La crise alimentaire de 2008 semble avoir redéfinit les modalités de l’aide publique au développement consacrée au secteur agricole, en Afrique de l’Ouest. Il y aurait eu un regain d’investissements dans le secteur de la part des bailleurs de fonds internationaux. Qu’en est-il effectivement, et quelles évolutions peut-on constater dans leurs pratiques depuis ? GDS : Est-ce que l’aide publique au développement en Afrique de l’Ouest a changé depuis 2008 ? Diriez-vous que les donateurs réinvestissent dans l’agriculture ?
Philippe Thomas (PT) – UE : L’APD a évolué avec le contexte régional et international. Dans le domaine de la sécurité alimentaire et nutritionnelle (SAN), la crise des prix a été un déclencheur d’une prise de conscience des nouveaux enjeux alimentaires et agricoles. Mais de nouveaux paramètres ont aussi influencé l’aide publique au développement (APD) comme la crise environnementale et la crise sécuritaire de la région.
Jean-Luc François (JLF) – AFD : En effet, ce n’est pas seulement la crise alimentaire de 2008, mais un ensemble de phénomènes structurels successifs qui a entrainé une hausse de l’APD agricole. En Afrique de l’Ouest (AO), il y a eu deux moments de réinvestissement dans l’agriculture. D’abord, la publication du rapport de la Banque mondiale en 2008, consacré à l’agriculture coïncide avec l’idée selon laquelle l’agitation politique serait attribuable à une exposition aux importations. Puis, les récentes crises politiques ont joué un rôle dans l’idée que les populations rurales ne doivent pas être marginalisées.
Stefan Schmitz (SS) – GAFSP : La crise des prix a eu un impact considérable sur la politique de développement des pays donateurs, mais également sur les politiques agricoles nationales des pays du Sud ! Jean-Philippe Audinet (JPA) – Fida : Oui, l’augmentation des prix des produits alimentaires de 2008 a engendré une plus forte demande d’APD des gouvernements, notamment africains. Dans le même temps, les donateurs étaient plus disponibles pour contribuer. Cette dynamique a permis une hausse importante des contributions des États membres du Fonds et donc de notre programme de travail, alors même que la création du GAFSP venait concurrencer le Fida pour la mobilisation multilatérale de l’aide dans le secteur agricole.
GDS : Jugez-vous que l’attitude des bailleurs face à la crise de 2008 a été à la hauteur des enjeux ?
JLF (AFD) : En AO, avec un tel niveau de pauvreté, une telle puissance démographique, de tels besoins, on n’est pas à la hauteur, et dans beaucoup de secteurs (éducation, santé, etc.). Il faudrait plus d’argent mais l’une des difficultés reste la capacité à mobiliser les ressources.
SS (GAFSP) : C’est pour répondre à ces enjeux que le Programme mondial pour l’agriculture et la sécurité alimentaire (GAFSP) a été mis en place. Il soutient à la fois les gouvernements, les agro-industries du secteur privé et les organisations paysannes. Il investit dans l’agriculture, ce qui inclut les infrastructures rurales, la gestion des ressources naturelles, mais aussi la modernisation et la commercialisation de l’agriculture des petits exploitants. Une transformation structurelle est en cours et se poursuivra, mais nous devons nous assurer qu’elle est aussi «verte», durable et inclusive que possible.
PT (UE) : L’UE a répondu avec la « facilité alimentaire » dotée de 1 milliard d’euros, et a surtout donné priorité à la SAN avec un engagement de 8,5 milliards d’euros pour 2014-2020, dont une partie est affectée à l’AO (2 milliards). La modalité préférée de mise en oeuvre a été l’aide budgétaire notamment sectorielle, pour s’aligner sur les politiques nationales et mener un dialogue sur le sujet.
GDS : Une suggestion des bailleurs pour faire face à la hausse des prix, a été l’encouragement des investissements extérieurs et la réduction des « entraves » au commerce. Quels en ont été les effets sur l’insécurité alimentaire ?
PT (UE) : L’investissement était et demeure une urgence pour faire face à l’insécurité alimentaire. Or, les investissements intérieurs sont insuffisants. Face aux défis démographiques et environnementaux, et à l’urbanisation, l’agriculture doit évoluer et s’intensifier. Oui, les entraves au commerce sont un frein au développement économique. Mais ceci ne signifie pas qu’une politique agricole volontariste, qui protège le marché intérieur, ne soit pas également nécessaire. On n’a pas trouvé mieux que l’économie de marché pour favoriser le développement de la production, mais toute économie est régulée et c’est pour cela que nous continuons à croire en l’importance de politiques agricoles durables.
