L’ATTRIBUTION en octobre 2006 du prix Nobel de la paix à Muhammad Yunus et à la Grameen Bank qu’il a fondée constitue le couronnement de dix années de médiatisation intense de la microfinance. « Éradiquer la pauvreté grâce à une approche alternative du capitalisme », la promesse à l’origine de l’émergence de la microfinance il y a plus de trente ans a été réaffirmée par le professeur Yunus dans son discours devant le comité du prix Nobel. Dans cette conception d’un capitalisme bienveillant envers les pauvres qui intervient dans un monde où la pauvreté est exclusivement liée aux défaillances ou à l’incomplétude du marché financier, l’État se trouve marginalisé. C’est aussi le cas de l’aide au développement fondée sur l’assistance, telle que diffusée au sortir de la seconde guerre mondiale et relayée par les ONG. Face au consensus médiatique sur la contribution supposée de la microfinance en matière de lutte contre la pauvreté, les voix discordantes remettant en cause non pas la légitimité de la microfinance mais sa place hégémonique comme outil de lutte contre la pauvreté ont bien du mal à se faire entendre. Pourtant, l’écart entre les promesses et la réalité est considérable, notamment en ce qui concerne le monde rural.
Une offre inégalement répartie. Si l’opposition microfinance rurale et urbaine n’est pas toujours opportune en raison de relations intenses entre les populations des zones rurales et urbaines d’un même pays, force est de constater que l’accès aux services financiers illustre d’importantes inégalités territoriales. La très forte concentration de l’offre de microfinance en Asie, avec une couverture de la moitié des pauvres de cette région ¹, dissimule des disparités nationales très fortes, au désavantage des zones rurales où vit pourtant la grande majorité des pauvres (environ 75 % des pauvres sont des ruraux). En Inde, deux États du Sud (Andhra Pradesh et Tamil Nadu), classés parmi les États les plus riches, concentrent à eux seuls près des trois quarts de l’offre de microfinance ². Au Mexique, une étude du CGAP ³ montre une corrélation négative entre le niveau de marginalisation économique et sociale de l’État et l’offre en services financiers. Ces résultats confirment la situation bolivienne.
La microfinance ne semble donc pas d’emblée bienveillante avec les pauvres comme le prétend le professeur Yunus. La mise en place de services financiers adaptés aux besoins des populations vivant dans des zones rurales reculées marquées par la faiblesse des infrastructures est davantage coûteuse et risquée. Elle implique des efforts particuliers et des innovations multiples pour dépasser les principaux obstacles : l’échange d’informations avec des clients isolés ; la circulation de l’information et sa gestion au niveau de l’institution et enfin les coûts et risques liés au transport régulier d’argent dans des zones reculées et peu denses.
L’intervention publique demeure indispensable au bon fonctionnement du système. Dans ce contexte, l’intervention publique a joué et doit encore jouer un rôle primordial dans l’essor de la microfinance en se positionnant comme le garant d’une certaine équité dans la lutte contre l’exclusion financière. Ainsi, dans de nombreux pays l’État appuyé par des organismes internationaux a incité à un certain rééquilibrage. La volonté de la microfinance de rompre avec la philosophie de l’aide au développement est donc restée limitée : les fonds extérieurs sont substantiels et jouent un rôle crucial puisque la construction d’une véritable intermédiation financière repose largement encore sur des initiatives et fonds publics. La Grameen Bank n’échappe pas à cette situation : entre 1985 et 1996, les subventions cumulées ont atteint 144 millions de dollars (en valeur de 1996), ce qui ferait de la Grameen le plus gros bénéficiaire de l’aide au développement.
Évaluer l’apport réel de la microfinance : un exercice complexe et mal maîtrisé. En référence à la conception de Muhammad Yunus, le capitaliste bienveillant va théoriquement rencontrer des « pauvres entrepreneurs » : il suffirait donc de doter les pauvres en « capital » par le biais du microcrédit pour développer leur potentiel entrepreneurial et vaincre la pauvreté. Les attentes envers la microfinance sont alors immenses.
