On reproche souvent aux leaders paysans de conserver leurs fonctions sur de trop longues périodes, dépassant parfois leur mandat. Outre les problèmes de gouvernance que cela peut engendrer, c’est aussi un facteur qui bloque l’émergence de nouveaux leaders dans les organisations et peut constituer une menace pour leur pérennité.
Les leaders des organisations paysannes (OP) africaines ont tendance à rester longtemps en place pour de multiples raisons : parfois sous la pression de l’entourage, par intérêt pour les avantages que cette position leur procure, par volonté des membres qui souhaitent que le leader reste, ou encore par défaut de relève. Cela peut même aller jusqu’à ne pas respecter les durées des mandats définis dans les statuts, à les réviser pour se maintenir en place, ou encore à s’arranger pour être systématiquement réélu, comme le relate Boukary Ouangraoua, formateur au Burkina Faso : « Certains leaders font tout pour créer la pensée unique. Ils s’entourent de proches dans le bureau, font en sorte que ce soit leur femme, leurs enfants, leurs neveux pour avoir beaucoup de voix lors du renouvellement des instances. Parfois même il n’y a même pas de renouvellement des instances, souvent c’est par méconnaissance, parfois aussi parce que le leader n’a pas intérêt à ce que tout soit fait dans les règles de l’art car il aurait alors moins de marge de manoeuvre ».
Pourquoi les leaders ont-ils du mal à laisser leur place ? Souvent, le leader paysan est considéré comme une personne de pouvoir qui doit rester à son poste jusqu’au bout. Ses proches, qui partagent avec lui le pouvoir et ses avantages, s’emploient à le maintenir en place comme le note Faliry Boly, leader malien : « Dans certains cas, c’est l’entourage même du leader qui le pousse à rester, car ces personnes tirent profit de la position du leader, elles y ont leur avantage. Mais dans d’autres cas, ce sont les membres de l’organisation eux-mêmes qui ne veulent pas changer de leader ; ils trouvent plus simple de conserver la même personne, ils ont peur du changement, et cela permet de garder une certaine continuité dans les actions ».
À l’inverse, il existe des cas où la rotation trop rapide des leaders peut être une contrainte. Raquel Copa de Justo, secrétaire d’une petite OP du Pérou, nous livre son expérience : « En 2006, j’ai créé l’association et j’ai été élue présidente. Le mandat ne dure pas plus de deux ans et il est interdit par les statuts de le renouveler. Je me suis donc mise de côté. On a élu une autre dame en tant que présidente, mais mes camarades m’ont dit : “C’est vous qui connaissez ce qui concerne la documentation, vous pourriez vous occuper des archives”. Je suis donc devenue secrétaire générale des archives, mais je suis restée le bras droit de la présidente. C’est moi qui ai donné un chemin, une vision à cette association, c’est moi qui l’ai rêvée. Elle peut être présidente mais elle ne peut pas être dans ma tête. Quand il y a des réunions où elle doit participer, elle me demande de l’accompagner ».
Le passage de relais s’avère donc difficile, comme le constate Faliry Boly : « Vous savez, tant qu’un leader reste à sa place, il est très difficile pour d’autres d’émerger. Un leader en place fait de l’ombre, et cela ne pousse pas les autres à s’investir davantage. Je ne dis pas qu’il faille renouveler le leader à chaque mandat, à chaque AG, car sinon on risque de ne plus s’y retrouver, mais un leader ne doit pas non plus rester indéfiniment. Sinon il finit par devenir irremplaçable ».
