Un article proposé en complément au « Repères » publié dans GDS 33 : « Qu’est-ce que l’agriculture de conservation ? »
Par Florent Maraux, chercheur associé Fida-Cirad (F.maraux@ifad.org)
Les agricultures du monde connaissent des bouleversements : mondialisation des échanges et désengagement des États posent aux différentes sociétés le défi de compétitivité; l’instabilité des cours des produits comme le montre la récente crise cotonnière; la forte croissance démographique dans les pays du Sud (3% par an) accentuée par une urbanisation rapide qui se traduit par une demande accrue -en quantité et en qualité- en produits alimentaires. En parallèle à ces évolutions, on constate la raréfaction et la dégradation des ressources naturelles (eaux, sols, biodiversité) soumises à des pressions toujours plus fortes et à des modes de gestion peu durables (suppression des jachères, niveaux insuffisants d’utilisation des fumures organiques ou minérales, voire dans certain cas utilisation mal maîtrisée d’intrants avec des conséquences néfastes et durables sur les ressources naturelles. Face à ces évolutions et en réponse aux faiblesses des systèmes actuels de production agricoles, les producteurs doivent développer et mettre en oeuvre de nouveaux modes de production qui permettent de répondre à des objectifs multiples: faire de leurs exploitations des entreprises rentables, limiter les risques liés aux des aléas climatiques (et du marché !), contribuer assurer la durabilité des ressources naturelles, des paysages, et des biens publics en général.
L’agriculture de conservation, une alternative ?
Conscients de ces enjeux et surtout des difficultés qu’ils rencontrent dans leurs activités quotidiennes, les producteurs -au premier chef- et les autres acteurs du secteur agricole font évoluer leurs pratiques et recherchent les moyens de lever les différentes contraintes qu’ils rencontrent. Parmi les évolutions les plus notoires, un nombre croissant d’agriculteurs de par le monde ont commencé à mettre en œuvre des pratiques variées que l’on désigne sous le nom générique d’agriculture de conservation (AC): elles ont en commun de reposer sur l’application simultanée de trois principes: (1) un travail minimal du sol (2) la protection permanente du sol par une couverture végétale (vivante ou sèche) et enfin (3) la pratique systématique des rotations culturales (s’opposant à la monoculture). La recherche, confortée par l’observation de situations réelles montrent que l’AC présente de nombreux avantages tant du point de vue agronomique (amélioration des propriétés physico-chimiques et biologiques du sol, augmentation de la teneur en matière organique des sols, et du niveau de fertilité), environnemental (réduction de l’érosion à l’échelle de la parcelle et du bassin versant, protection de la biodiversité) que socio-économique (maintien voire augmentation de la production, diminution des charges en capital, mécanisation, travail, allègement de la pénibilité et des temps de travaux, moindre dépréciation des équipements, etc.). Contrairement à ce que le mot «conservation» évoque, l’AC fait appel à des savoirs, et parfois des technologies très élaborées: il s’agit en effet de gérer simultanément des facteurs physiques, chimiques et biologiques, et dans le compartiment biologique, de s’intéresser aux plantes mais aussi à toute la faune du sol environnante. La question des herbicides (nécessaire lorsqu’on ne laboure plus) est un des points clés pour l’AC, à différents niveaux: pour les petits agriculteurs, il s’agit de maîtriser une technologie nouvelle et délicate. Pour les grandes agricultures mécanisées, il s’agit de savoir si on n’entre pas dans une nouvelle spirale non maîtrisable (les mauvaises herbes acquièrent des résistances croissantes aux molécules herbicides, etc.) Nous avons ébauché ici quelques éléments de réflexion. A ce jour, on n’a pas de réponse universelle à ces questions, à la fois sociologiques et techniques, et on comprend que le sujet soit controversé.
Des surfaces en augmentation croissante
Les superficies consacrées à cette forme d’agriculture sont aujourd’hui estimées à près de 95 millions d’hectares, répartis surtout en Amérique du Sud et du Nord, et en Australie, et sont le fait le plus souvent d’agriculteurs relativement aisés. Depuis quelques années on note cependant une percée de l’AC parmi les petits producteurs africains dans des pays comme la Zambie, le Ghana et tout récemment en Afrique orientale et australe.
Les dénominations ne sont pas stabilisées. On trouve dans la littérature les mots suivants: Non labour, Travail Minimum du Sol, Systèmes avec Couverture Végétale (SCV). En anglais, No Tillage, Minimum Tillage, Direct seeding Mulch based Cropping systems (DMC). Mais de plus en plus, on parle en français de Agriculture de Conservation, et en anglais de Conservation Agriculture. Ces mots ne conviennent pas bien, car ils ont une connotation conservatrice qui sied mal à des techniques qui ont des ambitions révolutionnaires, mais force est de constater qu’ils deviennent universels. Sur le contenu aussi, on a aussi du mal à établir des frontières entre ce qui est et ce qui n’est pas de l’agriculture de Conservation. A cet égard, le congrès de Nairobi a élargi les frontières, en décrivant des trajectoires d’agriculteurs qui pouvaient être partiellement en AC, et/ou abandonner temporairement l’option. De même, certains agriculteurs peuvent n’adopter qu’en partie les trois principes fondateurs de l’AC «orthodoxe». En fait, l’AC deviendrait plus un état d’esprit, une attitude, une dynamique qu’un corps de principes. En Afrique francophone, de l’Ouest et du Centre, les expériences d’AC sont récentes, peu nombreuses et peu connues. Le Nord Cameroun fait exception. Dans cette région, le CIRAD conduit depuis une dizaine d’années (en partenariat avec les industriels de la filière coton, la recherche agronomique et les associations de producteurs) un programme diversifié de recherche action sur l’introduction de l’AC. Les résultats sont au rendez-vous. Mais dans la plupart des cas, les initiatives sont menées par des équipes de recherche sur des sites pilotes, en partenariat avec des communautés d’agriculteurs curieux et motivés. Dans le cadre de la préparation de la 3ème conférence mondiale d’Agriculture de conservation (3-7 octobre 2005, Nairobi / Kenya), avec l’appui de bailleurs (MAE, FFEM, AFD, FAO) une initiative originale a été conduite avec l’appui technique du CIRAD et de la FAO. Il s’est agi de l’organisation d’une conférence électronique -brainstorming dont le but était d’abord de faire le point sur les projets et la mise en œuvre de l’AC en Afrique francophone, mais aussi de donner l’opportunité aux différents acteurs travaillant sur l’AC pour initier et/ou renforcer les échanges entre les équipes qui travaillent sur la thématique de l’AC en AOC. De plus, trois les fonds ont été réunis pour que trois binômes chercheurs / agriculteurs, qui s’étaient particulièrement distingués lors des échanges, puissent être invités au congrès.
