Il existe un grand nombre d’organisations de producteurs agricoles au Nigeria, mais peut-on pour autant parler de« mouvement paysan » nigérian ? Entre les grandes faîtières parfois instrumentalisées par le pouvoir et les multiples initiatives locales, les producteurs nigérians cherchent depuis peu le chemin de l’unité.
Au Nigeria même si la structuration des organisations d’agriculteurs reste encore faible, on peut distinguer plusieurs grandes catégories d’organisations de producteurs (OP) : les OP à vocation généraliste et de plaidoyer ; les OP organisées sous forme de coopératives et spécialisées dans un (ou des) produit(s) agricole(s) ; les OP qui opèrent à un niveau local ; et celles qui ne sont composées que de femmes.
Le nombre d’OP au Nigeria et leur composition sont difficiles à estimer. Au niveau local, les petites OP sont très nombreuses et souvent structurées par tranches d’âge ou par sexe (association des anciens, des jeunes, des femmes, etc.). Au niveau national, les grandes fédérations, censées s’investir dans le plaidoyer auprès des politiques sont encore jeunes ou très proches du gouvernement fédéral. S’il est encore aujourd’hui trop tôt pour parler de véritable « mouvement paysan » au Nigeria, des dynamiques notables sont toutefois en cours.
Des organisations à vocation économique, structurées au niveau national : CFN et Fadu. Il existe un grand nombre de coopératives au Nigeria, elles-mêmes regroupées au niveau local ou régional sous forme d’unions — leur nombre étant estimé à 2 000 dans tout le pays. Celles-ci sont organisées soit autour d’un produit (arachide, manioc, oléagineux, coton, maïs, blé ou riz principalement), soit autour d’un territoire. Créée en 1945, la CFN (Cooperative Federation of Nigeria) regrouperait 35 fédérations de coopératives à travers le pays, soit environ 50 000 coopératives de base. En plus de représenter ses membres au niveau national, la CFN procure différents types de services : actions de formation et de renforcement de capacités, accès au crédit. Elle a également un rôle de médiation et de coordination entre les différentes coopératives qui en sont membres.
L’Union de développement des paysans (Farmers’ development Union, Fadu) rassemblerait quant à elle au moins un demi million de membres, dont 65 % de femmes. Elle est présente dans29 États du pays. Ses activités sont principalement tournées vers les services économiques aux agriculteurs (conseil de gestion, formations techniques, accès au crédit, etc.) et la défense de leurs intérêts.
Des coopératives de femmes rassemblées au sein de Cowan. Créée en 1982 à l’initiative de Mme Bisi Ogunleye, qui en est toujours la présidente, l’association nationale des femmes du Nigeria (Country women association of Nigeria, Cowan) est aujourd’hui repré- sentée dans 28 des 38 États du Nigeria. Ses membres sont exclusivement des femmes, issues du milieu rural ou urbain et organisées en groupes locaux (coopératives) de 10 à 15 membres. Ses activités s’orientent en fonction des besoins des membres : elle propose en particulier du microcrédit et des formations à l’épargne, ainsi qu’un appui aux petites entreprises et aux activités agricoles.
Des organisations à but syndical : Afan, Usmefan et Asapin.
Afan, interlocuteur privilégié du gouvernement. Fin 2009, Afan (Apex Farmers Association of Nigeria) est né de la fusion entre deux organisations faîtières : Alfa (All Farmers Association of Nigeria) et Nafan (National Farmers Association of Nigeria). Cette fusion aurait été conseillée par le président de la République (Olusegun Obasanjo), qui souhaitait que l’ensemble des producteurs nigérians se rassemble en une seule organisation, afin de permettre au gouvernement d’avoir un interlocuteur unique et bien identifié pour traiter des questions agricoles avec le monde paysan. Afan est considéré comme une organisation très proche du gouvernement et son indépendance est parfois mise en doute. La composition de son leadership a d’ailleurs été très souvent affectée par les changements de gouvernement.
