Dans un entretien exclusif, monsieur le Commissaire de la Cédéao revient sur l’impact de la crise alimentaire de 2008 sur le renforcement de la politique agricole de la région en faveur de la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Il évoque aussi les outils développés pour y faire face, comme la Réserve régionale de sécurité alimentaire.
Grain de sel (GDS) : Dans quelle mesure les questions liées à la sécurité alimentaire et nutritionnelle et à la vulnérabilité des ménages sont-elles mieux intégrées dans les politiques régionales depuis la crise alimentaire de 2008 ?
Sékou Sangaré : Dès le début des années 2000, les pays ouest-africains ont pris la mesure des conséquences néfastes d’un trop fort désengagement de l’État d’un secteur agricole stratégique tant sur le plan de l’emploi, des revenus, de la sécurité alimentaire, mais aussi de son rôle d’entrainement de l’ensemble de l’économie. La politique agricole régionale (l’Ecowap) est née en 2005 de ce sursaut des gouvernements et de la mobilisation des organisations paysannes (OP).
La crise de 2008 a eu deux conséquences majeures sur la politique : la nécessité de mieux structurer les chaînes de valeur et une prise de conscience plus aiguë que l’insécurité alimentaire est moins un problème de disponibilités alimentaires que d’accès aux vivres. Il faut répondre à l’urgence tout en apportant des réponses structurelles dans un contexte de forte croissance démographique, d’urbanisation accélérée, d’insécurité diffuse, de contrainte budgétaire et de rareté de l’aide, etc.
Concernant les chaînes de valeur agro-alimentaires, celle-ci s’allongent et se complexifient. L’agriculture en reste le pilier, mais 40 % de la valeur ajoutée de l’économie alimentaire est désormais le fait d’activités non agricoles. Tout effort visant à améliorer la production agricole se révèlera insuffisant si les activités en aval ne sont pas abordées simultanément. L’intégration au marché exige des gains de compétitivité et une meilleure coordination de l’ensemble de la chaîne agro-alimentaire pour garantir des revenus suffisants à tous les acteurs.
Concernant la vulnérabilité, la région a fait des progrès considérables, tant sur le plan du diagnostic, que des réponses. Au niveau de la connaissance, la région et l’ensemble de ses partenaires ont mis en oeuvre une approche unique et consensuelle d’évaluation des risques et de la situation alimentaire : le Cadre harmonisé (voir pages 18-19). Sur le plan des réponses, de nombreux changements ont été initiés pour transformer et moderniser les exploitations familiales. Le développement de la stratégie régionale de stockage s’inscrit aussi dans cette perspective, tout comme la promotion des filets sociaux de sécurité alimentaire (voir page 22) et les mesures de renforcement de la résilience.
GDS : Pouvez-vous revenir sur le bilan de l’Ecowap plus de 10 ans après son adoption ?
Sékou Sangaré : L’adoption et la mise en oeuvre de l’Ecowap ont constitué un puissant facteur de repositionnement du secteur agricole dans les agendas des décideurs publics, des OP, du secteur privé. Au-delà de l’amélioration de la coordination des interventions entre les États et la Cédéao, l’Ecowap a permis d’engranger des gains de production et parfois de productivité pour des spéculations qui ont bénéficié de très bonnes incitations et d’un bon accès au marché. Les céréales, les productions animales, les racines et tubercules auxquels s’ajoutent les produits horticoles et maraichers, ont réalisé un bond important. Il en a résulté une augmentation substantielle des transactions intracommunautaires de produits agropastoraux.
Ces performances ont été réalisées en dépit des insuffisances que nous notons encore et sur lesquelles mon département s’investit : insuffisance des concertations dans l’élaboration et la mise en oeuvre des PNIA ; accompagnement insuffisant des acteurs dans la mise en oeuvre des politiques ; faible alignement de certains partenaires sur les orientations et priorités de la politique régionale ; incohérence entre l’Ecowap et d’autres politiques sectorielles (Union douanière, APE, etc.).
La crise de 2008 a été un accélérateur de la mise en oeuvre de l’Ecowap. Elle a été le déclic pour mieux prendre en compte le fonctionnement des marchés, la nutrition et la protection sociale, bref de tout ce qui permet de renforcer la résilience des populations vulnérables.
Monsieur le Commissaire Sékou Sangaré remettant des vivres à l’Etat du Burkina Faso, aoùut 2018.
GDS : Quel bilan faites-vous de la Réserve régionale de sécurité alimentaire ?
