La crise alimentaire de 2008 a-t-elle constituée une opportunité pour les paysans ? Une chance de repenser les modèles de production et de consommation, d’aller vers des organisations paysannes mieux structurées ? Diery Gaye propose quelques pistes de réflexions et plaide en faveur de politiques agricoles fortes.
Grain de Sel (GDS) : Quel a été l’impact de la crise de 2008 sur les modes de vie des paysans ?
Diery Gaye (DG) : La crise a eu une incidence négative sur les rapports sociaux traditionnels. En milieu rural, il y a une chaîne de solidarité qui se met en place entre habitants quand la situation alimentaire est difficile. Avec la hausse des prix, les ménages n’étaient plus en mesure d’acheter les produits de base et étaient donc de fait, exclus de ces réseaux de solidarité. La crise a aussi eu un impact négatif sur la quantité des rations alimentaires disponibles et donc aussi sur le plan sanitaire.
Par ailleurs, les modes de consommation des paysans ont évolué, passant d’extravertis à introvertis. En effet, avant la crise, les produits importés comme le riz ou les dérivés des céréales (le pain du matin, etc.) étaient davantage achetés et consommés par les urbains et les ruraux. Après la crise et avec la hausse des prix, certains des produits importés n’étaient plus disponibles. Les consommateurs ont donc orienté leurs achats vers des produits disponibles, moins chers (mil, sorgho, maïs) et/ou transformés localement comme les beignets.
GDS : Qu’est ce que la crise de 2008 a changé pour les exploitations familiales ? Peut-on parler d’une opportunité ?
DG : Comme dit l’adage, « à quelque chose malheur est bon » ! La crise a, dans un certain sens, constitué une opportunité pour les producteurs car elle a fait prendre conscience aux ménages de l’intérêt du consommer local. Ainsi, les exploitations familiales (EF) ont pu tirer davantage de revenus de leur production.
Et puis les producteurs, qui étaient aussi des consommateurs, ont gagné en pouvoir d’achat en consommant des denrées alimentaires parfois moins chères, et sur le plan sanitaire, des biens de meilleure qualité. Par la suite, cette dynamique a tiré les productions locales de nombreux pays ou bassins de production.
Enfin, le développement d’une consommation plus introvertie a permis d’impliquer davantage les transformatrices dans l’aval des chaînes de valeurs et a donc eu un impact positif pour l’emploi. Tout cela a été favorisé par des politiques nationales plus efficaces.
Stock de céréales, crise alimentaire au Niger, 2005
GDS : À cet égard, quel bilan dressez-vous des réponses et des mesures prises par les acteurs institutionnels en 2008 ?
DG : Les États, en 2008, ont pris en main la question de la sécurité alimentaire et nutritionnelle (SAN) avec un certain nombre de mesures qui visaient à renforcer les organisations de producteurs (OP). Ils ont élaboré des politiques en faveur de l’autosuffisance en riz de la région (voir page 14), renforcé la production de mil et de maïs avec des subventions d’intrants, etc. Tout cela a favorisé les OP et leur a permis, avec leurs membres, de concrétiser l’ensemble des mesures.
GDS : Donc pour vous, la crise de 2008 a été l’occasion pour les réseaux d’OP et les EF de se renforcer ? Comment ?
DG : Oui, à la suite de 2008 les OP se sont davantage renforcées, structurées, professionnalisées et ont été mieux outillées. Elles ne prennent plus seulement en compte les acteurs du marché local, mais travaillent à des échelles plus grandes. Les OP veillent à ce que les volumes de productions soient en quantités suffisantes, disponibles sur le marché, et de qualité. Et cela s’accompagne aussi d’une meilleure formation des producteurs.
Ainsi, dans de nombreux pays, le programme régional d’investissement agricole (PRIA) et les programmes nationaux d’investissements agricoles (PNIA) ont engendré une mobilisation et une certaine organisation des réseaux régionaux et des organisations nationales. Des fédérations et unions de producteurs ont été impliquées dans des échanges et discussions pour réfléchir ensemble, construire des propositions défendues dans le cadre de ces PRIA et PNIA. Toutes ces dynamiques ont procédé d’un renforcement des capacités des OP.
Certaines OP ont été mandatées pour mettre en oeuvre des projets élaborés à la suite de la crise de 2008 et pour accroître l’offre locale de production : appui offensive riz (USAID), initiatives soutenues par la FAO, ou encore le projet d’appui à la production et à la diffusion durable de semences certifiées en Afrique de l’Ouest (PAPROSEM, soutenu par la Banque mondiale). Ce dernier a été mis en oeuvre par le Roppa dans sept pays et a permis de renforcer et d’équiper sept fédérations de producteurs de semences. L’ensemble des initiatives sur la production et la diffusion de semences certifiées, lancées à la suite de la crise, ont permis de renforcer les capacités de production des exploitations familiales (accroissement de la productivité et des rendements de riz et de maïs relevés dans le cadre du bilan de l’Ecowap). Au Burkina Faso par exemple, la couverture des besoins en riz par la production nationale est passée de 41 % en 2008 à 56 % en 2014 (étude UNERIZ).
