«Mon père est originaire d’un village près de Bouaké, il est arrivé en 1969 dans notre village de Zamblekro. Il est devenu grand planteur de cacao, avec plus de 15 ha. Dans les années 80, le cacao lui permet de nous envoyer à l’école, de construire une maison. Puis le prix du cacao chute, et les maladies déciment les cacaoyers. Cette année, malgré les traitements phytosanitaires par mes frères et moi, nous venons de perdre 6 ha. Nous replantons mais en saison sèche, tous les plants meurent. Nous n’avons aucun revenu à part le cacao. Notre papa est reparti au village natal. Malade de la prostate il lui faut 1 300 000 F pour son opération. À cause des mortalités des cacaoyers et du mauvais prix du cacao, on n’a rien pu faire».
Le double piège du cacao et du politique.
Ce récit familial en Côte d’Ivoire résume le drame de bien des économies cacaoyères. L’histoire est classique. Au début des hommes, pauvres et courageux quittent leur village aux faibles ressources économiques et migrent vers les régions de forêt tropicale où le cacaoyer pousse bien. Le cacao, c’est la possibilité d’échapper à la misère, de transmettre quelque chose à ses enfants. Les 15-20 premières années, le rêve se réalise. L’argent arrive.
Puis le piège de la monoculture se referme. Au fil des ans, les cacaoyers vieillissent, les sols s’appauvrissent, les maladies apparaissent. Les hommes vieillissent aussi, ne peuvent plus soigner ni eux ni leurs arbres. Planteur et plantation suivent un même cycle de vie. Retraite ruinée. Enfants en échec aussi : la replantation du cacao est plus difficile à la génération suivante, le milieu naturel étant dégradé.
Les familles de migrants sont trahies par leur dépendance au « cycle du cacao ». Très souvent, ils sont trahis aussi par la politique qui assimile le secteur cacaoyer à la pompe à finance des États et de la bourgeoisie d’État. Ces dernières années en Côte d’Ivoire, l’État prend près de 0,5 €/kg. Selon le cours mondial, le planteur ne reçoit alors que 0,45 à 0,75 €/kg. Depuis 20 ans, les planteurs en Côte d’Ivoire n’ont cessé de s’appauvrir (cf. graphe). Avec la chute du cours mondial, les arbres et hommes vieillissant, cette ponction de l’État devient criminelle.
Prix du cacao au producteur en Côte d’Ivoire (1960 à 2007) Sources : Ruf et Agkpo 2008.
Une diversification des activités difficile.
Face à ce piège de pauvreté, la diversification des activités devient vitale. La diversification agricole la plus naturelle est celle des cultures vivrières : pas de taxation directe et demande croissante avec le développement des villes. Une autre diversification agricole en marche en Côte d’Ivoire, plus importante, est l’hévéa : la taxation sur cette filière reste encore faible aujourd’hui… mais jusqu’à quand ?
Face à ces aléas sur la production et sur les prix, la diversification dans des activités non agricoles parait essentielle. Dans le village de Zamblekro pourtant, la part des revenus non agricoles est très faible et inégalement partagée : les planteurs d’origine Baoulé (centre de la Côte d’Ivoire, près de Bouaké) restent complètement dépendants d’un cacao en déclin, tandis que les planteurs d’origine burkinabé diversifient un peu plus (autour de 10 % de leur revenu ; cf. Tableau).
Plusieurs facteurs entravent les processus de diversification et le développement d’autres activités.
Dégradation des routes et abandon de l’État.
La dégradation des routes et pistes est classique dans les économies cacaoyères en déclin. L’État prélève sur les revenus des planteurs mais n’investit plus dans les infrastructures. C’est encore plus vrai dans un pays qui a connu un début de guerre civile. Dans les années 80, la piste d’accès au village de Zamblekro, de 17 km, se parcourait en 1 heure en saison des pluies. En 2009, il faut plus de 2 heures. Le cacao reste transportable mais la vente de produits vivriers n’a plus de sens économique. De même, toute activité non agricole demandant des déplacements vers les routes et les villes devient très difficile.
Faible développement des campagnes lié à la ponction de l’État.
Sur la longue période, la Côte d’Ivoire a pu devenir un des pays phares de la sous-région grâce à des activités de service en ville (banque, assurance). Dans les campagnes, la ponction permanente des revenus agricoles bloque les investissements et les opportunités non agricoles : au moment où il y en aurait le plus besoin, les opportunités d’emploi dans les campagnes en dehors de l’agriculture deviennent quasi nulles.
Le prix du cacao, déflateur de revenus.
Dans les années 80, bien des planteurs Baoulé s’adonnent au tissage de pagnes, réputés. En 1988, année de l’effondrement du prix du cacao, ils n’ont jamais pu les vendre. Ils ont vu que dans une économie de monoculture, le prix de la matière première joue le rôle de dé- flateur : si le prix du cacao s’effondre, il y a peu d’acheteurs pour ce qui ne relève pas du minimum vital.