Des initiatives naissantes
Parmi eux, Solo Koulibaly est un paysan dynamique de la zone cotonnière de Haute Guinée, qui tente de semer ses cultures au plus tôt dans la saison des pluies, et obtient habituellement de bons rendements. Pendant l’année 2003, il s’est trouvé dans une situation critique, car, retenu loin de son exploitation, il n’avait pas pu préparer ses terres et semer à temps ses cultures. Dans cette situation d’urgence, il a profité, sur une grande partie de son exploitation, de la technique du semis direct (avec herbicides) pour rattraper son retard. Il avait pu se faire la main, par curiosité, les deux précédentes années dans le cadre d’une initiative conduite par son ami Makan, chercheur de l’Institut de Recherche Agronomique de Guinée (IRAG) Les résultats ont été aussi bons que ceux qu’il obtient d’ordinaire, alors que les rendements ont été beaucoup plus faibles sur les champs qu’il a cultivés en labourant, et par conséquent, semés en retard. En 2004, fort de ce succès, il a installé en semis direct presque toutes ses cultures de maïs, cotonnier et arachide Solo a adopté le semis direct sur les cultures là et quand il est compatible avec ses techniques habituelles et le matériel dont il dispose. Environ 50% de la surface de son exploitation est cultivée en riz, et reste encore travaillée suivant la méthode habituelle. Pour qu’il adopte le semis direct sur le riz, il lui faudrait un semoir adapté, capable de semer une largeur suffisante (plusieurs rangs), mais qui reste suffisamment léger pour être tiré par une paire de bœufs de faible puissance comme les siens. Makan apporte des idées, des semences, des outils, des suggestions. Il va chercher l’information, les nouveautés, les avis d’experts. Solo fait le tri, décide, motive ses voisins. Makan observe Solo, et voit là où cela bloque. Il fait remonter l’information, consulte pour voir ce que d’autres ont fait ailleurs face à ce problème. Solo parle. Makan écrit. Tous deux ont vécu la merveilleuse expérience du congrès, et l’ont rapporté qui dans un rapport ou dans des réunions officielles, et qui dans des assemblées au village lors du retour. Nous étions avec eux à Nairobi, aussi pendant la visite de terrain. Grands moments, pendant lesquels Solo regardait tout, ramassant au passage des semences égarées (la fameuse Dolicos lab lab, légumineuse aux propriétés de régénération d’une année sur l’autre tout à fait intéressantes au Kenya, dont Solo se disait que peut être, en Guinée, elle l’aiderait à résoudre son problème de mauvaises herbes sur les premières pluies…). Mais aussi, et surtout le semoir «spécial agriculture de conservation». Là, on soupèse, on sort la règle, on mesure les longueurs, les épaisseurs, l’angle d’attaque. On demande aux amis de prendre de photos, de traduire les questions…
Contradictions et perspectives ?
Comme l’illustre le témoignage de nos amis guinéens, en Afrique, le développement et la diffusion future de l’AC passent par l’identification, la compréhension et la levée des problèmes, défis et facteurs de blocage auxquelles font face les différentes expériences. Certaines contraintes sont déjà plus ou moins identifiées : l’insécurité foncière (comment motiver dans la durée des améliorations faites par un agriculteur sur une terre qui risque de ne plus lui être attribuée ?) la disponibilité et l’accessibilité aux équipements (semoir, pulvérisateurs, etc.), la maîtrise de nouvelles techniques (les herbicides), les difficultés de modification des pratiques culturales traditionnelles. Mais surtout, il y a le problème des animaux. On l’a dit, en AC, le sol doit rester couvert de résidus de récolte. Mais les droits coutumiers interdisent qu’on interdise aux animaux de circuler, de divaguer, et de s’alimenter avec ce qu’ils trouvent… Le problème est énorme, car il touche aux fondements de la gestion du patrimoine de beaucoup de sociétés africaines. Les interactions entre ces différents obstacles, ou de nouveaux obstacles, ou au contraire des issues nouvelles restent à identifier. Les sociétés africaines ne sont pas figées ni statiques, et on peut gager qu’elles imagineront des issues originales. On peut aussi affirmer que l’on a ici un débouché très stimulant pour les savoirs locaux, notamment les propriétés des plantes, que les agriculteurs savent observer avec une grande finesse: en alternative à la chimie, il s’agira maintenant d’incorporer ces savoirs à la conduite de nouvelles formes de production agricole.