Le regard porté sur les activités non agricoles des agriculteurs et des pasteurs africains est le plus souvent superficiel et statique : on les considère comme des activités annexes, et lorsqu’on les recense dans les enquêtes agricoles — ce qui n’est pas toujours le cas, on en dégage rarement la signification économique, sociale ou politique. Le paysan lui même, lorsqu’on analyse avec lui la contribution de ses différentes activités au budget familial et que l’on constate que les apports de ces activités non agricoles représentent dans certains cas les trois quarts de ce qui lui permet de vivre, continue de considérer comme secondaire ce qui est devenu en réalité la part principale de son exploitation familiale.
Des regards et grilles de lecture figés.
L’incapacité dans laquelle on se trouve à cerner la place et la fonction de ces activités dans l’économie réelle du monde rural tient sans doute du fait que les catégories dans lesquelles on les range ne permettent pas de les appréhender de façon dynamique et de les penser de façon adéquate. La notion passe-partout « d’activités génératrices de revenus » n’a de ce point de vue pas rendu service car elle dispense de chercher les liens entre ces activités et conduit à un simple entassement d’opportunités à court terme envisagées le plus souvent du point de vue de la « promotion féminine ». On s’interdit de cette façon de les resituer dans une logique d’exploitation familiale et d’évolution économique d’ensemble.
Des réalités multiples et en constante évolution.
Un examen plus précis de ces activités montre d’une part qu’elles ne sont pas de même nature pour les femmes et pour les hommes, ou dans une exploitation agricole et dans une exploitation pastorale, et d’autre part que les types de « métiers non agricoles » évoluent. Il a ainsi toujours existé des métiers non agricoles traditionnels, complémentaires de l’activité agricole (boissellerie, tissage, poterie, vannerie…) ou pastorale (forge et bijouterie, sellerie, commerce du lait et des animaux…), exercés dans la plupart des sociétés d’Afrique de l’Ouest par des groupes spécialisés organisés dans les systèmes de caste. Dans bien des cas ces métiers existent toujours, mais se sont transformés : les forgerons soninké de Kaëdi en Mauritanie sont passés par les garages de Dakar et de Nouakchott ou ont rapporté des usines Renault de nouveaux modes de production ; de nombreux tailleurs ont adopté la machine à coudre… D’autres transformations moins visibles ont une portée sociale très profonde : on voit aujourd’hui dans la région de Louga (Sénégal) des ceddo (nobles) dépasser les préjugés de caste et exercer des métiers de ñeeño (artisans) — par exemple la mécanique — ; ailleurs on voit des pasteurs s’adonner au commerce du bétail, et là où des mini laiteries se créent, les hommes confisquer aux femmes le travail du lait qui leur revenait traditionnellement.
Surtout de nouveaux métiers « modernes » sont apparus et se multiplient. Ce sont pour l’essentiel des métiers de service : chauffeurs, courtiers, guides, répétiteurs scolaires ou maîtres d’écoles communautaires (notamment au Tchad), restaurateurs… Il peut y avoir une très grande créativité dans l’invention de nouveaux métiers : on voit ainsi actuellement dans la région de Bakel au Sénégal des jeunes scolarisés proposer leurs services aux émigrés revenus au pays pour effectuer des recherches sur Internet dans les cybercafés afin de reconstituer leur carrière en France et entreprendre les démarches leur permettant de toucher leur retraite.
Le « rural » ne se réduit pas à « l’agricole ».
Il y a ainsi une diversification des métiers non agricoles en milieu rural. Deux observations doivent être faites à ce propos.
D’une part certaines de ces activités non agricoles se greffent sur la production agricole ou l’élevage et viennent les valoriser (activités de conservation, de transformation, de transport, de commercialisation), alors que d’autres sont déconnectées par rapport à ce secteur agro-pastoral. Cette première distinction est importante à faire parce qu’elle permet de discerner si de nouvelles tendances vers des formes de multi polarisation de l’économie rurale ne sont pas en train d’apparaître dans certaines régions. Dans les situations où cela s’avérerait être le cas, ceci devrait inspirer des politiques régionales soutenant des secteurs émergents. Mais actuellement, on prend surtout en considération les activités para ou péri agricoles du fait que l’on considère que la vocation du monde rural est, par définition, agricole ou pastorale, ce qui n’est peut-être plus vrai pour toutes les zones. On se rend ainsi prisonnier de ses a priori.
