Au travers des nombreux témoignages recueillis tout au long de la construction de ce numéro spécial, force est de constater que le leader paysan d’aujourd’hui a de nombreux défis à relever. Les membres des organisations paysannes (OP) et les leaders paysans eux-mêmes nous ont décrit l’ampleur des qualités nécessaires pour faire face à l’étendue de leur mission. À cela s’ajoutent les rôles que les partenaires voient comme étant rattachés à la fonction de leader pour pouvoir répondre à leurs attentes, qu’il s’agisse à la fois des partenaires techniques et financiers (PTF) — dont les OP sont majoritairement dépendantes du point de vue financier depuis la mise en place des politiques d’ajustement structurel des années 90 — mais aussi des États, dont les relations avec les leaders paysans sont souvent ambiguës. Si nombre d’entre eux considèrent les OP et leurs leaders comme de véritables partenaires, œuvrant à leurs côtés pour le développement agricole et économique de leurs pays, nombreux sont ceux qui souhaitent, pour les PTF, les instrumentaliser en fonction des objectifs de leur institution, et pour les politiques locaux, garder la main-mise sur un électorat potentiel.
Écartelé entre devoirs et attentes, n’est ce pas mission impossible ? Les différents articles et témoignages contenus dans ce numéro, mettent en lumière les multiples devoirs du leader paysan à la tête de son organisation : il doit être proche de sa base et capable de négocier avec le gouvernement, il doit être un « vrai paysan » tout en étant ultra compétent, sachant travailler en équipe et de façon complémentaire avec les salariés. Il doit assister à de nombreuses réunions et être disponible pour en restituer les conclusions aux membres, en sachant adapter son langage aux différents niveaux de discussion. Du point de vue des partenaires, les attentes sont aussi nombreuses : qu’il s’agisse de sa capacité à comprendre les différents enjeux et négociations internationales, sa disponibilité et sa mobilité pour participer à des événements nationaux voire internationaux, la transparence de sa gestion technique, mais surtout financière de son organisation, sa capacité à laisser place à une succession garante de la bonne gouvernance de son OP, etc.
Qu’ils témoignent de la mission ou du rôle attendu du leader vis-à-vis des autorités et des PTF, les témoignages rassemblés ici confirment que l’ensemble de ces tâches est difficile — voire impossible — à assumer pour une seule personne. Pourtant, le mode de gouvernance actuel des OP est majoritairement de type « pyramidal », ce qui d’ailleurs justifie l’expression de « leader » paysan, le leader « à la tête du groupe », un « meneur d’hommes », mais aussi celui qui « détient le commandement », un « responsable ». Le leader paysan est en quelque sorte la « clé de voûte » de l’organisation, ce qui le rend à la fois indispensable, irremplaçable, et parfois même intouchable.
Du leader au chef d’orchestre : vers une autre forme de gouvernance ? La forme de gouvernance actuelle de la majorité des organisations professionnelles agricoles tend à favoriser cette position unique et essentielle du leader paysan. Cela est d’autant plus vrai s’il représente une figure charismatique dotée d’une vision prospective, d’une forte capacité d’entraînement de son groupe et d’une aisance d’élocution séduisant les partenaires, ce qui peut amener les membres de son organisation à se reposer largement sur son dynamisme et ses compétences, le rendant difficilement remplaçable. Le leader paysan, devenant ainsi le « chef absolu », est alors de plus en plus sollicité et finit par être dépassé par ses missions et responsabilités. Cela peut l’amener à s’éloigner des considérations et attentes de sa base. Cette situation peut aussi favoriser certaines dérives dans la gestion de l’OP et faciliter le népotisme, ainsi que les détournements et malversations.
Pourtant, un autre mode de gouvernance davantage concertée et partagée constitue une voie pouvant faciliter la tâche des leaders paysans et améliorer le fonctionnement des OP. En effet, affecter des membres du conseil d’administration à certains dossiers spécifiques peut permettre, d’une part de décharger le leader, d’autre part de former d’autres membres de l’OP. Il en est ainsi par exemple à la Confédération paysanne du Faso, au Burkina Faso, comme le relate Souleymane Traoré : « Au niveau de la CPF, il n’y a pas qu’un seul responsable pour représenter les paysans et défendre leurs intérêts. Cette mission est partagée entre quatre personnes : le président, ainsi que trois autres membres du conseil d’administration. Ces personnes ont des compétences et des parcours similaires, et ont toutes les capacités pour remplacer le président en cas d’absence, ce qui peut arriver lorsqu’il est en déplacement ou malade ou encore en cas de multiples sollicitations de la CPF. Chacun a ses dossiers sur lesquels il est plus responsabilisé et performant, mais cela n’empêche pas les autres de pouvoir le remplacer en cas de besoin pour une réunion avec le gouvernement ou une rencontre avec les PTF. Cette gouvernance collective a un intérêt fondamental : l’OP n’est pas gouvernée par une seule tête, mais par quatre têtes, ce qui rend les tentatives de déstabilisation bien plus difficiles ! » Il en est de même pour le travail en équipe et la capacité à déléguer les responsabilités. Aussi, la continuité est plus facile à assurer si les responsabilités sont partagées au sein d’un conseil d’administration, dont les membres pourront être renouvelés tour à tour, plutôt que lorsqu’elles sont concentrées en une seule personne qui laissera un vide important lors de son départ. Plusieurs responsables nous ont présenté un schéma de gouvernance du même ordre.
Plus que l’exécuteur de l’ensemble des tâches de gestion de son organisation, le leader est alors davantage un chef d’orchestre qui met en harmonie l’ensemble des élus et salariés de l’organisation afin d’atteindre les objectifs de l’OP. Il est un guide pour donner les grandes orientations, un conseiller et un porte-parole vis-à-vis de l’extérieur, mais il n’en reste que la voix d’un travail concerté, l’arbitre de débats démocratiques. Ainsi, Moussa Para Diallo, leader guinéen, témoigne : « Le rôle d’un président c’est de donner la parole aux autres et de bien les écouter. C’est ça le rôle d’un responsable, ce n’est pas de se mettre en avant, de tout connaître. Au niveau de la fédération, nous avons aujourd’hui suffisamment de maturité pour partager le pouvoir. Ça n’est pas une personne qui décide pour tous, nous décidons ensemble ». Bassiaka Dao, leader burkinabé, abonde également en ce sens : « La position du président, c’est de rassembler tous les argumentaires, tous les points de vue, d’en faire une analyse critique et d’arriver à en sortir une position dont il discute avec les autres leaders qui l’accompagnent pour construire une position commune à défendre ».
Certains leaders nous ont également parlé de la préparation de la relève, et en parallèle, de la place que peuvent occuper les anciens leaders pour continuer d’apporter leurs savoirs à leur organisation, tout en assurant une gouvernance démocratique, loin de la représentation classique du « président à vie ». Les deux semblent liés et sont également importants pour renforcer l’OP et son image d’organisation à la gouvernance plus démocratique et aux compétences plus affirmées.
Finalement, n’est-ce pas ce type de gouvernance interne qui pourrait permettre aux leaders d’être plus proche à la fois de sa base et des partenaires à l’extérieur, d’utiliser au mieux les temps de présence pour un travail collectif fructueux, de préparer leur relève progressivement ? Soutenus par leurs troupes, les responsables paysans seraient renforcés pour faire valoir les intérêts de leurs organisations face à des partenaires extérieurs pas toujours compréhensifs.
Pour en savoir plus sur les leaders interrogés et leurs OP, voir leur présentation au lien suivant.