Dans la bourgade la plus reculée, se procurer de l’or ou un ordinateur, est moins compliqué que d’acquérir légalement un bout de terre. Ces dysfonctionnements tiennent au fait que 50 ans après les Indépendances, les États ont conservé les principes du système foncier colonial, taillé sur mesure pour servir les intérêts du pouvoir en place.
Un système foncier colonial à bout de souffle. Les principes de base des législations foncières sont donc restés ceux qui avaient été introduits à la fin du XIXe siècle par les puissances coloniales, s’inspirant du système appliqué par l’empire britannique en Australie à partir de la loi Torrens de 1958, avec quelques aménagements. Le système Torrens d’origine était en effet franchement génocidaire. Non seulement il niait l’existence de tous droits territoriaux préexistant à la conquête coloniale, mais il refusait même d’envisager que les aborigènes puissent être des sujets de droit (il faudra attendre un référendum de 1967 pour reconnaître les survivants comme Australiens).
Les systèmes introduits en Afrique seront donc des systèmes Torrens édulcorés : comme en Australie, l’État colonial se considère comme le fondateur du droit de propriété, grâce à la production de « titres fonciers », mais à l’inverse de l’Australie, il admet l’existence de « droits indigènes », individuels ou collectifs, d’origine coutumière. Avec une importante réserve cependant : ces droits indigènes ne sauraient être que des droits d’usage, non cessibles, et donc sans valeur marchande. Jamais des droits de propriété au sens strict (cf. encadré). La propriété est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux indigènes ; elle passe par le cadastre * et le bornage ; elle doit être « inviolable et imprescriptible ¹ » ; seule l’Administration coloniale peut la créer, en contrôler les mutations ultérieures (ventes ou successions) et en conserver les preuves irréfutables.
Toujours en vigueur, le système fonctionne cependant de plus en plus mal. Deux raisons de nature différente à cela :
- Dans des pays chauds et humides où les moyens administratifs sont limités, la conservation de la documentation foncière censée garantir définitivement les droits des propriétaires, est une fiction. Le plus souvent, les services fonciers n’ont plus à conserver que des amas de cellulose, mangés par les insectes.
- Compte tenu de l’importance des taxes et des bakchichs à régler pour l’enregistrement des mutations, celles-ci ne sont généralement pas enregistrées si bien que l’écart va croissant entre les indications qui figurent dans la documentation foncière subsistantes et la réalité du terrain.
La modernisation des services (informatisation) et la « restauration » de la documentation foncière, parfois engagées grâce à l’aide internationale, sont autant d’occasions de falsifications ou d’arrangements. Si bien que le système « normal » des titres fonciers, ne fonctionne correctement que sur une infime partie des terrains urbains et, a fortiori, des espaces ruraux.
Le développement d’un système moderne néo-coutumier en marge de la loi. Pour pallier à cette faillite, depuis une quinzaine d’années, des programmes de sécurisation des droits coutumiers * ont été entrepris dans plusieurs pays. À défaut de transformer les droits coutumiers * en droits de propriété, ils visent à les « reconnaître » et à les « formaliser ». Des cadastre *s sommaires sont dessinés, différents types de certificats et d’attestation sont distribués, pour « sécuriser » ces droits. L’utilité pratique de ces programmes, qui partent de bonnes intentions, reste pourtant faible tant que la loi continue à les considérer comme de simples droits d’usage, que leurs mutations ne sont pas légalement reconnues et enregistrées, et que toute notion de prescription acquisitive * est rejetée.
Est-ce à dire que les acteurs économiques sont condamnés à demeurer enfermés dans un système coutumier traditionnel, géré par des chefferies et des lignages, qui dénie à la terre sa valeur marchande, alors que ce qu’elle produit est commercialisé ? En réalité, le système coutumier n’est souvent plus qu’un jeu d’ombres, dès que des intérêts financiers sont en jeu. Comment imaginer que dans une société où l’agriculture et l’immobilier sont devenus marchands, le foncier qui bénéficie, du fait de ces productions, d’une rente bien réelle, puisse être épargné par cette même marchandisation ?
Alors, puisque la loi interdit les transactions financières sur les terrains coutumiers, puisque les textes officiels n’y tolèrent que des droits d’usage, le processus irrésistible de la marchandisation du foncier se réalise sans la loi. Le phénomène est bien sûr beaucoup plus actif en milieu urbain et périurbain où l’on voit les anciens chefs de terre se transformer en grands propriétaires et où le marché des terrains coutumiers bat son plein, comme celui des terrains titrés détenus par des propriétaires ne disposant plus de titres en règle. Il gagne aussi les zones rurales plus reculées où la gestion coutumière des terres inclut de facto des relations marchandes et où, déguisés en « agrobusiness men » des citadins tâchent de s’y tailler des domaines.
Il est fascinant d’y voir les acteurs bricoler spontanément un nouveau système foncier, sans loi mais non sans règle, qui ressemble étrangement au vieux système européen d’avant le cadastre *. Alors que le taux d’alphabétisation est encore faible, des « petits papiers », en fait des conventions de vente et des accords de succession, sont rédigés sur ordinateur par des sortes d’écrivains publics ² ; le bien est décrit, l’identité des détenteurs des parcelles voisines est indiquée, plusieurs témoins sont cités et apposent leur signature. Dans certaines communes, un service municipal détourne la prérogative d’authentification des signatures dont il dispose, pour apposer un cachet officiel sur le document, en tenir parfois un registre chronologique et assurer la conservation d’un exemplaire.