JLF (AFD) : Il y a une confusion sur l’attractivité du continent pour des investissements directs étrangers (IDE) dans les filières agroalimentaires, et sur les risques que feraient peser ces IDE sur la pauvreté paysanne. Les IDE recouvrent aussi bien les acquisitions de terres (ce qui est un phénomène très contestable que l’AFD ne soutient pas), que des investissements dans la transformation sur place de produits locaux, soutenus dès lors que la rémunération des exploitations familiales (EF) qui fournisseurs des industries est satisfaisante. Mais cette dynamique d’IDE a conduit à assez peu d’avancées pour la SAN jusque-là car elle reste modeste.
GDS : Certains bailleurs avaient préconisé des solutions entrepreneuriales comme le soutien aux agricultures industrielles et la promotion du secteur privé, quel bilan en dressez-vous aujourd’hui ?
JPA (Fida) : La crise a contribué à l’implication plus grande du secteur privé (SP) dans les politiques. En milieu rural, ce SP c’est d’abord des millions de petites EF, premiers investisseurs de l’agriculture africaine. Nous en appuyons la modernisation et la commercialisation et ceci signifie souvent le renforcement des partenariats entre producteurs organisés et d’autres acteurs privés des filières agricoles. Par contre, nous ne sommes pas dans la promotion d’une agriculture industrielle à grande échelle qui viendrait concurrencer l’agriculture familiale dans la production primaire et l’accès aux ressources.
PT (UE) : Ce ne sont pas de mots tabous. L’objectif des solutions entrepreneuriales n’est pas de faire de l’accaparement de terres pour faire vivre les multinationales étrangères ! Au Mali, les évidences scientifiques montrent que la Compagnie malienne des textiles contribue à la SAN et que s’il n’y avait pas le coton la production céréalière baisserait de 25 %. N’oublions pas enfin que les EF sont des entreprises privées !
SS (GAFSP) : Nous avons absolument besoin du secteur privé pour atteindre l’objectif de SAN et de transformation du monde rural. Mais si nous considérons que l’agriculture de subsistance appartient à ce SP, il est clair qu’avec 20 millions de jeunes entrant sur le marché du travail chaque année en Afrique, elle ne peut être la solution à long terme. L’Afrique a besoin d’emplois, or ça ne peut être généré uniquement par les investissements publics et la coopération au développement.
Évolution de l’aide publique au développement en Afrique (agriculture et pêcherie) des pays donneurs du Comité d’aide au développement (CAD) 2008-2017
GDS : D’autres bailleurs ont prôné des actions plus axées sur la protection sociale, sur le droit à l’alimentation des petits paysans. Quel bilan en tirer ?
JLF (AFD) : En 2008, il y avait des zones où la dynamique de développement de l’agriculture n’était pas suffisante et où il fallait absolument de l’aide alimentaire directe et d’urgence. À cet égard, les mesures de protection sociale (PS) prises au Niger, pays très durement touché par les crises de 2005 et 2008, ont été des succès (voir pages 20-21).
PT (UE) : Il ne faut pas opposer PS et encouragement à la production, mais comprendre ce qui est souhaitable et durable pour la gestion des finances publiques et l’évolution du pays : le défi est donc de trouver le bon équilibre entre les différentes formes de transferts sociaux, compatibles avec des réalités budgétaires publiques (y compris l’APD). Les ressources sont en général très en deçà pour couvrir tous les besoins.
JLA (Fida) : Des programmes bien ciblés de PS, comme les transferts conditionnels, ont toute leur place pour que les catégories les plus vulnérables puissent dépasser des stratégies de survie à court terme. Mais ces programmes ne doivent pas être un substitut aux efforts de développement agricole et rural.
SS (GAFSP) : En effet, ces instruments tels que les transferts monétaires ou les programmes d’alimentation scolaire sont les mesures les plus pertinentes pour réduire la pauvreté et la vulnérabilité face aux chocs et aux crises. Mais ils doivent être financés à long terme et liés à d’autres secteurs (santé, éducation). GDS : Dans quel sens ont évolué les relations des bailleurs avec les États depuis 2008 ?
JPA (Fida) : Aujourd’hui les États disposent de politiques plus élaborées et de plus de compétences techniques. Ils deviennent plus exigeants vis-à-vis des bailleurs en termes de conception des programmes et de conditions de financement. De leur côté, les bailleurs (en tout cas le Fida) sont plus exigeants sur les résultats attendus et leur suivi, ainsi que sur les questions fiduciaires. Ils sont peut-être moins enclins à prendre des risques.
JLF (AFD) : Et puis depuis 2008 il y a une dynamique propre aux États africains avec les engagements de Maputo, avec davantage de discours de haut niveau pour une relance du secteur agricole, etc. traduits en engagements budgétaires.
