Dix ans après la crise alimentaire de 2008, l’environnement socio-économique a évolué, de nouvelles préoccupations ont émergé (changement climatique, enjeux sécuritaires) et ont une incidence sur la sécurité alimentaire. Il est alors intéressant de se demander si l’Afrique de l’Ouest est désormais mieux préparée face au risque de crise ?
Grain de Sel (GDS) : En 2009, Oliver de Schutter, alors rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, déclarait « toutes les conditions sont réunies pour une nouvelle crise alimentaire […] ; la question n’est pas de savoir si elle aura lieu, mais quand ». Qu’en pensez-vous ?
Mahalmoudou Hamadoun (MH) – Cilss : L’éventualité d’une crise est probable pour l’Afrique de l’Ouest (AO) et du Sahel mais la crise de 2008 a permis à la région de tirer des leçons. La question à se poser est de savoir si les dispositions prises par les acteurs sont aujourd’hui suffisantes pour tacler une prochaine crise.
Diery Gaye (DG) – CNCR : La population a conscience que la crise peut arriver à tout moment, or comme dit l’adage, « mieux vaut prévenir que guérir » ! Il faut donc dès maintenant intégrer la force de travail qu’est la jeunesse d’Afrique, ce qui nécessite un travail d’information et de sensibilisation. Les outils de production ne doivent pas être trop pénibles car ce sont ces difficultés qui chassent nos jeunes du secteur agricole.
Paloma Duran y Lalaguna (PD) – OCDE : L’état de crise alimentaire est en quelque sorte une situation permanente au Sahel, mais il existe d’énormes disparités entre le Sahel et le littoral de l’Afrique de l’Ouest. Ce dernier dispose d’un accès plus facile et moins cher à l’importation et à l’exportation de produits alimentaires.
GDS : Quelles sont les nouvelles causes des crises alimentaires depuis 2008 ?
MH (Cilss) : En 2008, la crise était liée à des facteurs conjoncturels comme la hausse des prix agricoles, ou une diminution des productions céréalières notamment (voir pages 6-8). Désormais de nouvelles menaces s’ajoutent comme le changement climatique ou l’insécurité qui gangrène notre espace et concerne l’essentiel de la région (Mali, Niger, Burkina, Mauritanie, Nigéria). Et puis le défi démographique est toujours là, or c’est aux États d’agir en faveur d’une régulation !
DG (CNCR) : Le changement climatique engendre des inondations, des sécheresses qui affaiblissent les systèmes de production et accroissent les pressions sur les rares terres disponibles. Les variabilités climatiques affectent donc les équilibres sociaux (hausse des conflits) et alimentaires (rareté des ressources naturelles, déséquilibres des systèmes d’élevage, etc.), et pèsent sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle (SAN).
PD (OCDE) : Mais surtout, en AO, le changement fondamental des dernières décennies est que les ruraux pauvres ne produisent plus l’essentiel de leur nourriture, ils l’achètent sur le marché. En conséquence, l’insécurité alimentaire est liée à la pauvreté et l’extrême pauvreté est rurale. De plus en plus, les plus pauvres ne travaillent pas sur leurs terres, mais gagnent un salaire en travaillant sur celles de quelqu’un d’autre et achètent de la nourriture avec ce salaire. Les crises alimentaires de 2018 sont des crises de prix et d’accès au marché plus que de production.
GDS : Quels sont les outils dont dispose désormais la région pour mieux prévenir les crises ?
DG (CNCR) : A la suite de 2008, la région et les pays, avec l’appui des partenaires techniques et financiers, ont mis au point des outils pour mieux prévenir le risque d’une nouvelle crise. Ainsi, les filets sociaux de sécurité alimentaire (voir page 22) ou encore la Réserve régionale de sécurité alimentaire mise en place sur trois niveaux par l’Agence régionale pour l’agriculture et l’alimentation (Araa) (voir pages 30- 32), sont des outils importants. Mais encore faut-il que l’ensemble des acteurs, producteurs et surtout institutionnels, œuvrent pour garantir leur pérennité et que ces outils bénéficient directement aux ayants droits.