Les initiatives post-crise ont donc donné plus d’espace aux OP au niveau national et régional et ont renforcé leur dialogue avec les autres acteurs.
GDS : Quelles ont été les mesures prises par les organisations de producteurs pour faire face à la crise ?
DG : Dans plusieurs pays, des mesures politiques ont été prises depuis 2008 pour promouvoir la consommation des produits nationaux (Burkina Faso, Sénégal, Bénin, Mali), comme l’intégration des produits nationaux dans les achats institutionnels. Au Burkina Faso, l’Union nationale des producteurs de riz (UNPRB) a obtenu en 2017 un contrat avec les collectivités territoriales et le ministère de l’Enseignement pour la fourniture de riz aux cantines scolaires. D’autres mesures ont été initiées, comme la promotion de la consommation des produits nationaux lors des cérémonies officielles, ou des contingentements d’importations des denrées alimentaires concurrentes lors des grandes récoltes, etc.
La crise a aussi révélé un manque d’information sur l’état des marchés pour les EF. Ainsi, plusieurs OP ont travaillé à la mise en place des bilans simplifiés. Ils permettent aux OP d’apprécier les facteurs internes et externes qui influent sur la gestion et le rendement de leur production, comme l’impact des politiques. Ce sont de beaux outils de conseil et d’aide à la prise de décision des EF pour le choix des cultures, le contrôle phytosanitaire, etc.
Par ailleurs, avec la crise, les OP ont pris conscience de l’importance de l’équipement agricole pour vaincre les contraintes qui limitaient leur productivité. Elles ont donc plaidé en faveur de politiques d’équipement en petite mécanisation.
GDS : Selon vous, dans quel sens les OP doivent-elles infléchir leur plaidoyer afin de lutter contre la faim ?
DG : Les réseaux d’OP ont des propositions concrètes à mettre sur la table des discussions avec les institutionnels, à commencer par la question foncière. C’est le premier outil de production, il est donc nécessaire de le sécuriser. Cette question a fait l’objet d’un grand débat avec les institutionnels afin de leur faire prendre conscience de l’importance de pérenniser cet outil de production, notamment au sein des petites EF. Plusieurs plateformes nationales et réseaux d’OP ont mis en oeuvre depuis 2008 des actions de dialogue politique et de formation sur le sujet : formation sur les directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers (Niger, Mali, Togo, Sénégal), plaidoyer contre des actions d’accaparement (Mali, Sénégal). Ils ont aussi participé aux processus nationaux visant des réformes sur le foncier (Sénégal, Niger, Burkina Faso).
Ensuite, il y a la question des niveaux de subventions (intrants, infrastructures). Elles doivent arriver directement aux producteurs, il ne doit pas y avoir d’intermédiaire dans les structures de vente. Malheureusement, ces mesures ne sont pas encore engagées par tous les acteurs institutionnels, mais les OP y travaillent.
GDS : Quelles actions doivent être envisagées par les différents acteurs (OP, États, région, etc.) pour prévenir les risques de crise ?
DG : En plus des aspects de valorisation des productions nationales, d’accroissement et de sécurisation de l’offre locale des productions déjà évoqués, il me semble qu’un travail est à mener pour les infrastructures de conservation, notamment afin de gérer les surplus de production. Cela a une incidence sur sa disponibilité et donc sur la SAN des ménages. Un autre point concerne le désenclavement de certaines zones de production, trop souvent sujettes aux pertes après récolte. Enfin, la question de la maîtrise de l’irrigation pour les zones tributaires de la pluviométrie est aussi importante à traiter pour que la production puisse se faire tout au long de l’année.
Tous ces investissements dépassent les moyens des OP. Les institutions doivent nous soutenir afin de sécuriser les productions de l’amont à l’aval. Nous voyons déjà des progrès dans ce sens, le défi est de faire en sorte que cela continue !
Diery Gaye (dierygaye2005@yahoo.fr) est administrateur du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR), et secrétaire général de la Fédération des producteurs maraichers de Niayes, au Sénégal.
Nous vous recommandons également le documentaire : La crise alimentaire, une chance pour les paysans de Pierre Doumont, 2009.
Voir aussi l’entretien croisé de Diery Gaye, pages 33-35, sur la question « L’Afrique de l’Ouest a-t-elle les moyens de répondre à la prochaine crise alimentaire ? ».
Sur les marchés institutionnels, voir l’article de l’Araa, « Marchés institutionnels alimentaires : une opportunité pour les producteurs ? » dans le Grain de sel n°75.