Pour certaines OP, le renouvellement des leaders est indispensable pour ancrer son caractère démocratique et la transparence de ses instances dirigeantes. Ainsi, la fédération Mooriben au Niger a inscrit dans ses statuts l’obligation de tenir tous les trois ans une Assemblée générale élective où l’intégralité du Conseil d’administration est renouvelée. D’autre part, un président ne peut pas avoir plus de deux mandats successifs. Amadou Mossi et Soumana Ladan, ancien et actuel présidents de l’OP, expliquent « Nous sommes une fédération démocratique, dans un pays démocratique ; [cette règle] donne une certaine confiance de la base au sommet : ceux qui sont à la base savent que progressivement, ils vont peut être apprendre et pourront monter. Cela permet aux unions de savoir qu’il n’y a pas d’union plus forte que d’autre, chaque union peut proposer une personne, tout le monde est libre d’être candidat, donc c’est la transparence. En termes clairs, tous les membres de Mooriben ont le même droit et la même chance d’accéder à un poste de leader ».
La tendance générale reste que les leaders, installés dans leurs fonctions, ont le plus souvent du mal à quitter leur poste. Or, si le leader en place est immuable, il est d’autant plus difficile d’identifier un potentiel successeur. Un cercle vicieux de passation risque alors de s’installer. Ainsi, Bernadette Ouattara, directrice de l’Inades au Burkina Faso, explique : « Le renouvellement ne se fait pas toujours facilement. Si au niveau de la base on n’a pas pris le soin de préparer quelqu’un pour assurer la relève, cela pose le problème de qui va remplacer le leader à son départ. Il y a des leaders qui savent que si on prépare quelqu’un, on va les remplacer. Mais souvent ils ne veulent plus se retirer ».
Deux enjeux émergent de ce constat. D’une part la nécessité de trouver un mode de reconversion de ces leaders, une porte de sortie honorable pour ceux qui n’ont pas démérités, comme une nouvelle nomination en tant que président d’honneur ou délégué dans une plateforme par exemple, ou une recherche de valorisation de l’expérience acquise. Ces leaders peuvent ainsi devenir des relais à la base, ou encore des personnes ressources pour des commissions ou des formations. D’autre part, il est important de faciliter l’émergence de nouveaux leaders, ce qui est loin d’être évident lorsque le leader en place ne veut pas partir, mais cela reste une condition nécessaire à son départ.
Une nouvelle génération de leaders difficile à identifier. Préparer la relève, c’est avant tout vouloir transmettre une passion, une vision, mais aussi un savoir, un carnet d’adresse et une expérience accumulés. Après avoir exprimé sa conviction de rester toute sa vie dans le mouvement paysan, Seynabou Ndoye, leader sénégalaise, insiste sur l’importance de transmettre sa foi en ce mouvement : « La relève, ça ne s’invente pas. Si je n’aime pas ce que je fais, si je n’ai pas dans la peau le mouvement paysan, je ne peux rien transmettre aux générations futures. Il faut que je l’aime. Et que j’en sois fière pour que les générations futures à qui je parlerai puissent l’aimer ».
Certains leaders essaient de préparer la relève et de transmettre leurs expériences à ceux qui peuvent être appelés à leur succéder, comme le revendique Elisabeth Atangana, leader camerounaise : « J’ai un groupe de jeunes leaders que j’encadre parce que j’estime que, si nous voulons que notre Propac ou la CNOP Cameroun soient institutionnalisées, il faut des gens qui aient une vision, peut-être pas la mienne, mais qu’ils en aient une à partir de laquelle part leur mouvement. Il faut commencer à les former maintenant. Le leadership peut se transmettre, et il faut que les gens s’ouvrent et aident les autres. C’est important de transférer si on veut pérenniser ».
Parmi les différentes techniques d’identification de potentiels leaders, l’observation est primordiale. Jean Coulibaly, leader malien, témoigne : « Pour identifier les futurs leaders, on observe beaucoup. Dans un groupe, on regarde comment chacun marche, parle, répond, agit, s’il est rapide ou lent. Ensuite, on en parle entre nous, pour voir si les avis se recoupent, ou non ». Certaines OP ont un système de repérage bien instauré et qui fonctionne. Ainsi, explique Mamy Rajohanesa : « Pour Fifata, la relève se prépare depuis l’association de base et ce sont les jeunes qui sont ciblés. Ce sont les membres de la région qui se chargent de cette identification. Ceux qui sont choisis et élus les représenteront au niveau de Fifata ».
