De passage à Paris, le président de la Commission de la Cedeao, le Dr Mohamed Ibn Chambas, justifie le refus de la région de signer l’APE avant la fin de l’année. Il évoque aussi les risques pour l’APE, promu initialement comme moteur d’intégration régionale, de diviser la région. À quelques semaines de la date butoir de décembre 2007, tout reste à faire.
Grain de sel : Pourriez-vous nous dire quelle est la raison de votre présence à Paris, êtes-vous venu spécifiquement pour parler des APE ?
Dr Mohamed Ibn Chambas : Notre visite en France était prévue depuis longtemps, notre objectif était d’échanger avec le nouveau gouvernement français, que nous n’avions pas encore rencontré depuis les élections françaises de mai dernier. Nous voulions aussi connaître la position du gouvernement français sur les APE.
Nous avons ainsi vu des représentants des ministères des Affaires étrangères, de la Coopération, de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, de Matignon et de l’Élysée. J’ai aussi profité de ma présence en France pour saluer le président Abdou Diouf, Secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), pour lequel j’ai un profond respect.
Notre préoccupation principale était de parler du développement de la région, de sa situation sur les plans de la sécurité, de la paix, de la démocratie. Il est vrai que la question des APE a aussi été longuement abordée dans nos échanges. En effet, le 31 décembre 2007 approche, et la question qui se pose à cette heure c’est : Comment peut-on éviter une perturbation des échanges commerciaux entre l’Europe et la région ?
Il faut signaler qu’au niveau de l’Afrique de l’Ouest, nous sommes parvenus, ces derniers temps, à apaiser la plupart des conflits. Désormais, nous voulons nous concentrer sur le développement économique. Une interruption du commerce viendrait contrecarrer tous nos efforts.
Les autorités françaises nous ont prêté une oreille attentive et je m’en félicite. Elles nous ont assurés de leur soutien — affirmant la nécessité, pour la France, que l’Afrique de l’Ouest ne sorte pas des négociations avec des conditions commerciales moins bonnes qu’avant l’Accord. Elles se sont engagées à communiquer ce message à l’Union européenne.
GDS : Pour quelle raison la Cedeao a-t-elle réaffirmé que les conditions n’étaient pas réunies pour conclure les négociations sur les APE avant le 31 décembre 2007 ?
Dr Mohamed Ibn Chambas : Tout d’abord, il faut dire que les trois conditions préalables conjointement acceptées par les Négociateurs en chef des deux parties ne peuvent objectivement pas être réalisées à l’échéance du 31 décembre 2007. Il s’agit de la définition des programmes et mesures d’accompagnement et de leur financement, la détermination des conditions d’accès aux marchés (règles d’origine, calendrier du désarmement tarifaire et couverture des produits), l’élaboration du projet de texte même de l’Accord.
Par ailleurs, un accord « progressif » ou « d’étape » n’est pas porteur de développement. Il est fondé sur l’aspect le plus controversé des négociations, à savoir l’ouverture des marchés. Il est frappant de voir que, depuis le début des négociations, l’accent a été mis sur la question du développement, que l’on a placé au coeur du processus. Or l’accord partiel qui nous a été proposé récemment ne touche même pas le développement. Mieux, ce projet d’accord est porteur de division pour la région.
GDS : Quel délai vous semble raisonnable pour achever la négociation dans de bonnes conditions ?
Dr Mohamed Ibn Chambas : Le délai raisonnable pour conclure l’Accord est le temps nécessaire pour parachever les travaux en cours en vue d’avoir un APE dont la mise en oeuvre ne posera pas de problème. Pour cela, il convient de tenir compte des faibles capacités humaines et institutionnelles de la région dans la conduite de ces négociations qui sont tout de même complexes et délicates.
En outre, l’APE requiert des réformes vigoureuses notamment fiscales dans les États membres, dont la mise en oeuvre nécessitera du temps. Le délai demandé est important. Nous pensons que 12 à 18 mois seraient raisonnables, quitte à ce que nous arrivions à signer avant la fin de cette période.
Il nous faut définir de nouvelles étapes. Nous souhaitons mettre en place une nouvelle feuille de route. Nous pensons que si l’APE est correctement négocié, il peut effectivement être un vecteur de développement.
GDS : Quels étaient selon vous les risques d’un APE « complet » pour les agriculteurs ouest africains ?
Dr Mohamed Ibn Chambas : Ces risques concernent essentiellement l’ouverture des marchés sans un programme d’accompagnement, notamment de compétitivité des filières agricoles pour faire face à la concurrence des produits agricoles subventionnés en provenance d’Europe. Le paysan ouest africain ne bénéficie pas du luxe des subventions. Il travaille beaucoup, mais, au final, même s’il peut être compétitif, il ne gagne pas sa vie correctement. Ces questions doivent être traitées. L’environnement du monde rural, caractérisé par un faible niveau technologique, de faibles capacités de stockage, de faibles capacités de transformation des produits agricoles, doit être amélioré. Il faut pour cela la mise en oeuvre de programmes ciblés, un appui aux petites et moyennes entreprises, etc.
GDS : Ne craignez-vous pas, en refusant de signer l’Accord, que la Commission européenne s’adresse aux pays d’Afrique de l’Ouest indépendamment de la Cedeao, au détriment de l’intégration régionale ?
