Si les femmes sont aujourd’hui plus impliquées dans les OP, pourquoi ne sont-elles pas plus intégrées dans leurs instances ? Quelles formes de blocages rencontrent-elles ? Si elles ne sont pas visibles, cela signifie-t-il pour autant qu’elles ne participent pas aux prises de décisions ? Quelques témoignages et éléments de réponses.
Les femmes sont aujourd’hui plus impliquées qu’auparavant dans les OP et parfois même majoritaires au niveau des organisations de base. Mais elles sont encore peu présentes dans les instances dirigeantes des structures plus importantes, et les cas sont encore fréquents où elles se retrouvent reléguées à la cuisine ou cantonnées à la garde des enfants pendant que leurs maris débattent en réunions.
L’accès des femmes au leadership : contraintes et blocages
Une contrainte majeure : le temps. « Je dis toujours que la vie des femmes est quelque chose de magique ! Elles passent peut être 20 heures par jour à travailler ; elles s’occupent des enfants, de la cuisine, du ménage, prennent soin des plus âgés. Tout cela repose sur les épaules des femmes ! » Maha Hussein Feraigon, salariée d’une ONG au Soudan, résume bien la situation qui incombe à la plupart des femmes, en particulier en milieu rural. Avec un emploi du temps surchargé, comment les femmes peuvent-elles s’impliquer dans une organisation paysanne, passer du temps en réunion, en déplacement ? Ce cumul de responsabilités familiales est peut-être le premier barrage au leadership féminin.
Certaines femmes essayent d’adapter leurs ambitions à cet engagement familial fort : « Je me suis consacrée exclusivement à mes enfants, jusqu’à ce qu’ils soient devenus de vrais professionnels. Restée seule, je me suis dit que j’avais encore de la force pour aider les autres. Alors j’ai formé l’organisation » raconte Raquel Copa de Justo, leader péruvienne. Parfois, dans le cas par exemple de nombreux pays ouest-africains, les femmes parviennent à profiter de l’avantage de la « grande famille » qui peut leur permettre de s’organiser de façon collective pour être plus disponibles. C’est ce que relate Seynabou Ndoye, leader sénégalaise : « Lorsque j’étais encore dans ma localité, je pouvais cumuler les fonctions de femme travailleuse et de mère de famille car j’habitais avec mon mari et ma co-épouse, le frère de mon mari et ses 3 femmes. Quand je partais travailler ou si je devais aller à Dakar pour la fédération, si ce n’était pas mon tour de cuisine, je pouvais laisser mes enfants avec ma co-épouse ou mes belles-soeurs ».
Des facteurs culturels qui entravent la prise de responsabilité. La dimension culturelle est aussi souvent évoquée pour expliquer le peu de place accordée aux femmes dans les instances de pouvoir. Très souvent les hommes acceptent mal l’émancipation des femmes, comme le raconte Djermakoye Maidanda Hadjia Maïmouna, leader nigérienne : « À Dosso, en tant qu’épouse du chef, j’ai rencontré beaucoup de résistances. Selon certains, dans la tradition, la femme du chef ne doit pas sortir du foyer. Les chefs étaient les premiers à être réticents, car en me voyant faire, ils se disaient que ça aurait une influence négative sur leurs femmes ». Mais le blocage peut aussi venir des femmes qui parfois se placent elles-mêmes dans une situation d’infériorité et de retrait. C’est ce qu’explique Joëlle Piraux au sujet des femmes de la société wolof : « Plus encore que la dépendance économique, c’est l’image intériorisée de leur propre infériorité qui place les femmes dans une situation de dépendance émotionnelle et psychique. Garantes de la perpétuation des valeurs, elles collaborent, souvent avec fierté, au maintien de leur position de secondes » (extrait du Bulletin de l’Apad n°20, Genre et développement).