Certains leaders s’attèlent également à mettre en avant les potentiels successeurs et à les tester par des mises en situation. Ainsi, King David Amoah, leader ghanéen, témoigne : « Nous commençons à préparer la relève en avance, pour que les autres puissent évaluer le bon potentiel de chacun. Le premier vice-président est là, le second aussi, et il y a d’autres leaders potentiels. Quand nous allons à une réunion, même si je suis là, parfois je demande à mon vice-président de présider la réunion. Si nous allons à un atelier, je délègue beaucoup d’activités. Ensuite je m’installe en retrait comme un participant, et j’observe ce qui se passe. Cela permet aux gens de les voir et les connaître ». Afin d’éviter d’avoir des paysans trop novices vis-à-vis des nouvelles fonctions de leader, le même leader ghanéen décrit une clause de leur règlement intérieur : « Il y a un article qui dit “avant de devenir président, ou membre du bureau exécutif, il faut avoir été membre du bureau exécutif de sa zone”. Comme cela vous êtes préparés, donc quand vous arrivez, vous n’êtes pas une nouvelle personne, vous savez comment ça se passe au niveau national et vous connaissez les règles du leadership ».
Au-delà de l’identification, il est important et nécessaire de créer des conditions favorisant l’engagement des jeunes dans le mouvement paysan, en leur donnant les moyens et les capacités de comprendre et de s’exprimer dans les débats. Un avis partagé par Mariam Sow : « Il faut donner la même chance de développer leurs capacités à tous les enfants. Et c’est comme cela que les leaders émergeront de façon naturelle. C’est par l’éducation qu’on inscrira cette préparation au leadership dans la durabilité ». Cela pourra ainsi permettre de former un vivier de jeunes leaders potentiels, à même de prendre des responsabilités, et dont certains pourront ensuite être élus selon les choix de leur organisation, ce que souligne King David Amoah, leader ghanéen : « On peut former des personnes pour la relève, mais ensuite tout dépendra aussi de ce que les gens vont choisir, vous savez c’est une élection, c’est ouvert ! »
L’émergence de nouveaux leaders est liée à l’implication des jeunes dans l’agriculture. Si une fois le leader en place aux commandes de son organisation il est parfois difficile de l’en déloger, il faut comprendre que le poste de leader n’est pas forcément très convoité de par la responsabilité et les sacrifices que cela implique. Soumana Ladan raconte : « Être président de Mooriben ce n’est pas facile ! Cela demande d’être disponible, de laisser son labours pour venir répondre de Mooriben ; beaucoup de gens, cela ne les intéresse pas d’être président ». De plus, les jeunes constatent qu’il est de plus en plus difficile de gagner sa vie dans le métier d’agriculteur et beaucoup sont ceux qui préfèrent partir en ville ou choisir une autre voie. Tata Yawo Ametoenyenou, président d’une organisation d’appui aux OP togolaises, déclare en ce sens : « Après 20 ans de crise socio-politique au Togo, où il n’y a pas ou peu eu de soutien de l’État vers le monde agricole, la plupart des jeunes ont quitté le milieu rural pour la ville ; les jeunes ne s’intéressent plus à l’agriculture. La relève ne se prépare donc pas du tout ». La situation n’est pas meilleure au Chili, comme en témoigne Rigoberto Turra : « Nous avons beau former des jeunes, à peine 1 sur 10 reste au final, les autres migrent vers les villes car il devient vraiment trop difficile de travailler dans l’agriculture ».