Un manque d’anticipation.
Lorsque des familles de planteurs se sortent de la misère grâce au cacao, il leur est difficile d’anticiper la chute de production et du prix, pourtant classique dans l’histoire du cacao : un fait compréhensible chez les planteurs, mais plus coupable chez les politiques.
Quelle diversification ? La diversification verticale, logique mais inégale.
Les 10 % de revenus non agricoles chez des planteurs burkinabé du village de Zamblekro consistent en activités de « pisteur », et de collecte et transport du cacao entre plantations et ville. En Côte d’Ivoire, historiquement, les planteurs ont été longtemps exclus du commerce du cacao. Cela signifie moins de valeur ajoutée réinvestie dans les campagnes : tout part en ville, voire hors du pays.
Mais à la faveur des crises et du changement de génération, les fils de planteurs burkinabé investissent le secteur de la commercialisation du cacao, en partie sous l’effet des tentatives occasionnelles des Ivoiriens de les écarter de l’accès à la terre : ces tentatives échouent mais éveillent l’attention des jeunes Burkinabé, qui cherchent à diversifier leurs revenus. Ils démontrent ainsi l’utilité de revenus non agricoles. Ils offrent à leurs parents un prix du cacao supérieur à celui accordé aux autres planteurs. Surtout, ces revenus du commerce aident à réinvestir dans l’agriculture : achat de terres et intrants. Ils échappent ainsi à la « malédiction cacaoyère », contrairement aux Baoulé.
Estimation des revenus annuels des planteurs dans un village du centre-ouest de Côte d’Ivoire en 2007 (Euros et %)
Un coup d’œil à l’échelon national.
Élargissons l’angle de vue. Sur une enquête passée récemment pour le compte de l’Union européenne, sur 500 planteurs, 40 % des ménages déclarent un « autre revenu », contribuant pour 14 % aux revenus monétaires. Lorsque les villages ne sont pas trop isolés, les planteurs recherchent d’autres sources de revenus : « pisteur », gérant de coopérative, peseur, l’artisanat tel que la fabrication de savon local à partir d’huile de palme, le commerce de poissons ou de produits vivriers (attieké, vin de palme, alcool koutoukou), petits restaurants et maquis (dans les villages importants), petites boutiques (biens de première nécessité), « cabines » de téléphone cellulaire, électricien, maçon, menuisier, mécanicien, couture et coiffure, pasteur, pêche (essentiellement dans les lacs de barrages).
L’aide de la famille est parfois mentionnée, de fils travaillant en ville, voire à l’étranger, preuve que l’investissement des « parents planteurs » dans la scolarisation des enfants n’est pas toujours sans retour.
Les pensions de retraite reflètent une des mutations du pays, avec un nombre croissant de retraités revenant au village. Ici, c’est le cacao (ou de plus en plus le caoutchouc) qui diversifie des revenus « urbains ».
Les rentes foncières, un autre revenu.
Chez les « autochtones », les activités foncières deviennent une nouvelle source de revenu : location et vente de terres, mises en garantie de plantations, représentent une part non négligeable de leurs revenus. Autour de Gagnoa, les locations de terre se négocient de 20 000 à 25 000 Fcfa/ha ; autour de Soubré, la pression foncière fait monter les prix à 50 000 Fcfa/ha. Des migrants ayant acquis de grandes superficies, grâce à l’ancienneté de leur installation ou de celle de leurs parents, profitent également de cette nouvelle manne.
Au bilan, les planteurs tentent bien de sortir de la « malédiction cacaoyère » par la diversification de leurs revenus. Mais l’environnement économique et politique n’aide pas, pour le moins…
Qu’entendons-nous par activités rurales non agricoles ?
Derrière la notion d’« activités rurales non agricoles » se cache une diversité d’activités plus ou moins interdépendantes au sein de l’économie rurale. Trois catégories peuvent en ressortir (une proposition de typologie) :
1. l’ensemble des entreprises et services d’appui au secteur agricole, en amont et en aval de la production (formation, conseil, vulgarisation, fourniture d’intrants, matériel et équipements, microfinance, transformation des produits, commercialisation, etc.) ;
2. les entreprises en milieu rural qui fournissent des biens et services, non liées à l’amont, l’aval, ou la production agricole elle-même (artisanat, entreprises de différentes tailles, formelles et informelles) ;
3. l’ensemble des services et dispositifs d’appui publics et privés en milieu rural, qui n’ont pas forcément de vocation économique en tant que telle mais qui contribuent au développement (éducation, santé, infrastructure, justice, communication, chambres consulaires, organisations professionnelles, etc.).
Source : P. Chédanne. Les activités non agricoles en milieu rural, élément de rénovation de la politique de développement rural de la coopération française. Agridoc nº5, 2003.