Sous l’effet d’évolutions récentes du contexte à différentes échelles, les problématiques foncières connaissent de brutales mutations. Cet article dessine un portrait rapide de ces évolutions, des dynamiques qui se mettent en place dans les pays et des défis qui se dressent devant les différents acteurs impliqués.
Le foncier sous pression… et sous haute tension. Le phénomène récent, impulsé par les crises financières et alimentaires, de « ruée mondiale vers les terres agricoles » ou « accaparement des terres » se développe sans transparence et est sujet à fortes polémiques. Dans cette ruée, on distingue des acteurs très diversifiés, publics ou privés, nationaux ou étrangers, à la recherche d’espaces, parfois vastes, pour produire des denrées alimentaires ou des agrocarburants.
De façon concomitante s’accélère la dynamique, plus ancienne, d’acquisition de terres par des nationaux urbains, non pas pour y développer une exploitation agricole, mais en guise de « placement » pour léguer ces terres plus tard à l’un de leurs descendants, pour leur retraite ou pour tout simplement spéculer.
S’y ajoutent l’accroissement démographique et l’expansion urbaine, l’ensemble concourant à une compétition foncière dont l’intensité n’a jamais été aussi forte, mais qui n’en est pas pour autant davantage régulée. Dans un contexte où la majorité écrasante des exploitations familiales ne dispose pas de droits fonciers sécurisés, les conséquences possibles d’une telle pression foncière sont alarmantes : éviction de nombreuses exploitations familiales victimes soit d’expulsions, soit du développement d’un marché non régulé de la vente des terres ; multiplication des conflits et amplification des mouvements migratoires qui peuvent engendrer de graves tensions identitaires. Dans plusieurs pays déjà (Mali, Sénégal, Guinée etc.), la conjonction de ces phénomènes a engendré des révoltes paysannes locales, des répressions policières, des emprisonnements, des morts, etc.
Mais les acteurs non étatiques ouestafricains qui militent en faveur d’une régulation foncière transparente et d’une sécurisation foncière effective des exploitations familiales sont de plus en plus nombreux. Les tentatives de régulation au niveau international se limitent jusqu’à présent à élaborer des principes ou directives, en lesquels ils ne croient majoritairement pas, en raison de leur caractère non contraignant. Pour ces acteurs, le champ d’action — celui qui présente le plus de chances d’avoir une influence décisive — est, en premier lieu, national et la revendication porte sur un renouvellement des politiques foncières.
Les défis du renouvellement des politiques foncières
Concevoir et piloter les dialogues politiques. Auparavant, les réformes foncières étaient effectuées par les États, ou des experts engagés par eux, sans véritable implication des autres groupes d’acteurs. Elles s’effectuaient sur le plan juridique : il n’existait pas de documents de politique foncière. Aujourd’hui, la nécessité d’une mise en débat national des enjeux, des orientations ou des effets des politiques foncières est de plus en plus revendiquée. Cette évolution dans la façon de faire — l’élaboration de documents clairs de politiques foncières via le développement de processus nationaux de dialogue politique — pose aux gouvernements, eu égard à la complexité et la sensibilité du sujet, d’importants défis sur les plans méthodologiques et stratégiques : comment concevoir des méthodologies réellement participatives d’identification des enjeux puis d’élaboration des politiques ? Quel est le niveau minimal de consensus à rechercher et comment l’atteindre ? Sur quelles bases traiter les éléments sur lesquels ne se dégage pas de position commune ? Prévoir les effets des instruments des politiques foncières. Quels instruments (règles, mesures, outils) de sécurisation et de régulation foncière choisir ? Ces instruments peuvent être très variés. Un même instrument peut aboutir à des résultats opposés selon la façon dont il est conçu et mis en oeuvre. Or les politiques foncières prévoient la mise en oeuvre d’instruments de différentes natures et ce sont donc les effets de cette combinaison sur les équilibres socio-économiques et environnementaux qu’il faudrait être en mesure de prévoir. Un facteur nouveau complique la réflexion : le réchauffement climatique. À l’échelle locale, l’évolution du contexte étant imprévisible, ce sont les capacités d’adaptation des acteurs qu’il faut préserver et développer. Dans la mesure où les règles foncières existantes ont pour effet de (dé)limiter le champ des possibles, il faut désormais imaginer des combinaisons d’instruments capables d’élargir l’ensemble des possibles et favoriser l’adaptabilité des acteurs aux futurs changements. Le développement d’outils de prospective utilisables par l’ensemble des acteurs, du village au ministère, constitue sans aucun doute une voie à creuser.
Planifier de façon cohérente la mise en oeuvre. En ce qui concerne la mise en oeuvre de ces politiques, comment éviter qu’elle se fasse par à-coups, car soumises aux négociations avec les bail *leurs de fonds ? Comment échapper aux contraintes de décaissement et de chronogramme de réalisation des projets qui ne sont pas adaptées à des processus de longue haleine ? Comment évaluer cette mise en oeuvre sur la base d’indicateurs mesurables, quand on traite un sujet — la sécurisation foncière — qui relève avant tout de l’ordre de l’impression, du sentiment de se sentir en sécurité ?