Sékou Sangaré : Le développement du stockage est inscrit dans l’Ecowap depuis 2005. Les pays sahéliens ont une grande expérience dans ce domaine, tant au niveau des organisations locales qu’au niveau des stocks nationaux de sécurité. Le réseau des structures en charge de la gestion des stocks (RESOGEST) est né dès 2007. Ce qui a changé avec la crise de 2008, c’est la prise de conscience de la communauté internationale qui s’est ralliée aux choix ouest-africains. Depuis, l’ensemble des a fait le choix de promouvoir un système de réserves régionales en AO. Adoptée par les chefs d’État en 2013, la Réserve régionale de sécurité alimentaire (RRSA) est désormais une réalité. Au total c’est près de 30 000 tonnes de céréales qui ont été stockées puis mobilisées en réponse aux crises.
Je ne vous cache pas que ce chantier est complexe. D’une part, la situation du stockage est très hétérogène entre les pays, et nous travaillons à une convergence progressive des approches et pratiques des pays. Ensuite, il y a la question des ressources, car le stockage est coûteux. La région a la volonté de faire de cette réserve un instrument pérenne et souverain. On ne peut donc pas se placer dans une logique traditionnelle de projets financés par l’aide publique au développement. Or aujourd’hui, les moyens de la Cédéao restent trop limités. Nous sommes attachés désormais à concevoir des mécanismes de financement novateurs, générant de nouvelles ressources.
Dès 2017, la Réserve est intervenue dans le cadre de la réponse à la crise alimentaire du Nord Nigéria, puis en 2018 au Niger, au Burkina Faso, ainsi qu’au Nigéria et au Mali dans les prochaines semaines. Dans le même temps, nous avons engagé une rotation technique des premiers stocks entreposés au Ghana, qui a permis de fournir les programmes gouvernementaux de cantines scolaires. Tous les vivres sont originaires de la région. Certaines OP ont été en capacité de répondre aux appels d’offres de la RRSA et de contribuer à son approvisionnement. Je veux amplifier ce lien entre les producteurs et la Réserve.
GDS : Qu’en est-il de la Réserve financière qui devait compléter le stock physique et diversifier les réponses aux crises alimentaires ?
Sékou Sangaré : C’est un chantier de longue haleine, inscrit dans la perspective plus large de mise en place du Fonds régional pour l’agriculture et l’alimentation, véritable « poutre maîtresse de la maison Ecowap ». Le budget 2019 de la Commission de la Cédéao et de ses institutions spécialisées, dont l’Agence régionale pour l’agriculture et l’alimentation (Araa), qui vient d’être adopté nous permet d’opérationnaliser le Fonds régional. Les ressources sont encore modestes au regard des besoins et des priorités. Mais le processus est enclenché et certains partenaires financiers sont prêts à y placer leurs ressources et à s’appuyer sur les mécanismes de gestion rigoureux qui doivent l’accompagner. Je suis très optimiste sur les progrès structurants que nous allons pouvoir réaliser sur cette base. Vous savez, nos États ont de multiples contraintes budgétaires et certains tardent à reverser le prélèvement communautaire qui frappe les importations et est destiné à financer la Cédéao. Mais avec l’Ecowap dans son ensemble, et la RRSA en particulier, les États perçoivent de façon plus claire les bénéfices qu’ils tirent de l’intégration régionale et de la mise en place d’outils communautaires efficients.
En résumé, nous avons rempli le mandat que nous ont confié les chefs d’État. L’instrument est en place, fonctionne, fait ses preuves. Il reste maintenant à monter en puissance et à le pérenniser.
GDS : Est-ce que la stratégie de stockage fondée sur le recours à la RRSA après la mobilisation des stocks de proximité et nationaux se révèle pertinente pour affronter les situations alimentaires critiques ?
Sékou Sangaré : La région est engagée dans le renforcement simultané des trois lignes de défense complémentaires : le stockage de proximité à travers des appuis aux OP, le stockage national de sécurité avec les appuis institutionnels aux États, et enfin le déploiement des instruments régionaux de stockage qui reposent sur la RRSA et sur la mutualisation d’une part des stocks nationaux des États membres.
La région est ainsi devenue un partenaire actif de la gestion des crises futures, agissant auprès de la communauté humanitaire internationale avec un rôle croissant de coordination des interventions.
GDS : Au-delà de la gestion des crises, la RRSA doit-elle aussi devenir un instrument de régulation des prix et un débouché sécurisé pour les exploitations familiales ?
Sékou Sangaré : C’est un sujet délicat mais que j’ai choisi de prendre à bras le corps. Dans la région, nous pensons que le stockage doit contribuer aux différentes dimensions de la SAN : réduction de la volatilité des prix, débouché pour les producteurs à travers les achats institutionnels, interventions humanitaires. Mais la communauté internationale est divisée à ce sujet. Il suffit de regarder la difficulté à faire évoluer les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sur ce plan, alors que ces règles sont absurdes !