Alors, il est bien sûr possible de se demander pourquoi les appareils d’État s’obstinent à ne reconnaître aucune valeur légale à tout cela, sans pour autant l’interdire ? La réponse est simple : en laissant faire sans légaliser, ils conservent le pouvoir fort lucratif d’intervenir au cas par cas, pour faire et défaire la propriété, en prenant prétexte de l’illégalité des documents.
L’État, grand maître de la propriété. Grâce aux vieilles lois coloniales l’État reste le grand maître de la propriété sur la plus grande partie du territoire. Il l’est d’autant plus aisément que la légalité foncière est difficile et coûteuse à respecter. Dans des proportions différentes, tous les régimes africains cherchent à utiliser ce pouvoir pour entretenir leur clientélisme. Mais ils en tirent aussi un enrichissement direct ; c’est ainsi que la réalisation de travaux d’infrastructures s’accompagne presque toujours de grandes manoeuvres foncières au terme desquelles les terrains susceptibles d’être fortement valorisés, tombent entre les mains de différents notables.
Là où, en Europe, les collectivités publiques utilisent leur pouvoir réglementaire pour contrôler l’usage des sols, une administration africaine intervient directement sur l’appropriation des sols. Ainsi, l’expression « politique foncière » n’a nullement la même signification en Europe et en Afrique. Dans un cas, ce sont les règles d’utilisation des sols qui sont visées, dans l’autre, c’est bien davantage leur appropriation même qui est en jeu. La multiplication, depuis 2008, des cas médiatisés « d’accaparement des terres » dans les pays du Sud et particulièrement en Afrique, est peu compréhensible si l’on ne prend pas en compte la capacité que s’arrogent les États de faire et défaire la propriété.
Le fait que les cessions massives de terres se réalisent sous forme de baux à long terme et non de ventes en pleine propriété, ne change rien à l’affaire. Pour que l’État donne à bail * quelques milliers d’hectares, il faut d’abord qu’il en ait pris lui-même possession et qu’il ait fait « déguerpir » les paysans qui les cultivaient parfois de façon immémoriale. En outre, d’un point de vue financier la vente d’un droit à 99 ans a presque exactement la même valeur qu’une vente définitive (la valeur d’un droit de 25 ans ne vaut déjà plus que 50 % de la valeur d’un droit définitif si l’on raisonne avec un coût de l’argent à 6%).
Il est facile de comprendre pourquoi ces baux se négocient dans le secret des cabinets. Combien vaut la signature d’un président en bas d’une convention de bail * à long terme, conçue comme un traité international, avec des niveaux de loyer dérisoires, des engagements d’investissement non chiffrés, des exemptions d’impôts, et la désignation d’une instance d’arbitrage échappant à la souveraineté nationale ? Qui peut connaître l’identité des personnes ayant bénéficié de l’attribution de parts sociales de la société exploitante, domiciliée dans un paradis fiscal mais surtout juridique ? Le fait d’adopter des codes de bonne conduite et d’obtenir que ces grands investissements internationaux soient accompagnés d’études alimentaires, sociales, économiques et environnementales, ne fournit pas de réponse à ces questions financières.
Les mots, les droits et les choses
En Afrique comme ailleurs, la propriété, définie comme le droit d’utiliser une chose et d’en disposer (la conserver, la détruire, la donner…), est immémoriale. Mais un terrain n’est pas une chose. C’est un espace sur lequel s’exercent des droits. À proprement parler, être propriétaire foncier, c’est donc être propriétaire de droits sur un espace. Sachant que plusieurs droits différents peuvent coexister sur le même espace et être la propriété de titulaires différents. Mais user d’un droit (par exemple le droit de chasser), individuellement ou collectivement, n’implique pas que l’on soit propriétaire de ce droit, c’està- dire que l’on ait la faculté d’en disposer librement, en particulier de le vendre ou de le louer. Le droit de propriété inclut le droit d’usage *, mais il est plus vaste que lui. Les droits privés d’individus ou de familles sur leurs terres sont aussi vieux que l’agriculture. Ils ne doivent pas être confondus avec les droits communs d’un groupe social sur son territoire. Il est impossible de cultiver sans avoir la possibilité de protéger la plante, de la surveiller, de récolter, de sélectionner les meilleurs sujets pour les replanter, etc., alors qu’une société basée sur la chasse et la cueillette peut se contenter de droits sur un territoire. Dans les sociétés contemporaines, cela débouche sur la distinction devenue classique entre les droits privés sur les terrains et les droits politiques (nationaux, communaux, etc.) sur le territoire.
Notes
1. En France, la propriété a toujours été fondée sur la « prescription acquisitive * » : un droit de propriété ne peut plus être revendiqué par son titulaire ou ses ayants droit, s’il a négligé de le faire pendant trente ans. Si bien qu’ipso facto, le possesseur d’un terrain en devient le propriétaire légitime : je suis propriétaire parce que je me comporte comme tel et que personne n’a apporté une preuve du contraire, depuis au moins trente ans.
2. Rappelons que les notaires français sont eux-mêmes les descendants des écrivains publics.
Joseph Comby, consultant, est membre du Comité technique « Foncier et développement » de la Coopération française.