Ces espoirs sont entretenus par la complexité d’évaluation de l’apport réel de la microfinance pour les populations concernées : la rigueur scientifique exige des procédures d’évaluation coûteuses et longues qui ne répondent pas le plus souvent aux contraintes et besoins des praticiens. Les contextes et modalités d’intervention limitent par ailleurs la portée des comparaisons et rendent difficile toute généralisation. Adoptant une approche macro-économique, une récente étude montre un lien étroit entre l’emploi salarié (et non l’auto-emploi véhiculé par la microfinance) et la réduction du nombre de pauvres en comparant la Chine, l’Inde et le continent africain.
En effet, toutes les analyses d’impact réalisées en milieu rural à partir d’un travail de terrain approfondi aboutissent à des résultats comparables : l’effet du microcrédit sur la création d’activité et l’accroissement des revenus est limité. Le principal effet positif du microcrédit se situe au niveau de la gestion de la liquidité : l’apport en liquidité que constitue le microcrédit permet à de nombreux ménages de réduire le décalage temporel entre les revenus et les dépenses et ainsi de mieux gérer leur budget. En l’absence d’opportunités locales de diversification des revenus, le microcrédit garantit au mieux la continuité de l’activité. Mais il permet rarement d’en initier une nouvelle ou d’accroître les revenus tirés des activités financées si le contexte local (demande solvable) ou global (prix de vente des produits agricoles) n’est pas propice. Dans les zones rurales du Mexique, la migration demeure une stratégie bien plus attractive. C’est pourquoi même dans des zones qui, historiquement, ne sont pas des zones à forte intensité migratoire vers les États-Unis, malgré la présence prolongée d’un dispositif de microfinance, la baisse des cours de vente du café (activité agricole de rente dans cette zone) se traduit par un accroissement très fort de la migration internationale. Le microcrédit est, dans ce cas, utilisé pour financer la migration ou pour faire face aux dépenses de la famille en attendant l’envoi d’argent du membre de la famille émigré.
De même, les taux de remboursements affichés par les institutions de microfinance (IMF) ne sont pas un gage d’impact positif sur les revenus : ceux-ci ne fournissent pas d’information sur la nature productive de l’utilisation du crédit, ni sur les sources de remboursement et encore moins sur le bénéficiaire final du crédit. On constate en effet que le renouvellement du crédit assure dans bien des contextes une partie du remboursement du crédit antérieur. Une autre stratégie courante consiste à multiplier les emprunts soit auprès d’autres IMF soit auprès du secteur financier informel ou du réseau social pour faire face aux échéances de remboursement. Ces stratégies garantissent le remboursement et laissent penser qu’il y a bien adéquation entre le montant prêté et la capacité réelle de remboursement de l’emprunteur, qui accède ainsi à de nouveaux prêts, le plus souvent de montant supérieur. Mais elles risquent de se révéler dramatiques au moment du remboursement final si les emprunteurs n’ont pas les moyens de rembourser et se trouvent en situation de surendettement.
La microfinance seule ne peut lutter contre la pauvreté et les inégalités. Pour autant, la légitimité de services financiers destinés aux pauvres et adaptés à leurs nécessités ne fait aucun doute. Dans des contextes d’exclusion financière touchant non seulement les franges les plus pauvres mais aussi les classes moyennes urbaines des pays en voie de développement, la microfinance a permis de repousser les barrières de l’accès à ces services.
Quand bien même la pauvreté ne serait liée qu’à l’accès au marché financier (occultant les facteurs liés à l’organisation sociale, la répartition des richesses ou les investissements publics), les potentialités de ce dernier à impulser un cercle vertueux s’avèrent limitées.
Les publications récentes mettant en doute les vertus de la microfinance pour réduire la pauvreté et les inégalités auront-elles un jour raison de la force normative des discours qui la présentent comme le remède contre la pauvreté ? Il s’agira à ce moment-là non pas de la remplacer par une nouvelle solution-miracle mais de lui faire porter un objectif plus réaliste, non moins valable : celui de la lutte contre l’exclusion financière que subissent encore les plus pauvres par la provision de services variés et adaptés à leurs besoins (épargne, crédit, transferts d’argent, encaissement des chèques, micro-assurance). En milieu rural, seule une articulation volontariste de la microfinance avec des programmes publics sociaux, sanitaires, éducatifs et une mise en cohérence des politiques commerciales internationales constituera une démarche porteuse de lutte contre la pauvreté et les inégalités.