MH (Cilss) : La région dispose depuis 1994 d’un dispositif de prévention et de gestion des crises, régulièrement renforcé et amélioré et qui lui permet de ne pas être surprise par les crises. Ensuite, la région a développé des systèmes d’informations sur les marchés (SIM) et sur les stocks disponibles au niveau des pays. Ils servent à mettre à disposition des pays déficitaires les surplus disponibles et ainsi faciliter les échanges et réguler les prix. Cela a abouti en 2012 à la création du réseau des sociétés de gestions des stocks. Et puis, avec des partenaires comme USAID, la région s’est engagée dans un suivi du commerce transfrontalier. La mise en place de corridors au Sahel et en Afrique de l’Ouest a fluidifié les échanges. Par ailleurs, face au défi sécuritaire les outils actuels ne sont pas suffisants.
Enfin, la région a réagi avec l’instauration de la charte de prévention et de gestion des crises (PREGEC) signée en 2011 et adoptée en 2012 ; principal instrument de gouvernance et de suivi des crises alimentaires de notre espace. On trouve aussi le Réseau de prévention et de gestion des crises alimentaires (RPCA), voir pages 18-19. Il s’agit de l’instance ouest-africaine suprême en matière de reddition des comptes par rapport à la gouvernance alimentaire. On ne peut pas dire qu’il n’y aura pas de nouvelle crise mais on essaie de faire en sorte que ce qui est arrivé en 2008 ne puisse plus nous surprendre.
GDS : Depuis 2008, il semble que l’aspect nutritionnel soit davantage pris en compte dans la sécurité alimentaire. Comment expliquer cette évolution vers un concept moins technique, plus « politique » ?
DG (CNCR) : Les initiatives politiques prises à la suite des pics des crises de 2008 et 2010, comme l’initiative AGIR ou Scale Up Nutrition, ont contribué à faire de la malnutrition un problème politique et à établir un lien entre la malnutrition et le développement.
MH (Cilss) : En fait, tout dépend de la prise en charge de la dimension nutrition au niveau institutionnel. Pendant longtemps les questions de nutrition et de sécurité alimentaire n’étaient pas gérées aux mêmes niveaux. La nutrition était traitée par les départements « santé », alors que la sécurité alimentaire l’était par les départements « agriculture » ou « élevage ». Cette distinction au niveau des pays posait des problèmes d’application. Il faut de la synergie et des complémentarités dans les secteurs et les acteurs qui gèrent les questions liées à la SAN. Le Cilss inclus les aspects nutritionnels dans la sécurité alimentaire depuis toujours.
Et puis quand on parle de crise alimentaire dans l’espace Cédéao, l’aspect nutrition vient noircir les données sur la sécurité alimentaire. Les taux de production agricole et d’accès sont bons, mais la nutrition va au-delà de la seule disponibilité, elle comprend des facteurs sociologiques, culturels.
GDS : Selon vous, la crise alimentaire de 2008 a-t-elle permis de réveiller les consciences et d’aboutir à des améliorations significatives de la SAN, notamment pour les producteurs (voir pages 15-16, les réponses de D. Gaye sur ce point) ?
PD (OCDE) : Certainement, la crise a fait prendre conscience aux producteurs du rôle primordial qu’ils jouent dans la société et que par conséquent, ils ne doivent pas être marginalisés, pour leur propre survie et celle des ménages qu’ils nourrissent. Notre organisation a pris des mesures relatives à la contractualisation de certains produits ce qui permet de sécuriser les prix, les revenus et de ne pas laisser les producteurs à la merci du marché. De plus, on a développé des formations et pris des engagements en faveur de la SAN.
MH (Cilss) : En effet, après la crise les organisations paysannes se sont mieux organisées, le Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (Roppa) a par exemple atteint sa vitesse de croisière en 2008-2009. Elles sont devenues des acteurs qui comptent, qui traitent avec les partenaires techniques et financiers au même titre que les institutions régionales.
PD (OCDE) : Les acteurs à la base, les producteurs, les paysans, savent qu’ils doivent être à l’origine des changements et qu’ils ne peuvent être attentistes en matière de SAN. Les acteurs régionaux comme les partenaires techniques et financiers doivent contribuer à une meilleure prise en compte de la SAN et nous aider à lutter contre le risque de crise alimentaire. C’est un appel à la solidarité mondiale !
MH (Cilss) : La crise a aussi fait émerger de nouveaux acteurs comme le secteur privé agroalimentaire qui, depuis 2010, veut jouer un rôle dans la gouvernance de la SAN (voir pages 26-27). Les investissements des acteurs privés dans l’agriculture sont une opportunité pour nourrir les populations d’AO. On a de nouveaux partenaires aussi, comme la Chine ou le Brésil avec lesquels la région essaie d’avancer dans la mise en oeuvre des politiques.