Dr Mohamed Ibn Chambas : Nous avons été mandatés par les Chefs d’État des pays de la Cedeao pour négocier l’APE avec l’Union européenne, pour le compte de la région de l’Afrique de l’Ouest. À cet effet, la région se présente comme un territoire douanier unique et en conséquence toute tentative de division des pays de la région ne saurait être acceptée. En plus, l’APE luimême a pour vocation de renforcer le processus d’intégration régionale, pour faciliter l’insertion des pays de la région dans l’économie mondiale.
Signer l’Accord avec un pays indépendamment de la région serait en totale contradiction avec l’un des objectifs principaux des APE : créer des unions douanières. En outre, cela viendrait rompre la solidarité régionale. Nous allons rencontrer les Présidents de Côte d’Ivoire et du Ghana très prochainement, pour discuter de leurs préoccupations légitimes dans le processus de la négociation de l’APE.
Par ailleurs, selon nous, il existe des alternatives crédibles : on peut demander de prolonger l’actuelle dérogation à l’OMC (il existe des précédents avec l’Agoa, ou encore les accords entre l’Union européenne et les Caraïbes) ; on peut également prendre la décision politique de ne pas changer les règles commerciales entre l’UE et l’Afrique de l’Ouest après le 31 décembre, et de s’accorder un peu de temps sans en référer à l’OMC. Je ne pense pas, sincèrement, qu’un seul pays au monde soit capable d’aller déposer une plainte à l’OMC contre un pays de l’Afrique de l’Ouest, connaissant les difficultés de la région.
GDS : Dans le cas de figure où les deux parties CE et Cedeao maintiendraient leurs positions, quels sont les scénarios envisageables au lendemain de décembre 2007 ? Dr Mohamed Ibn Chambas : Les options que propose la Partie européenne dans ce cas de figure sont les suivantes : l’application de « l’initiative Tout sauf les Armes » pour les 13 pays les moins avancés et du Système de préférences généralisé pour les 3 pays non-PMA, à savoir la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Nigeria. Ces options combinées, qui sont porteuses de division, vont affecter négativement le processus d’intégration régionale. En outre, celles-ci ne sont pas porteuses de développement.
Notre préférence est de négocier et de conclure un APE complet et global, porteur de développement, juste, équilibré et mutuellement avantageux pour les deux parties. Ce qui suppose la réalisation des trois préalables à la conclusion de l’Accord.
GDS : Comment aller vers l’APE « porteur de développement » ?
Dr Mohamed Ibn Chambas : Nous pensons que l’APE porteur de développement doit favoriser la croissance et permettre de lutter contre la pauvreté, en ayant pour objectif de faciliter l’insertion des économies de nos pays dans l’économie mondiale. Dans cette perspective, l’APE doit contribuer à renforcer le processus d’intégration régionale et à développer les capacités d’offre dans tous les secteurs d’activités.
Jusqu’ici la Commission européenne n’a pas associé les agences européennes (AFD, Banque européenne de développement, DFID, KFW, etc.) pour aborder la question du développement. Or celles-ci disposent de l’expertise, des outils et des ressources pour contribuer à appuyer les pays. Les agences doivent être à la table des négociations. Ce qui est à l’ordre du jour ce n’est pas « seulement » les droits de douane, le financement budgétaire, etc. c’est aussi d’arriver avec des politiques et des programmes et leur financement pour un réel investissement sur le plan des infrastructures.
GDS : Les moyens proposés par le Fonds européen de développement (Fed) ne vous semblent pas suffisants ?
Dr Mohamed Ibn Chambas : Les moyens du Fed, quand bien même ils seraient débloqués, sont loin d’être suffisants. J’insiste : les agences doivent se réunir, pour participer au volet développement de l’APE. Y associer les coopérations chinoise, japonaise et la Banque mondiale pourrait aussi être très positif. Il faut associer tous ces acteurs, avec le secteur privé.
Même si l’Europe proposait un accord sur tous les produits même les armes, l’Afrique de l’Ouest ne vendrait rien, car elle n’a pas les capacités productives nécessaires.
Nous n’attendons pas tout de l’Europe en termes de développement, mais elle pourrait prendre le leadership.
GDS : Quelles sont les chances pour la région d’obtenir la prorogation de la dérogation à l’OMC ?
Dr Mohamed Ibn Chambas : Les chances de la région d’obtenir la prorogation de la dérogation en cours de validité dépendent uniquement de la volonté politique de l’Union européenne d’accompagner les pays de la région de l’Afrique de l’Ouest dans la mise en oeuvre de leurs programmes de développement respectifs. En tout état de cause, la partie européenne doit éviter de prendre des mesures unilatérales qui vont perturber les échanges économiques entre les deux régions.
Comme je vous le signalais précédemment, il convient de noter d’ailleurs que deux régimes commerciaux fondés sur des préférences commerciales unilatérales, l’Agoa et le Cebera, offrent des préférences commerciales unilatérales et constituent des cas de jurisprudence à l’OMC.
L’Union européenne devrait s’inspirer de ces arrangements pour permettre d’avoir le temps additionnel nécessaire à la conclusion des négociations en cours tout en évitant une perturbation dommageable des échanges entre les deux régions.
Nous faisons foi en la sincérité de la partie européenne dans notre partenariat.