Des facteurs économiques. L’indépendance financière des femmes est également essentielle pour permettre à la femme de gagner confiance en elle et d’atteindre des postes à responsabilités. Selon Bernadette Ouattara, directrice de l’Inades au Burkina Faso : « Pour émerger comme leader féminine, il faut d’abord être autonome au plan financier pour inspirer le respect aux hommes et la femme sera alors plus écoutée. Une femme économiquement autonome a plus confiance en elle-même et, en remarquant le changement de comportement de sa famille vis-à-vis d’elle-même, elle améliore sa confiance et elle va oser prendre des initiatives, donner son point de vue, car maintenant “quand je dis quelque chose on m’écoute” ».
Analphabétisme et manque de formations. De ces différentes contraintes préalablement évoquées découle un fait réel et majeur : l’accès insuffisant des femmes à l’éducation et le taux important d’analphabétisme parmi elles, ce qui constitue également un frein important à leur prise de responsabilités dans les OP. Renforcer les organisations de femmes et leur participation aux OP est essentiel pour leur permettre d’être mieux représentées et de pouvoir faire entendre leur voix et leurs préoccupations spécifiques dans le monde rural africain. Pour cela, il faut passer à la fois par une meilleure scolarisation des fillettes à la base et par la formation des femmes dans les OP, adaptée à leurs besoins et à leurs contraintes spécifiques, par exemple : formations en langue locale, délocalisées, à des horaires adaptés aux disponibilités des femmes, etc.
Ce que barbe crie tout haut sous l’arbre à palabre, c’est tresse qui a décidé (proverbe mossi)
- Mariam Sow : Je crois que le grand défi est la scolarisation de nos filles ; il faut arriver à inclure un équilibre entre filles et garçons dans l’éducation, aussi bien au sein de la famille qu’à l’école. Il faut donner la même chance de développer leurs capacités à tous les enfants. Et c’est comme cela que les leaders émergeront de façon naturelle. C’est par l’éducation qu’on inscrira cette préparation au leadership dans la durabilité.
Les femmes, des leaders cachés
Les femmes jouent un plus grand rôle que les apparences ne le montrent. La vie des organisations montre que ce n’est pas seulement les personnes qui ont un mandat officiel qui ont une influence importante au sein des OP. Effectivement, beaucoup de responsabilités reposent en réalité sur les femmes, à commencer par la sphère familiale, où elles assument de nombreuses tâches : travaux agricoles, transformation et vente sur les marchés, gestion et préparation de la nourriture du foyer. Il en va de même dans les organisations paysannes où, si les femmes ne sont pas toujours très visibles, elles n’en occupent pas moins une place importante. Leur participation se traduit souvent plus à la base, dans les activités des groupements locaux.
- Mariam Sow : Je crois que, d’une manière générale, les femmes sont des leaders cachés qui peuvent se dévoiler à certaines occasions. La femme africaine est naturellement leader. Ce sont toujours les femmes qui ont dirigé la vie de famille, mais de manière fine et discrète. De plus en plus, avec les mouvances de développement actuelles, leur leadership devient visible.
Un potentiel de leaders féminins encore timide. Par ailleurs, les femmes sont souvent réputées pour assumer des responsabilités de façon honnête et droite, ce qui fait qu’on les retrouve souvent aux postes de trésorières d’OP par exemple. Boukary Ouangraoua, formateur à l’Inades au Burkina Faso, explique : « Le constat est que chez les femmes, généralement, les informations passent plus vite et mieux que chez les hommes parce que les femmes se réunissent plus facilement par exemple au sein de leur association féminine. Même si les femmes sont beaucoup plus ignorantes car socialement elles bénéficient de moins d’instruction, quand les femmes font une activité, elles y mettent beaucoup de sérieux ». Et d’ajouter : « Le problème des hommes est qu’ils ont plus de besoins et qu’ils s’en créent qui n’existent pas, ce qui les amène à mal gérer. Or quand la femme a des besoins, ce sont des besoins réels : son enfant est malade par exemple ».
Du groupe de base au quota dans les faîtières : vers un leadership féminin ?