PD (OCDE) : Et puis dans une certaine mesure la crise a contraint les familles à développer des ressorts de résilience en matière d’agriculture, d’élevage, d’activités commerciales et de services. Certaines de ces stratégies se fondent sur les liens sociaux (les envois de fonds représentent une source majeure de flux financiers extérieurs vers l’AO) et impliquent la mobilité des populations (des migrations saisonnières vers les pays voisins).
GDS : L’AO aura-t-elle les moyens de nourrir l’ensemble de sa population d’ici 2050 ?
PD (OCDE) : En principe oui. Mais sans tenir compte du Nigeria, tous les pays dépendent encore de l’importation pour nourrir leur population, même les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest exportent des matières premières et importent du riz, principalement d’Asie. Aucun pays du Sahel n’est en sécurité alimentaire actuellement.
MH (Cilss) : L’AO continue d’importer car c’est inscrit dans ses pratiques culturelles, ses habitudes alimentaires. Le Sénégal par exemple, produit suffisamment de riz pour nourrir l’ensemble de sa population mais importe malgré tout 1 million de tonne de riz par an. Il faut donc mettre l’accent, non pas sur la production agricole mais sur la productivité de l’espace. Et dans le même temps il faut agir sur la démographie, sinon en 2050 besoins et disponibilités ne seront pas équilibrés. Enfin, sur les 17 États de la région, 9 investissent entre 10 et 15 % de leur budget dans le secteur agricole. Mais comme on dit au Burkina, « c’est bon, mais ce n’est pas arrivé », il faut encore plus d’investissements des États et de la région dans le secteur.
DG (CNCR) : D’autres conditions sont à réunir. La question du foncier doit être prise en compte, les ressources naturelles sont à préserver, la question de l’irrigation nécessite d’être mieux gérée, et les conflits sociaux jugulés pour aboutir à la paix sociale. Il y a un ensemble de facteurs et de mesures à prendre collectivement pour aboutir à des avancées en matière de SAN.
GDS : Comment tendre vers des systèmes de production agricole durables, capables de nourrir l’ensemble de la population ouest-africaine ?
MH (Cilss) : Actuellement, la lutte contre l’insécurité capte l’essentiel des ressources alors que les budgets dédiés à l’agriculture devraient être de 20 à 25 %. Le secteur agricole doit constituer la priorité des investissements nationaux et régionaux face aux défis du changement climatique et de la démographie.
PD (OCDE) : En effet, l’urbanisation va continuer à croître fortement et, par conséquent, la pauvreté urbaine deviendra dominante. Cela signifie inévitablement qu’une population rurale moins nombreuse devra augmenter sa productivité pour maintenir sa production alimentaire à un niveau acceptable, et que les pays devront également importer plus de nourriture. Cette tendance nécessite une augmentation substantielle des investissements dans le secteur du développement rural et agricole. Ainsi, le paradigme de la lutte contre la pauvreté rurale reste attaché à l’objectif d’une agriculture plus productive et d’une chaîne de valeur agricole mieux intégrée.
DG (CNCR) : Oui, pour aller vers des systèmes alimentaires durables il est nécessaire d’atteindre une gestion durable des ressources, en limitant notamment l’utilisation abusive d’intrants chimiques. Cela passe à la fois par une meilleure formation et sensibilisation des producteurs à ces questions, mais aussi par un engagement fort des institutions à investir !
Diery Gaye(dierygaye2005@yahoo.fr) est administrateur du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR), et secrétaire général de la Fédération des producteurs maraîchers de Niayes, au Sénégal.
Mahalmoudou Hamadoun (mahalmoudou.hamadoun@ cilss.int) est coordonnateur du Programme régional d’appui à la sécurité alimentaire et nutritionnelle au Comité inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (Cilss).
Paloma Duran y Lalaguna (paloma. duranylalaguna@oecd.org) est directrice de la Division des partenariats mondiaux et des politiques à la Direction de la coopération pour le développement (DCD) de l’OCDE.
Les réponses de Paloma Duran y Lalaguna à cet entretien ont été fournies avec l’appui de Cyprian Fabre, analyste des politiques – Conflit, fragilité, résilience.