Les activités d’Afan tournent essentiellement autour du plaidoyer auprès du gouvernement fédéral. Afan semble jouer un rôle important dans le secteur agricole au Nigeria et tire sa légitimité d’un membership théoriquement hérité de Alfa et Nafan. Il lui est toutefois souvent reproché de ne pas représenter les petits producteurs agricoles du Nigeria. Amina Djibrin, présidente d’Asapin dénonce ainsi « une organisation faîtière de producteurs de type “agro-business”, qui ne défend pas les intérêts des petits producteurs ». De même, Dr Olaseinde Arigbede, président d’Usmefan, affirme qu’ « il s’agit d’un instrument politique dans les mains du gouvernement, qui n’a jamais servi à défendre réellement les intérêts des petits producteurs. »
Usmefan, une organisation qui affirme son indépendance. À l’opposé d’Afan, Usmefan (Union of Small and Medium Scale Farmers of Nigeria) est une organisation faîtière à vocation généraliste très critique envers le gouvernement central. Son leader, Dr Olaseinde Arigbede, témoigne des difficultés que les fondateurs d’Usmefan ont rencontrées lors de la création de l’organisation : « La faîtière existante (Afan) ne souhaitait pas laisser la possibilité à ses membres de rejoindre une autre organisation. Lorsque nous avons finalement réussi à former une coalition de producteurs et à lancer Usmefan en 2004, cela n’a pas plu au gouvernement et nous avons dû lutter jusqu’en 2007pour obtenir une reconnaissance légale et des statuts ».
Aujourd’hui, Usmefan est un réseau national qui regroupe des producteurs de 22 États du pays. Basé à Ibadan, Usmefan fonctionne avec très peu de financements externes et très peu de salariés. Son leader l’explique ainsi : « Nous ne pouvons pas dépendre des bailleurs pour notre développement ; je pense que le mouvement des ONG et de l’aide internationale a corrompu notre population. Je reconnais que nous avons besoin de partenaires pour nous aider à démarrer certaines activités, mais ensuite l’organisation doit être capable de générer de la richesse par elle-même grâce à ses activités et ne pas attendre toujours l’aide extérieure ». La personnalité forte de son leader, le Dr Olaseinde Arigbede, qui « porte » l’organisation depuis sa création, laisse certains observateurs sceptiques sur la base sociale d’Usmefan et sa viabilité.
Usmefan travaille particulièrement sur les thèmes de la souveraineté alimentaire et de la défense de l’exploitation familiale et de l’agriculture paysanne : « Nous sommes persuadés que les agriculteurs familiaux sont la meilleure voie pour le futur, ils sont l’espoir de l’Afrique » (Dr O.A.). Elle s’oppose au processus de mondialisation et de libéralisation des marchés, luttant pour plus de justice et d’équité entre les peuples et les genres. Ses actions, ancrées avant tout sur le terrain, répondent aux problèmes quotidiens des petits producteurs. Actuellement, l’une de ses préoccupations majeures est l’accaparement des terres. Pour lutter contre ce phénomène, Usmefan organise une large sensibilisation des producteurs mais aussi des chefferies traditionnelles, notamment à travers les médias. Usmefan se mobilise également contre l’introduction des OGM au Nigeria, à travers un travail d’information et de sensibilisation de la jeune génération.
« Voices for food security » et la naissance d’une nouvelle organisation, Asapin. La campagne « Des voix pour la sécurité alimentaire » (Voices for Food Security, VFS) a été lancée en juillet 2009, par des organisations nigérianes en collaboration avec des ONG du Nord (Oxfam notamment) : OP représentatives des petits producteurs nigérians, organisations de la société civile et différents réseaux nigérians. Son objectif principal est de mobiliser et renforcer ces différents acteurs afin qu’ils travaillent ensemble sur l’enjeu de la sécurité alimentaire au Nigeria.