D’autre part, les trop rares études d’ensemble faites sur les activités non agricoles tendent à montrer que les plus nombreuses d’entre elles sont de type commercial. Mais ici encore, on utilise des catégories paresseuses pour les décrire et il semble que l’on en ait tout dit lorsqu’on a parlé de « petit commerce ». On ne sait donc pas précisément ce qui s’échange, on connaît mal les circuits et l’importance des flux. C’est pourtant à partir de là que l’on pourrait appréhender les dynamiques actuelles de l’économie rurale. Les activités et les métiers non agricoles en milieu rural changent ainsi plus vite que le regard que l’on porte sur eux et qui permet de les déchiffrer, et l’on risque ainsi de se trouver de plus en plus en décalage par rapport aux réalités. Alors, comment changer ce regard ?
Quand nos lunettes nous empêchent de voir la réalité, il faut les changer.
La façon dont une fédération paysanne (la Fongs) a évolué par rapport à cette question est intéressante à connaître (cf. article p.20). Des horizons nouveaux se sont ouverts grâce à un angle d’attaque orienté vers la compréhension de dynamiques économiques et non plus vers une approche non agricoles.
Mais ces initiatives se heurtent à de nouvelles difficultés qui sont également liées aux rigidités des « regards » portés sectorielle des activités — agricoles ou sur les réalités.
Un secteur informel qui échappe au regard des techniciens.
La première rigidité tient au fait que les données statistiques sur lesquelles repose l’élaboration des différents plans régionaux de développement sont des données conventionnelles portant sur les secteurs formels de l’économie ; les politiques régionales passent donc à côté des réalités. Ainsi, par exemple, la Fédération des associations paysannes de la région de Louga (Fapal) au Sénégal faisait le constat suivant en préparant un forum sur l’avenir de cette région (en 2007) : les données disponibles sur le commerce régional portent seulement sur les établissements et activités déclarés et ignorent le secteur informel ; celles sur l’artisanat ne concernent que les artisans inscrits à la chambre des métiers ; ou encore, le secteur des transports ne rend pas compte du recours aux charrettes hippomobiles, pourtant essentiel dans le fonctionnement de l’économie réelle de proximité de la région. Or, une grande partie de cette région relève de cette « économie non agricole », où le commerce informel et les nouveaux métiers, qui échappent à ces nomenclatures, ont une place très importante.
Une vision « urbano-centrée » de l’économie rurale. Il y a pourtant des recherches novatrices qui ont été faites ces dernières années sur les économies locales dont elles mettent en évidence les composantes et les flux. Il s’agit notamment des études Ecoloc réalisées depuis 1997 (suite à la prospective réalisée en 1997 par le Club du Sahel-WALTPS). Mais on se heurte ici à une autre rigidité car dans ce cas les regards sont principalement tournés vers la ville. Ces études s’intéressent à l’hinterland rural qui permet d’approvisionner les villes ouest-africaines. Elles reposent sur le postulat très répandu que le développement des campagnes ne peut être tiré que par celui des villes, ce qui inspire une vision très « urbano-centrée » de l’économie rurale.
Les économies rurales : un potentiel qui reste à découvrir.
Il manque aujourd’hui que soient sérieusement analysées les possibilités de développement d’une économie rurale basée sur la diversification des activités (développement d’un secteur secondaire et tertiaire en milieu rural) et les échanges de zone à zone (valorisation des complémentarités entre zones rurales). Il ne s’agit bien entendu pas d’ignorer l’importance des échanges entre la campagne et la ville. Mais il faut explorer le potentiel de dynamisme spécifiquement rural à travers les possibilités de spécialisations professionnelles et d’échanges économiques locaux et inter-régionaux (éventuellement transfrontaliers) ; il faut aussi établir dans quelle mesure ils peuvent être renforcés pour favoriser le développement d’une marge d’autonomie économique et de création d’emplois dans le monde rural qui allège la surcharge urbaine et maintienne le peuplement du monde rural autour de pôles ruraux. Des observations faites en 2008 sur l’économie — très dynamique — de régions éloignées de toute ville importante, comme par exemple l’Ennedi au Nord du Tchad, où les activités agro-pastorales et commerciales sont très étroitement imbriquées, encouragent à ouvrir les regards dans cette direction.