De nombreux bailleurs de fonds poussent à la féminisation des OP, mais tout le monde ne s’accorde pas à dire que cela est indispensable. Ainsi témoigne Bio Goura Soulé, agroéconomiste béninois : « Je ne crois pas que la féminisation des OP soit une solution. Tel que le système est conçu actuellement, les femmes sont cooptées. Elles n’ont pas encore pris suffisamment de hauteur pour agir à égalité face aux hommes. Il y en a quelques unes qui émergent mais j’ai peur que leur statut soit fondamentalement à l’antipode des préoccupations affichées du mouvement paysan actuel ».
Le rôle du groupe dans l’émancipation des femmes. Pourtant, des espaces existent pour aider les femmes à s’épanouir et le résultat est probant. Les groupements féminins peuvent en effet devenir de véritables « espaces de liberté » (Rondeau, 1994, cité par Joëlle Piraux dane le Bulletin de l’Apad) pour les femmes, où elles peuvent se retrouver entre elles et discuter des préoccupations qui leur sont propres, prendre la parole sans appréhension. « Ils apparaissent en effet comme des espaces où les femmes peuvent se mouvoir plus librement sans enfreindre le cadre habituel des normes sociales » (Joëlle Piraux). Cela peut être également un lieu de formation au leadership dans l’action.
- Maha Hussein Feraigon Babiker : En Afrique, la société est à dominante patriarcale, et cultures et traditions sont très importantes ; dans ce type de société, les femmes cherchent toujours à être ensemble pour améliorer leur situation. L’une des clés pour les femmes est donc de pouvoir être ensemble pour faire valoir leurs droits. Elles peuvent ainsi renforcer leurs capacités, prendre progressivement des responsabilités et rejoindre ensuite des organisations mixtes en étant confiantes et capables.
Les femmes ont pu aussi développer des activités en lien avec ce besoin de liberté et d’entraide. Fatouma Mahamane Sidi, experte genre à la FAO, témoigne : « Il y a plusieurs stratégies que les femmes ont développées pour répondre à leurs problèmes spécifiques. Les tontines sont un exemple. Au Niger, les femmes ont développé le système Foyandi, qui signifie “aller passer la journée chez une des femmes membres” : c’est une stratégie pour que les femmes se retrouvent entre elles, s’entraident ; c’est aussi un espace où elles discutent de leurs problèmes. Certains groupements féminins se sont constitués à partir de ces Foyandi ».
Mais le groupement spécifiquement féminin peut également être perçu comme un moyen de maintenir les femmes à part des autres activités de développement, de renforcer les différences et la discrimination. C’est ce que souligne Mariam Sow qui ajoute que « les politiciens savent aussi valoriser l’existence de ces groupements pour leur électorat ».
- Moussa Joseph Dagano : Je ne fais pas de distinction entre la femme et l’homme dans un métier. Homme ou femme, nous sommes tous pareils avec nos forces et nos faiblesses. C’est pourquoi à la Feppasi, nous refusons les groupements typiquement féminins. C’est essentiel si l’on veut vraiment être professionnel.
Quotas imposés ou quotas revendiqués ? Aujourd’hui, même si les femmes ont davantage accès à certaines instances des OP, ce n’est que rarement qu’elles y occupent des fonctions clés, mis à part le plus souvent la gestion de la trésorerie. Ainsi, au sein de la Plateforme paysanne du Niger (PFPN), il y a actuellement 5 femmes sur les 13 membres du bureau, et elles occupent les postes de responsable de la promotion de la femme, secrétaire générale adjointe, chargée de l’organisation, secrétaire à la promotion de la femme et une membre du comité de contrôle chargée du suivi des activités et finances décidés en AG, ce qui peut être considéré comme le poste à plus haute responsabilité sur les 5.