Le plaidoyer de VFS s’adresse à la fois au gouvernement fédéral et aux bailleurs de fonds internationaux. Une des premières actions a été de demander au gouvernement de scinder en deux ministères distincts le ministère de l’Agriculture et des Ressources hydriques, plaidoyer qui a porté ses fruits puisque ces deux ministères existent aujourd’hui. La deuxième interpellation de VFS a porté sur le pourcentage du budget national consacré à l’agriculture (cf. engagements de Maputo), suite au constat que ce dernier avait diminué entre 2009 et 2010.
Le regroupement d’un grand nombre d’organisations représentant les petits producteurs nigérians au sein de cette campagne a donné lieu en 2008 à la création de Asapin (Association of Small Agro- Producers In Nigeria), qui a pour vocation de représenter les petits producteurs au niveau national. Asapin a été officiellement reconnue en mars 2010. Cette organisation représente des OP locales, structurées elles-mêmes au niveau des 36 États. Usmefan en fait partie. Elle s’est fixée pour ambition d’affilier 100 000 membres et s’est donnée comme mission de défendre la souveraineté alimentaire et l’agriculture paysanne au Nigeria.
Si les activités d’Asapin sont encore très liées à la campagne VFS et tournées vers le plaidoyer, Asapin mène également des actions de soutien à la production agricole, à travers des projets d’accès aux intrants. Elle s’est également positionnée en appui à la commercialisation des produits agricoles, en facilitant l’accès des producteurs au marché et en développant leurs capacités de négociation.
Les organisations nigérianes dans les processus de structuration au niveau sous-régional. Diverses dynamiques de structuration des producteurs au niveau fédéral se côtoient donc au Nigeria. Elles sont axées sur des activités économiques ou sur le plaidoyer, liées au gouvernement ou plutôt indépendantes. Ces organisations de producteurs sont encore récentes et fragiles. Aucune de ces structures n’est pour l’instant membre de réseaux ouest-africains comme le Réseau des organisations paysannes et de producteurs d’Afrique de l’Ouest (Roppa). Usmefan et Asapin, de par leur vision et leur mission de défense de l’agriculture familiale et de la souveraineté alimentaire, sont pourtant assez proches des revendications du Roppa. Le leader d’Usmefan, Dr Olaseinde Arigbede, apporte quelques éléments d’explications: « Nous sommes en contact avec le Roppa depuis longtemps et nous avons déjà collaboré à plusieurs niveaux. Mais je pense qu’il n’est pas envisageable pour nous de rejoindre un réseau sousrégional pour le moment, car lorsque l’on fait partie d’un réseau, les partenaires et ceux qui travaillent avec ce réseau ont alors tendance à vouloir mettre tout le monde dans un même panier. Le risque est alors que, si ce panier tombe, tous les œufs se cassent en même temps. Cela me semble risqué pour nous, pour l’instant. De plus nous ne souhaitons pas nous dissoudre dans une organisation sous-régionale : le Nigeria est grand, nous représentons plus de la moitié de l’Afrique de l’Ouest, donc si nous souhaitions nous organiser en réseau pour être plus forts, nous devrions commencer par notre propre pays ! ».
Cet article a été rédigé par la rédaction de Grain de sel sur la base d’une étude conduite par Agricord, d’un article paru dans Défis Sud (nº95, pp 20-21) et d’interviews avec Amina Jibrin et Olaseinde Arigbede, leaders paysans nigérians.
Amina Jibrin est présidente depuis 2010 de Association of small agroproducers in Nigeria (Asapin, Association des petits agriculteurs du Nigeria). Agricultrice depuis 15 ans, elle possède environ 2 hectares dans un village de l’État de Bauchi, sur lesquels elle cultive du maïs, du soja et du niébé.
Olaseinde Arigbede est président de Union of small and medium scale farmers of Nigeria (Usmefan, Union des petits et moyens paysans du Nigeria). Médecin de formation, il a choisi de s’investir depuis 32 ans dans le soutien aux petits agriculteurs de son pays.