Entretien avec Moussa Mbaye coordonnateur Enda Diapol (diapol@enda.sn). Un entretien réalisé en décembre 2005.
GDS : Nombreux dénoncent le décalage entre d’un côté les formations dispensées par des ONG occidentales dans les pays du Sud, et de l’autre les réalités socioculturelles de ces pays où les formations sont menées. Qu’en pensez-vous ?
Moussa Mbaye : Décalage effectif et tout à fait naturel. Le contraire devrait même étonner, car on ne voit par quelle alchimie les élaborations théoriques et pratiques de certains acteurs se départiraient de tout prisme culturel, afficheraient le visage de l’universel et les habits de la science. Il est vrai que, de façon insidieuse, ici et là-bas, on confond toujours « occidental » avec « universel » et « moderne ». Même dans les tentatives les plus engagées ou hardies de renouvellement des approches, « la » science revient comme un « impensé », une production sans terrain historique et culturel, d’emblée valide universellement. On sait déjà ce qui doit changer chez l’autre ; les « finalités » sont préfabriquées, et tout le reste n’est que tentative d’imposition (« transfert », conscientisation, etc.). Ainsi ces « formations » drainent souvent, de façon implicite, des réponses à des questions qui ont germé et muri dans des contextes donnés et qui ne sont pas valables dans d’autres. Mais il faut dire que le « déni » des réalités socioculturelles de l’autre cache souvent des enjeux stratégiques très concrets au plan sociopolitique.
GDS : Les formations pourraient-elles devenir des lieux d’échange et de concertation entre acteurs du Nord et du sud ? A quelles conditions ?
MM : Sortir de cette approche linéaire et didactique du changement, où toute résistance est perçue comme quelque chose de négatif. On devrait plutôt comprendre que la « résistance », c’est le signe que l’autre, en face, veut « objectiver » les changements que je lui propose, le questionner, délibérer et l’adopter ou non ; si l’on n’avait pas déjà convaincu de ce qui doit changer chez l’autre, on verrait facilement que cette « résistance », c’est plutôt une opportunité plutôt qu’un obstacle, puisque c’est le moyen le plus facile pour amener les acteurs à un questionnement propre, à une réflexivité que l’on recherche toujours inutilement à travers des approches faussement participatives. Il faut qu’au Nord comme au Sud, chacun comprenne qu’un changement est possible mais c’est celui qui porte d’abord sur soi-même. Une coopération est possible, celle qui nous réunit autour d’intérêts communs ; aller vers des partenariats, malgré les relations asymétriques actuelles. « Réciprocité » et « interdépendance » sont alors les mots-clés d’une autre « coopération au développement ».
GDS : L’identité culturelle peut-elle être un moteur de développement ? Dans quelles conditions ?
MM : Au sens large du terme « développement », oui. C’est lorsqu’elle permet d’être fier de ce qu’on est, de ce qu’on a… c’est-à-dire notre spécificité…ce qui permet de la valoriser au sens noble et « d’entrer en échange ». Hormis ces conditions, tout apport externe ne pourrait que renforcer le manque d’autonomie et la dépendance. Dans l’autre sens, une identité culturelle figée et enfermée sur elle-même ne peut produire que cloisonnement et chimérique indépendance.
GDS : Si l’on considère le cas particulier des formations en milieu rural mises en place par des ONG/organismes d’appui locaux, existe-t-il un décalage entre les formations dispensées par ces organismes et les réalités socioculturelles des populations rurales ?
MM : Le fait que ce se sont des ONG/organismes d’appui locaux qui mettent en place ces formations ne garantit rien ; Souvent, ces organismes n’expriment pas le plus souvent leur propre personnalité mais travaillent à partir de normes et procédures telles que consacrées par les bailleurs de fonds et ONG du Nord. On a beau essayer de trouver des palliatifs en recherchant des moyens alternatifs (méthodes participatives, etc.), mais il apparaît que c’est le paradigme même qu’il faut changer…dans les outils, dans les rapports entre les acteurs, etc., on retrouve le même type de rationalité instrumentale, qui met en avant des critères « évidents » de bien-être mais qui ne correspondent pas aux valeurs de ceux d’ici…Ici aussi, le décalage « culturel » exprime la mise à distance de certains acteurs, le refus de leurs valeurs et pratiques, du fait des visées de reproduction sociale d’élites (scientifiques, politiques, etc.) en mal de légitimité.
GDS : Ces formations rurales pourraient-elles devenir des lieux d’échange et de concertation entre acteurs du sud ? A quelles conditions ?
MM : La première condition serait que soit reconnu le caractère « relatif » de tout savoir, y compris celui dit scientifique ou technique et que l’on réhabilite aussi les savoirs locaux. Valoriser les initiatives des paysans, pêcheurs, etc., c’est valoriser ces acteurs eux-mêmes et les rendre plus crédible ; c’est aménager des nouveaux rapports entre les différents acteurs, nonobstant le piège des statuts (chercheur, technicien, décideur, producteur, etc.). Il faudrait également que les « changements » que l’on cherche à promouvoir via ces formations soient déjà vécus dans celle-ci, par un renouvellement de la relation pédagogique elle-même. Les changements à apporter aux dispositifs de formation ne sont pas de nature technique comme on s’emploie à le faire de plus en plus…Ce n’est une question de méthode, mais de système d’abord. La prise de conscience de certains décalages culturels étant faite, il n’y a pas à organiser doctement la prise en compte des cultures locales dans les formations : Il ne suffit pas – mais il faut déjà associer les parties prenantes à la définition de tout le cycle de l’intervention…la formation peut bien devenir support de changement social et politique dans la mesure où elle permet la mise en débat des questions et la construction de consensus/compromis sur les questions à enjeux c’est-à-dire travailler à ancrer un dialogue politique qui mène à la construction progressive d’une citoyenneté active.