Une agriculture familiale performante, « moderne », n’est-elle pas encore aujourd’hui perçue par les sociétés occidentales et leurs politiques publiques comme devant reposer sur des exploitations agricoles spécialisées, conduites à temps complet par un couple d’agriculteurs professionnels ?
Cette norme conduirait à considérer que, sur la voie du développement agricole, toutes les autres façons de pratiquer l’agriculture — en particulier la combinaison d’activités — ne sont que des « épiphénomènes », des situations transitoires amenées à disparaître. Mais force serait alors de reconnaître que certaines paysanneries du monde, comme celles des Andes australes de l’Équateur, se révèlent « anormales » et toujours en transition… Véritable paradoxe, puisqu’elles perdurent depuis des siècles, en modifiant néanmoins, en fonction des transformations de leur environnement socio-économique, les formes de combinaison de leurs activités.
Un mode de reproduction sociale hérité de l’histoire.
À l’époque précolombienne, une agriculture combinée à d’autres activités.
L’organisation de la production agricole des sociétés andines reposait sur la mise en valeur complémentaire d’écosystèmes étagés. Le contrôle de ces derniers autorisait une forte diversification de productions animales et végétales. Ceci facilitait la dispersion du risque de mauvaise récolte globale, et favorisait la gestion optimale de la force de travail dans le temps et dans l’espace, moyennant la conduite de calendriers culturaux alternés.
La mise en œuvre de systèmes de polyculture-élevage, fragmentés et exigeants en travail, limita l’émergence d’une société fortement hiérarchisée et spécialisée. Pour la majorité des ménages paysans, l’agriculture était alors déjà combinée à d’autres activités, s’inscrivant dans le prolongement de l’acte de production initial et mobilisant des savoir-faire complémentaires (artisanat textile, médecine traditionnelle).
Recompositions socio-spatiales sous la présence espagnole.
La colonisation espagnole fut à l’origine d’une extrême dualité sociale et spatiale dans les Andes australes de l’Équateur. Les mesures prises par la Couronne espagnole en matière d’occupation foncière d’une part, d’exploitation et d’imposition fiscale de la force de travail indigène d’autre part, recomposèrent le paysage agraire. Celui-ci fut dès lors constitué de grands domaines fonciers aux mains de colons espagnols ou de l’Église, et de communautés indigènes regroupées, contrôlées et confinées sur des superficies réduites sur un unique étage agroécologique. L’administration coloniale créa ainsi les conditions d’adoption d’un nouveau mode de reproduction sociale paysan.
Ce dernier reposait sur des exploitations agricoles minifundiaires, dont les produits dégagés se révélaient insuffisants pour, à la fois subvenir à l’ensemble des besoins des familles, et permettre également le paiement de leurs impôts. Les ménages paysans se trouvèrent ainsi contraints de recourir à la vente de leur force de travail, chroniquement sous-occupée sur leur propre exploitation.
Plus récemment, des paysans exportant leur force de travail sur le marché international.
Au cours du XXe siècle, les essors, par vagues successives, des entreprises capitalistes ¹ fournirent aux paysanneries andines des opportunités d’emplois extérieurs et des sources de revenus complémentaires, au niveau national. Mais la grave crise financière que connut l’Équateur en 1999 puis « la dollarisation » de son économie nationale en 2000 provoquèrent une chute brutale du pouvoir d’achat des ménages paysans. Ces derniers choisirent alors de réorienter la vente de leur force de travail sur le marché international. Ce choix s’expliqua en grande partie par les profonds écarts de rémunération du travail entre l’Équateur et les pays industrialisés, et fut rendu possible par la mobilisation de la diaspora équatorienne installée à l’étranger (USA majoritairement). L’actuelle crise mondiale ne semble d’ailleurs ni décourager les jeunes candidats à l’émigration clandestine, ni inciter les émigrés à revenir au pays, notamment ceux encore endettés par le coût élevé du passage.
Des politiques agricoles jusque-là peu adaptées au contexte naturel et social des paysanneries andines.
Le problème politique posé par les masses paysannes andines.
Les politiques d’industrialisation par substitution d’importations appliquées en Équateur dans les années 1960 et 1970 n’ont pas permis d’accroître le pouvoir d’achat des paysans, ni facilité l’absorption des surplus de main d’œuvre andine par une industrie restée embryonnaire. Quant aux politiques de réformes agraires (1964, 1973 et 1979), elles suscitèrent un espoir pour les paysanneries, avec l’accroissement moyen des superficies des exploitations agricoles. Néanmoins, cet espoir s’évanouit relativement rapidement face au problème aigu de la croissance démographique depuis les années 1950, et au surendettement du pays qui conduisit, au début des années 80, à l’adoption de politiques de libéralisation des échanges.
Ces politiques révélèrent les nombreux désavantages de l’agriculture andine dans le cadre d’une libre concurrence économique au niveau international, notamment ses fortes contraintes géomorphologiques (climat rude, pente) ainsi que ses conditions socio-économiques profondément défavorables (minifundisme, outillage manuel, etc.).