Malgré tout, le témoignage d’un président d’association membre de la Fongs, OP sénégalaise, vient nuancer ce sentiment d’absence d’une nouvelle génération : « Il ne faut pas avoir d’inquiétudes pour la relève. On pense que les leaders sont irremplaçables mais on a la capacité de déceler les leaders de demain, directement ou indirectement. Des investissements sont faits sur ces personnes. On ne le crie pas sur les toits mais ils sont accompagnés. La pépinière est vaste ». Faliry Boly partage cet optimisme, du moment que certaines conditions préalables sont réunies au niveau des OP : « Je crois qu’il est vain de vouloir préparer la relève. Pour moi c’est un faux débat, la relève ne se prépare pas de façon mécanique, cela ne doit pas venir de l’extérieur. À mon avis, il faut plutôt travailler sur les conditions d’émergence des leaders que sur une formation formelle. Ainsi, si la communication est bonne dans l’organisation, la relève se fera automatiquement ».
D’autres font le constat d’un retour des jeunes à la terre après un temps d’études ; c’est le cas d’Ahmed Ouayach, leader marocain : « Au niveau des exploitations agricoles, ce qui fait plaisir c’est que la relève est en train de se faire. Il y a de grandes exploitations où les enfants ont fait des études poussées et reviennent vers la terre ! Avant ce n’était pas le cas, les agriculteurs marocains étaient dans l’ensemble très âgés et la majorité n’avait pas été à l’école. Mais maintenant on a vraiment des entrepreneurs qui arrivent dans l’agriculture et cela fait plaisir ».
Il convient donc de ne pas rester pessimiste quant à la relève des leaders paysans. Si les leaders actuels peuvent valoriser leurs connaissances et leur longue expérience en les transmettant à la nouvelle génération, cela serait un grand pas dans la transmission du savoir des anciens aux repreneurs de flambeaux. Mais cela ne pourra pas être efficace sans un accompagnement intense et un renforcement des capacités ciblé pour les futurs leaders paysans qui, dans un contexte de mondialisation, d’ouverture et de communication, sont de plus en plus connectés à de nouveaux partenaires et à de nouvelles problématiques.
Mamy Rajohanesa, président de Fifata à Madagascar
Fifata prévoit de développer un cursus de formation spécifique pour répondre au besoin d’assurer la relève des dirigeants et de poursuivre ainsi les activités de développement agricole avec efficacité. La mise en oeuvre de ce cursus appartient, en premier lieu, aux associations de base dans les régions qui se chargent de l’identification de jeunes leaders, dynamiques, déjà engagés localement et répondant à des critères préalablement définis. La formation commence déjà au niveau des associations de base selon les besoins des membres et des dirigeants. Les organisations régionales prendront la relève plus tard avec un niveau de formation plus élevé et varié. La dimension nationale viendra en dernier. La formation pourra être itinérante et en alternance. Les thèmes doivent toujours tourner autour de la pérennisation de l’association en associant la culture politique agricole. Il pourra s’agir d’un apprentissage alliant formations « classiques » et accompagnement dans l’action grâce à un système de « parrainage ». Il est évident qu’avec les nouvelles technologies et l’évolution rapide des politiques agricoles nationales, ce nouveau cursus sera plus affiné, plus approfondi et mieux adapté aux paysans et au contexte d’aujourd’hui. Mais les formations de base resteront les mêmes, comme la conduite de réunions ou la prise de décisions. La formation en lobbying et plaidoyer sera plus intense pour influer sur les décisions politiques. Pour assurer un impact durable de cette action, il faut mettre en place un dispositif pérenne permettant d’assurer la mise à niveau continue des personnes formées. Aujourd’hui, en partenariat avec Fert, nous avons mis en place quatre collèges agricoles qui vont former des jeunes au métier d’agriculteur. Au fait des réalités quotidiennes du monde agricole, et ayant un degré d’instruction plus élevé de par leur formation, ces jeunes constituent un vivier de futurs leaders. C’est là même notre ambition !
Pour en savoir plus sur les leaders interrogés et leurs OP, vous pouvez consulter leurs présentations et les versions complètes de leurs interviews.