Gérer des systèmes fonctionnels multiniveaux. La gestion et la gouvernance foncières sont ou seront (selon les pays) transformées par les politiques de décentralisation : la répartition des pouvoirs (entre État, collectivités territoriales, entités villageoises) implique d’innover pour concevoir et gérer des systèmes fonctionnels multi-niveaux. Le lien de cause à effet souvent établi entre « une proximité accrue des populations avec le lieu de décision » (au niveau décentralisé) et « une meilleure gouvernance foncière » a été mis à mal ces derniers temps. Au Sénégal par exemple, des attributions par des élus locaux de vastes superficies de terres ont créé localement de graves conflits, la logique clientéliste et la corruption l’ayant emporté sur l’intérêt général. D’importants progrès doivent être réalisés dans l’exercice de la prise de décision et la construction des interdépendances multi-niveaux, en termes de transparence, de redevabilité, de contrôle citoyen et d’accès à des voies de recours. Pour avoir la « chance » d’affronter ces défis, il en est un premier qui doit être surmonté : la volonté politique. Les initiatives internationales et régionales (Cedeao et UEMOA) devraient à terme avoir un effet de levier sur les décideurs nationaux. Mais ces derniers doivent être conscients qu’ils seront de plus en plus interpelés dans leur pays par les acteurs non étatiques, qui sont en train de monter en puissance.
Les défis des acteurs non étatiques. De plus en plus d’organisations de la société civile (OSC), qui étaient peu actives sur les questions foncières, ont décidé de s’y investir. Alliées aux organisations professionnelles agricoles (OP), elles assistent les populations dans les cas d’accaparement des terres et militent en faveur de réformes foncières favorables à la sécurisation des exploitations familiales.
Les capacités. Résolus à être parties prenantes dans les futures réformes foncières, les acteurs non étatiques doivent impérativement renforcer leurs capacités pour participer avec efficacité à des débats dominés par des marchands d’outils et des administrations foncières au lourd héritage colonial et fortement conservatrices. Il est par exemple aisé de convaincre un exploitant familial que l’idéal pour lui est de posséder un titre foncier *. Il est fréquent d’entendre des responsables paysans en revendiquer. Il est tout aussi aisé de convaincre un décideur politique que l’instauration d’un cadastre * en milieu rural résoudra tous les problèmes. Les idées simples sont les plus faciles à faire passer. Mais les outils ne sont pas neutres. Sans mesures fortes de régulation, cela reviendrait à créer un marché foncier officiel au sein duquel les plus puissants seront vainqueurs, car ils arriveront d’une façon ou d’une autre à acheter les terres des petits producteurs. La reconnaissance. La participation des acteurs non étatiques, et des autres acteurs, est liée à la qualité des dialogues politiques, qui doivent être inclusifs (ne pas exclure certaines catégories d’acteurs, identifier la diversité dont recèle une catégorie en apparence uniforme), informés (permettre à tous les groupes d’acteurs d’atteindre un seuil minimum d’informations sur le sujet) et équilibrés (éviter qu’un groupe d’acteurs ne nuise à la pleine participation des autres, faire en sorte que les points de vue légitimes sur les questions débattues pèsent sur les choix à opérer).
La représentation. Enfin, la qualité de la représentation demeure également insuffisante : de nombreux progrès restent à réaliser pour que les « représentants » soient réellement porteurs des points de vue de leur groupe, et non pas de leurs propres points de vue. Il faut pour cela d’une part que les OSC et les OP soient organisées et qu’elles aient les moyens de le faire, d’autre part que les processus de réforme foncière prévoient des temps de concertation en interne.
Conclusion
Les innovations des réformes foncières contemporaines. On peut craindre que les évolutions récentes s’amplifient. Des réformes foncières profondes s’avèrent urgentes dans de nombreux pays. Parmi les directions que prennent les réformes foncières « alternatives » qui émergent, on peut citer les suivantes :
- L’abandon du principe de la domanialité *, selon lequel (en simplifiant) l’État est le détenteur, au nom de la Nation, de toutes les terres non immatriculées au profit de tiers ;
- La reconnaissance de l’existence de droits fonciers « coutumiers * » et le développement de nouveaux outils (attestations de possessions foncières au Burkina Faso, certificats fonciers au Bénin), pour les sécuriser dans leur diversité (droits individuels, collectifs…) avec la même valeur juridique que les titres fonciers et suivant des procédures bien plus accessibles que le système centenaire de l’immatriculation foncière * ;
- Le développement d’outils de sécurisation des transactions foncières (ventes, locations, prêts etc.) ;
- La décentralisation de la gestion foncière et la création d’institutions foncières locales avec lesquelles les chefferies coutumières doivent « composer » ;
- La mise en place d’une procédure obligatoire pour tenter de concilier les conflits avant qu’ils ne soient portés devant un tribunal ;
- L’instauration de mesures de discrimination positive en faveur des femmes et des jeunes.