Pour autant, la RRSA n’est pas le seul levier dont nous disposons. Nous comptons poursuivre les efforts entrepris, à travers notamment l’adoption de mesures de soutien au stockage privé et professionnel, le renforcement des mécanismes de tierce détention, et une meilleure organisation interprofessionnelle des acteurs des chaînes de valeur. Je crois plus en une combinaison d’instruments pour améliorer le fonctionnement des marchés et réguler les prix, qu’à un office régional d’intervention sur les marchés qui pourrait s’avérer très coûteux et très difficile à gouverner.
GDS : Depuis 2008, le paysage institutionnel de la région a changé. L’Araa a-t-elle permis d’améliorer la mise en oeuvre des programmes régionaux ? Sa pérennité institutionnelle et financière est-elle assurée ?
Sékou Sangaré : Un des acquis majeurs au plan institutionnel de l’Ecowap est la création de l’Agence régionale pour l’agriculture et l’alimentation (Araa) ; structure dédiée à la coordination et au suivi de la mise en oeuvre des projets et programmes. Dans son fonctionnement actuel, l’Agence joue le rôle d’interface entre le Département Agriculture Environnement & Ressources en eau (DAERE) et les parties prenantes de l’Ecowap dans le suivi de la mise en oeuvre des programmes et stratégies régionaux. Cette fonction permet d’améliorer la visibilité de la Cédéao auprès des institutions et des acteurs régionaux dans la concrétisation des orientations et priorités de l’Ecowap sur le terrain. Les défis sont encore importants : étendre les fonctions de l’Araa à l’ensemble des politiques mise en oeuvre par le DAERE ; renforcer le personnel technique pour améliorer son efficacité ; garantir un financement conséquent, etc. Ces enjeux sont pris en compte dans le cadre de la réforme institutionnelle en cours de la Cédéao.
GDS : Les principes de mise en oeuvre de l’Ecowap ontils permis dans la pratique, de clarifier les mandats politiques et techniques des institutions régionales ?
Sékou Sangaré : L’Ecowap s’appuie sur trois types d’institutions reconnues par les instances et dont les fonctions sont clairement définies : les instances de pilotage politique, les organes de consultation et de concertation avec le Comité consultatif pour l’agriculture et l’alimentation et le Comité inter-département pour l’agriculture et l’alimentation, les institutions techniques spécialisées et les acteurs professionnels impliqués dans la mise en oeuvre opérationnelle des projets et programmes selon leurs compétences (Araa et institutions de coopérations technique, réseaux d’OP, interprofessions, ONG, etc.).
Dans la pratique ce dispositif est bien internalisé par l’ensemble des acteurs régionaux, mais il reste néanmoins des progrès à faire en matière de coordination et de synergies à renforcer entre la Cédéao et certaines institutions de coopération régionale considérées comme ses « bras techniques ».
GDS : Faut-il compléter les outils existants pour rendre l’Ecowap encore plus apte à répondre aux crises ?
Sékou Sangaré : Il faudra notamment veiller au risque de voir s’estomper, le temps passant depuis 2008, certaines des priorités qui avaient conduit à la formulation des programmes phares tel que la stratégie régionale de stockage alimentaire.
Je vois trois directions de travail pour les prochaines années : opérationnaliser et crédibiliser le fonds régional et le doter de ressources conséquentes ; stabiliser et consolider notre dispositif institutionnel, en particulier en renforçant les organes d’orientation et de concertation, ainsi que l’Araa et les autres institutions spécialisées ; et enfin, éviter la dispersion d’initiatives qui nous distraient de nos priorités, et réunir l’ensemble des partenaires autour d’axes stratégiques de transformation de nos agricultures en mesure de créer les conditions d’une SAN pour tous.
Sékou Sangaré est Commissaire en charge de l’Agriculture, de l’Environnement et des Ressources en eau au sein de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao).
Lire aussi L’agriculture et l’alimentation en Afrique de l’Ouest : Mutations, performances et politiques agricoles, Cédéao, 2015.
Sur la Réserve régionale de sécurité alimentaire, lire l’article de l’Agence régionale pour l’agriculture et l’alimentation (Araa), intitulé « Marchés institutionnels alimentaires : une opportunité pour les producteurs ? », dans le précédent Grain de Sel no75 sur l’aval des filières vivrières.
Lire aussi le Bulletin de synthèse n°19, intitulé « Quel bilan pour la politique agricole ouest-africaine, dix ans après son adoption ? », sur le site d’Inter-réseaux.