance du certificat foncier est considérée comme une simple étape vers l’immatriculation, et non comme une fin en soi offrant une réponse pragmatique aux besoins de sécurité foncière de la majorité des populations rurales.
Le remaniement ministériel de 2006 octroie au ministère chargé de l’urbanisme la responsabilité de la réforme foncière, ce qui entraine une marginalisation des acquis relatifs au régime foncier rural. La Déclaration de politique foncière et domaniale de 2011 confirme cette orientation. Le PFR est cité comme outil de clarification des droits fonciers et non comme outil de garantie de ces droits, reconnaissant implicitement la suprématie du Titre foncier en la matière.
Deux conceptions opposées des droits fonciers et de leur gestion. L’ensemble des acteurs béninois s’accorde sur le besoin d’une réforme foncière, visant la sécurisation des droits et la formalisation des situations extra-légales. Mais les moyens de cette réforme sont largement discutés, ainsi que les types de droits sur lesquels elle s’appuie.
La loi sur le régime foncier rural de 2007 avait reconnu les droits fonciers locaux dans leur diversité ¹, qu’ils soient individuels ou collectifs (les patrimoines fonciers familiaux). La démarche d’établissement du PFR était décentralisée au niveau de la commune et du village, permettant de rapprocher les procédures administratives foncières de la population. Enfin, l’attribution du certificat foncier permettait de formaliser les droits locaux existants, tels qu’ils font consensus à l’échelle locale, et répondait ainsi, à faible coût, aux besoins de la majorité des ruraux.
Le projet de réforme mené par le ministère en charge de l’urbanisme, au contraire, réaffirme que l’immatriculation et le titre foncier * individuel, garanti par l’État, sont les seuls gages de sécurité foncière. En même temps, il recentralise la procédure, puisque l’établissement d’un certificat foncier est conçu comme une étape vers le titre foncier *, impliquant alors l’administration centrale et ses futurs organes déconcentrés.
On se trouve donc face à deux conceptions opposées des droits fonciers et de leur gestion. Les enjeux politiques sont forts : il s’agit de débloquer un dossier important et de mettre en oeuvre une réforme fondamentale et largement attendue. Les enjeux sociaux sont cruciaux : il en va de la situation de l’essentiel de la population rurale. S’il est confirmé, le choix de l’immatriculation implique (s’il se concrétise) une transformation massive des systèmes fonciers avec des risques d’exclusion d’une grande partie de la population : plus encore qu’avec le PFR, les migrants installés de longue date risquent de voir leurs droits remis en cause ; les patrimoines familiaux, gérés par le chef de famille au bénéfice de tous, vont se transformer en propriété individuelle de ce chef de famille, fragilisant la position des femmes, des jeunes, et dans le cas de groupes familiaux élargis, des branches cadettes des lignages. Le développement du marché foncier risque d’aboutir à une forte concentration des terres. Le tout pour un gain très incertain en termes de production.
Enfin, la gestion de l’information foncière est elle-même incertaine : l’administration foncière actuelle a une réputation d’inefficacité et de corruption. La création d’une Agence foncière et sa déconcentration jusqu’au niveau communal demandera des moyens considérables et prendra du temps. Même si cela est fait, la suppression du niveau villageois dans la gestion foncière rend plus complexe l’enregistrement des ventes ou héritages avec un fort risque que les registres ne soient pas actualisés, ce qui est une cause fréquente d’échecs de démarches cadastrales.
Les risques de l’uniformisation autour du seul titre foncier *. L’harmonisation de la législation entre milieu urbain et milieu rural est assurément utile. Elle permet de clarifier les procédures, en particulier à la frontière des espaces urbains et ruraux, et d’éviter les flous juridiques et les conflits fonciers qui se résolvent souvent aux dépens des paysans et des activités agricoles. Mais la question est bien de savoir sur quelle base cette harmonisation doit se faire et autour de quelle conception des droits fonciers. Harmonisation signifie-t-il une meilleure articulation entre des statuts juridiques divers, correspondant à la réalité des situations ? Ou une uniformisation autour du seul titre foncier * ?
En choisissant de reconnaître les différents droits locaux, individuels ou collectifs, on permet une sécurisation par le consensus social local, confirmé par la délivrance d’un document juridique à l’échelle communale. L’État reconnaît la diversité des formes d’organisation foncière qui existe sur son territoire et qui répond aux choix de la population. En choisissant l’immatriculation et le titre foncier * comme l’unique gage de sécurité, on s’engage au contraire sur un système d’information foncière central, fondé sur la seule propriété individuelle. Or, la majorité des terres rurales sont, à l’heure actuelle, des patrimoines familiaux. Alors que de plus en plus de recherches montrent que la privatisation des droits fonciers n’a pas d’impact mécanique sur le développement agricole, le coût social d’une telle transformation des rapports fonciers est-il réellement mesuré ? Alors que les cas de cadastre *s non actualisés sont plus nombreux que ceux qui fonctionnent, les conditions pratiques de réussite d’une telle politique ont-elles été sérieusement pesées ? Il est permis d’en douter.
Notes
1. En pratique, le PFR néglige les droits sur les ressources naturelles, en particulier ceux des pasteurs et ignore les espaces communs, ce qui est une limite importante.
- Philippe Lavigne Delville est anthropologue, directeur de recherche à l’IRD. Il travaille en particulier sur les politiques foncières en Afrique.
- Claire Simonneau est doctorante en aménagement à l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur les enjeux de l’information foncière urbaine et la mise en oeuvre du Registre foncier urbain au Bénin. Elle est urbaniste diplômée de l’Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne, et a travaillé pour l’Agence française de développement (AFD) au Bénin.