La nécessité de réguler les marchés fonciers. Les instruments de régulation de ces marchés demeurent les grands oubliés des réformes contemporaines. La volonté d’aller vers une privatisation accrue de la terre continue d’être portée par certaines élites et des acteurs externes comme le programme Doing Business (dont l’objectif est de « rendre plus facile de faire des affaires ») du groupe Banque mondiale ou des vendeurs « d’outils clef en main ». Ainsi des mini-réformes juridiques s’opèrent sans bruit pour, par exemple, faciliter l’accès aux titres fonciers. La libéralisation sans contrôle des marchés fonciers conduirait à un phénomène de concentration foncière. Cela représente un enjeu crucial pour l’avenir des exploitations familiales.
Opter pour une maîtrise d’ouvrage déléguée des réformes. La mise en place d’instances multi-acteurs de pilotage de ces réformes constitue un élément d’avenir, à l’image de la réforme burkinabè pilotée par un comité national incluant plusieurs ministères et des acteurs non étatiques, qui a abouti à de nombreuses innovations prometteuses. La réforme foncière malienne, pilotée par un comité tripartite (administration/OSC et OP/recherche), est en train de suivre cette voie. Il est à espérer que d’autres pays les imiteront.
Levier du développement, le foncier est à la croisée d’enjeux multiples
Le foncier est l’ensemble des règles qui définissent les droits des hommes, des groupes sociaux et des institutions sur la terre et les ressources naturelles qu’elle porte. Ces règles déterminent la nature de ces droits, comment ils sont distribués entre les différents acteurs, comment ils sont garantis et administrés. Il s’agit donc d’un rapport social portant sur des ressources de plus en plus convoitées, qui se trouve plus que jamais au coeur d’enjeux multiples : le maintien de la paix sociale, les droits de l’homme et la sécurité alimentaire, la gestion durable des ressources naturelles, la décentralisation, l’aménagement et le développement économique des territoires, etc.
« Résoudre l’équation foncière » ou « trouver une solution au foncier » n’a donc pas de sens en soi. Appréhender la question de cette façon induit une approche sectorielle, techniciste, qui se réduira à généraliser des outils au bénéfice de ceux qui les maîtrisent. Il ne s’agit pas ici de se prononcer en faveur ou en défaveur de tel ou tel outil, mais d’insister sur l’importance de rejeter le mythe des « outils miracles » et de s’interroger en amont : quels effets cherche-t-on à avoir sur quels enjeux ? Le foncier doit être pensé à l’aune des multiples enjeux sur lesquels il aura inévitablement une grande influence et doit être perçu comme un élément central des politiques publiques.
Ceci nécessite qu’il y ait, préalablement aux réflexions sur les orientations des politiques foncières, des débats larges et inclusifs sur ces enjeux. Ces derniers sont en effet multi-niveaux : certains font sens à l’échelle des exploitations agricoles (pouvoir louer une parcelle par exemple), d’autres à l’échelle d’une activité économique (comme faciliter les mouvements de transhumance), du village (par exemple : préserver les liens sociaux), de la commune (mettre en place une fiscalité foncière locale), de la région (ex : maîtriser l’expansion urbaine), du pays (comme développer la production agricole), voire de la planète (préserver l’environnement). Ainsi, chaque acteur n’est porteur, selon son positionnement, que d’une partie des enjeux et certains enjeux peuvent paraître contradictoires. Seuls des débats pluri-acteurs peuvent permettre d’inciter chaque partie à accepter les enjeux portés par les autres parties prenantes et de construire un consensus sur la façon de concilier à l’échelle nationale ces enjeux et les intérêts légitimes des différents acteurs dans la définition des orientations politiques. (Encadré rédigé par Vincent Basserie).
Immatriculation ou certification : deux conceptions de la sécurisation foncière
Il existe aujourd’hui en Afrique et plus largement dans les pays du Sud, deux grands types d’approches de la sécurisation foncière, l’une issue de l’immatriculation, l’autre de la certification. Ce qu’on appelle « immatriculation » relève d’une approche fondée sur l’enregistrement « par le haut » dans laquelle des droits individuels (droits de propriété privée, droits de superficie, droits de jouissance ou d’usage) sont enregistrés et inscrits dans un livre ou un registre foncier *. Cette approche donne lieu à la délivrance d’actes dont la conservation est garantie par l’État. C’est l’enregistrement et la délivrance de titre qui fondent la légalité des droits. La propriété est créée « par le haut » (Joseph Comby). Ce qu’on appelle « certification » relève en revanche d’une approche fondée sur la reconnaissance des réalités locales dans laquelle les droits enregistrés peuvent être individuels ou collectifs, acquis selon la coutume et les normes locales. Leur enregistrement donne lieu à la délivrance d’actes (certificat, attestation, etc.) par des collectivités locales de base qui garantissent les droits et tiennent à jour l’information foncière. Dans cette approche, c’est la légitimité des droits qui fondent l’enregistrement : aucun droit ne peut être enregistré s’il n’est pas reconnu comme valable localement. La propriété est créée « par le bas » (Ibid.). (Encadré rédigé par Aurore Mansion)
Vincent Basserie est ingénieur des ponts, des eaux et des forêts, et occupe le poste d’expert en politiques foncières au Hub Rural. http://www.hubrural.org