Un maintien de la polyculture-élevage, avec du salariat temporaire.
Sans autre avantage comparatif sur le marché mondial que leur force de travail à bas coût, les paysanneries andines se refusèrent donc à spécialiser leurs exploitations agricoles. C’est en effet par la polyculture-élevage que les paysans couvrirent une partie de leurs besoins alimentaires tout au long de l’année, et minimisèrent les risques agricoles de différentes natures (climatique, phytosanitaire, de marché).
Entre exode rural et spécialisation agricole (avec occupation à temps plein de l’ensemble de la force de travail familiale), l’avenir des paysanneries du sud andin de l’Equateur continue donc aujourd’hui de s’inscrire dans une voie intermédiaire, sous une forme finalement dominante et persistante depuis l’occupation espagnole : une combinaison contrainte, entre agriculture minifundiaire diversifiée et travail salarié, temporaire et précaire.
Le marché du travail impose ses conditions d’entrée.
Historiquement, c’est la main d’œuvre jeune, masculine et non qualifiée qui a constamment suscité l’intérêt du marché de l’emploi (pour les employeurs), en raison notamment de la pénibilité du travail exigé. Le mode paysan de reproduction sociale dans les Andes équatoriennes comprend donc une forte division du travail selon le genre : les hommes en situation illégale exercent des métiers précaires à l’étranger (maçon, plongeur dans la restauration), alors que les femmes restent au pays, en charge de la conduite des exploitations agricoles et de l’éducation des enfants pas encore en âge d’émigrer.
Par l’accroissement du pouvoir d’achat des proches restés au pays, les transferts d’argent des émigrés dynamisent une économie locale, en particulier de services. Les métiers exercés par les paysans qui n’ont pas pu, ou ont choisi de ne pas émigrer, sont d’une grande diversité. Ces métiers relèvent autant du secteur agricole (négoce de produits alimentaires frais avec vente sur les marchés, prestations de service, location d’engins moto-mécanisés comme le tracteur ou la trieuse à grains) que des autres secteurs d’activités (transport, construction, artisanat textile, commerce général de proximité, fonction publique, etc.).
L’évidence de la combinaison d’activités comme voie de développement rural dans les montagnes des pays du Sud, à forte densité de population.
Dans le contexte actuel de la mondialisation néolibérale, la faible productivité relative du travail en agriculture minifundiaire de montagne souligne les limites de politiques de développement qui reposeraient exclusivement sur la « modernisation » du secteur agricole. Le cas des paysanneries andines du sud de l’Équateur illustre par ailleurs le fait qu’en présence d’opportunités d’emploi extérieur à l’exploitation, il est possible de maintenir des unités de production agricole, aux résultats économiques très souvent insuffisants pour assurer seuls la reproduction sociale des ménages.
La valorisation des espaces ruraux de montagne et le maintien d’une société paysanne vivante, dépendraient donc tout autant de l’activité agricole que des opportunités d’emplois extérieurs, de préférence au pays. Une approche plurisectorielle et multi-spatiale peut alors s’avérer pertinente pour aborder les questions, à forts enjeux, de l’emploi en milieu rural et du devenir des agricultures familiales de montagne dans les pays du Sud.
Le vécu d’un couple équatorien :
José et Mercedes, jeune couple équatorien, ont passé leur enfance à aider leurs parents sur l’exploitation agricole. Ils étaient notamment responsables de la conduite et de la surveillance des troupeaux ovins, et du ramassage du bois. Pendant les temps morts du calendrier agricole, José suivit son père sur la côte, pour travailler dans les plantations de bananes comme journalier.
Après leur mariage, sans terre qui leur était propre, ils travaillèrent dans le secteur agricole avec parents et proches. José continuait de descendre travailler temporairement sur la côte comme journalier agricole, ou dans les villes, comme maçon.
En 2000, la crise contraint le ménage à opter pour un départ clandestin de José aux USA, là où vivait un cousin. Il travaille dans l’État du New Jersey comme maçon, 8 mois dans l’année. En période de grand froid, pendant laquelle les chantiers sont paralysés, José devient temporairement ouvrier dans des entreprises textiles. Pendant ce temps, Mercedes continue à travailler pour couvrir une partie des besoins alimentaires de la famille. Elle combine l’activité agricole à la confection vestimentaire. Et lorsque José se trouve en retard pour les transferts d’argent, elle vend, le week-end sur un marché, des produits agricoles achetés quelques heures plus tôt sur un autre marché, espérant en tirer quelques bénéfices.
José ne sait pas quand il reviendra au pays. C’est la crise aux USA aujourd’hui, c’est vrai. Mais c’est aussi la crise en Équateur, qui dure… L’espérance d’une réactivation de l’économie mondiale, et nord-américaine notamment, maintient donc José, loin de sa famille.