Alors faut-il des quotas quantitatifs et/ou qualitatifs de représentantes féminines dans les instances des OP ? Sur la question d’y exiger des quotas de femmes, les opinions divergent. Les quotas sont certes un moyen utile pour augmenter de façon assurée la participation des femmes, mais à partir du moment où ce système est imposé, est-il réellement efficace ? Mariam Sow dénonce un leadership artificiel, inadéquat, qui finalement ne modifie pas en profondeur la place des femmes dans les prises de décision, et peut même se révéler dévastateur si la femme placée comme leader n’a pas les compétences et les capacités pour le poste qu’on lui confie !
- Mariam Sow : Certains leaders féminins sont « fabriqués », c’est-à-dire qu’on a porté sur le papier « leader » mais en réalité, elles n’en ont pas les capacités. Par exemple, certains projets exigent une équité entre hommes et femmes. Certaines femmes sont mises à des postes à responsabilités sans pour autant qu’elles soient en mesure de défendre ou de porter réellement des idées. À force de chercher l’équité, on risque de mettre des femmes qui sont juste des figurantes et je crois que ça ne nous renforce pas ! Renforcer les femmes, c’est les mettre aussi là où elles pourront justifier leur présence. C’est, je pense, une dérive de l’approche genre.
A contrario, lorsque les femmes sont organisées et revendiquent cette volonté d’être mieux représentées dans les instances de leur organisation, il serait inutile de les en empêcher. C’est par exemple le cas de l’OP Mooriben au Niger. Fatouma Mahamane Sidi explique que les femmes de Mooriben poussent pour obtenir un quota dans leur assemblée. Avant toute session ordinaire de l’organisation, les femmes tiennent un forum des femmes pour définir leur stratégie : « Nous représentons la moitié des membres de l’organisation, pourquoi a-t-on seulement des postes de secrétaires sans pouvoir de décisions ? » Elles se battent petit à petit pour avoir des postes à responsabilités. Et progressivement ça avance.
Forum Paysan 2010 : le Fida organise un atelier spécifique sur le leadership féminin
A l’occasion du Forum Paysan organisé par le Fida les 15 et 16 février 2010, une session spécifique a été organisée en amont, les 12 et 13 février, portant sur le thème de « la promotion du leadership féminin dans les organisations paysannes ». Réunissant 29 participantes issues de 24 pays et 5 continents, cet atelier préparatoire avait pour objectif de discuter des principaux obstacles auxquels les femmes membres des organisations paysannes (OP) sont confrontées et d’identifier les axes de collaboration majeurs à mettre en place au travers du partenariat entre le Fida et les OP pour promouvoir le leadership féminin. Il a abouti à une déclaration qui a été intégrée à la synthèse des délibérations présentée à l’assemblée des gouverneurs du Fida. À l’occasion de l’ouverture de cet atelier, Estrella Penunia, secrétaire générale de l’Asian Farmers’ Association for Sustainable Rural Development, a présenté le rôle majeur que tiennent les femmes dans les activités de développement agricole des pays en développement : « entre 50 et 90% des activités agricoles sont réalisées par les femmes ; nous assurons la sécurité alimentaire de la famille ainsi que l’approvisionnement en eau potable ; nous produisons 80% de l’alimentation de base consommée localement ; nous sommes très impliquées dans la commercialisation de nos produits agricoles ». Malgré ce rôle prépondérant, le travail des femmes demeure sous-estimé, souvent impayé, dans tous les cas peu reconnu à sa juste valeur. D’autre part, les inégalités entre hommes et femmes pour l’accès aux moyens de production (particulièrement la terre, l’eau, les intrants) et aux postes à responsabilités dans les organisations paysannes sont autant de freins au développement du leadership féminin. Les débats ont fait émerger les besoins suivants : renforcement du pouvoir économique des femmes, formations techniques et sur le leadership, amélioration de l’accès aux moyens de production, accès aux technologies et à l’information (radio, valorisation par les medias), mise en réseau des organisations féminines. Les femmes ont demandé de façon unanime que les appuis soient orientés vers les organisations féminines ou au moins conditionnés par l’adoption de quotas dans les OP.
Pour en savoir plus sur les leaders interrogés et leurs OP, vous pouvez consulter leurs présentations et les versions complètes de leurs interviews.