SS (GAFSP) : Oui, il est de plus en plus reconnu en Afrique et par les pays donateurs, que le développement du continent relève avant tout de la responsabilité des États africains, du secteur privé africain et de la société civile africaine.
GDS : Assiste-t-on à une meilleure coordination et à plus de cohérence dans les actions des différents programmes des bailleurs ? JPA (Fida) : Nous essayons tous d’aller dans cette direction, notamment en termes d’alignement avec les politiques nationales. Il y a des progrès là où les gouvernements assument leurs responsabilités de coordination. Mais l’APD reste beaucoup trop fragmentée et la modalité d’aide par « projet de bailleur » (plutôt que par programme du gouvernement) continue à dominer dans beaucoup de pays.
PT (UE) : Oui, on y travaille… Il ne faut pas attendre des partenaires qu’ils se coordonnent mais plutôt que les États africains obligent les partenaires à s’aligner sur les politiques nationales. En Afrique de l’Ouest, notamment dans le Sahel, la plupart des États ne peuvent pas se permettre de refuser des aides.
JLF (AFD) : Non, il n’y a pas assez de coordination entre bailleurs mais ce n’est pas si grave car la coordination est un palliatif au manque de leadership national. Si un gouvernement a une politique claire que les bailleurs appuient, l’essentiel est assuré. On a bien progressé dans la vision des priorités politiques exprimées par les États et dans le dialogue entre bailleurs pour certains domaines (irrigation, pastoralisme).
GDS : Comment expliquer qu’en 2018, plus de 15% de la population d’Afrique de l’Ouest souffrent encore de la faim ? Pourquoi, selon vous, la faim recule presque partout dans le monde mais pas dans cette région ?
JPA (Fida) : Cette prévalence de la sous-alimentation en AO est inférieure au taux continental de 20,4 %. L’Afrique de l’Est connait une prévalence plus élevée. Ceci dit, la faim a cessé de reculer en Afrique et il y a sans doute plusieurs raisons qui se combinent : effets du changement climatique, conflits et insécurité au Sahel, explosion démographique, impact de l’épidémie d’Ebola…
SS (GAFSP) : Oui c’est un ensemble de circonstances qui entravent le développement agricole et menacent la SAN en Afrique. La variabilité du climat, la faiblesse des structures de gouvernance, l’instabilité politique, la corruption, la discrimination structurelle à l’égard des femmes et les violations des droits de l’Homme ont un impact négatif sur les efforts de la communauté internationale.
PT (UE) : La région a désormais les outils adéquats, avec des méthodoalogies qui se sont bien affinées (Réseau de prévention des crises du Club du Sahel (RPCA), Cadre harmonisé). Les chiffres doivent être relativisés (voir les résultats du RPCA de décembre 2018) : les crises alimentaires ont essentiellement lieux en zones de conflits.
JLF (AFD) : Oui, les systèmes d’alerte et d’information dans l’espace Cédéao sont assez bons (voir pages 18-19). Ils proposent une consolidation efficace des informations nationales. Ces systèmes sont structurés et soutenus par l’USAID, par le Pam, par des agences comme Agrhymet ou le Cilss etc. En 2008, certains États cherchaient à masquer la réalité mais aujourd’hui il y a une meilleure gestion et circulation des informations.
SS (GAFSP) : Mais il reste indispensable d’instaurer un dialogue politique avec les gouvernements et de conditionner l’APD aux réformes politiques, sociales et économiques.
Jean-Philippe Audinet (j.audinet@ifad. org) est conseiller technique principal au Fonds international de développement agricole (Fida).
Jean-Luc François (jean-luc.francois2@ agriculture.gouv.fr) était directeur du département « Transition écologique et gestion des ressources naturelles à l’Agence française de développement (AFD) » jusqu’en août 2018. Il est désormais chargé de mission au Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) du ministère français de l’Agriculture et de l’Alimentation.
Stefan Schmitz (stefan. schmitz@bmz.bund.de) est directeur de la direction « Alimentation, développement rural, ressources naturelles » au ministère fédéral de la Coopération économique et du développement (BMZ) de l’Allemagne et Président du comité directeur du Programme mondial pour l’agriculture et la sécurité alimentaire (GAFSP).
Philippe Thomas (philippe.thomas@ec.europa.eu) est chef du secteur « Résilience aux crises alimentaires » au sein de l’Union européenne (UE).
Le GAFSP, créé en 2010 à la demande du G20, est un fonds fiduciaire multi-donateurs administré par la Banque mondiale.
Lire aussi le Bulletin de synthèse n°21 « Peut-on parler d’une renaissance de l’APD agricole en Afrique de l’Ouest », publié en 2016 par Inter-réseaux.