Dans la conclusion de ce Grain de sel consacré à l’évolution du débat et des politiques concernant la sécurité alimentaire au Sahel, Roger Blein relève les avancées qui ont eu lieu ces dernières années. Il montre aussi que beaucoup reste à faire pour bâtir des stratégies de sécurité alimentaire durables et émancipées de l’aide extérieure.

Ce numéro reflète l’évolution du débat et des politiques consacrés à la sécurité alimentaire au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Il illustre les avancées considérables depuis la crise alimentaire du Niger en 2005. Renforcer la résilience est désormais le crédo autour duquel se réorganisent les approches et les stratégies de la plupart des acteurs. Ce numéro est traversé par leurs espoirs, leurs craintes et leurs interrogations.

Pendant plusieurs années, trois questions ont implicitement divisé la communauté des acteurs de la sécurité alimentaire : l’opposition urgence/développement, la malnutrition et l’importance de la production dans les crises alimentaires.

Un cadre d’analyse des crises, chahuté par les « humanitaires »

En premier lieu, la succession des crises a cristallisé le débat sur l’importance à accorder aux interventions d’urgence et aux réponses structurelles. Débat en partie vain, mais cristallisé d’un côté par le faible investissement des États et des agences d’aide dans les programmes de développement ciblés sur l’agriculture et la sécurité alimentaire, et de l’autre, par la capacité du monde humanitaire à mobiliser des ressources internationales via l’impact médiatique des crises. Les acteurs de l’urgence vont questionner de façon croissante les acteurs « du développement » sur l’impact et l’efficacité de leurs approches. Pour autant, la fréquence et l’ampleur croissante des crises sahéliennes et la combinaison des causes structurelles et conjoncturelles questionnent la « soutenabilité » des réponses d’urgence. Cette inquiétude est renforcée par les perspectives démographiques et la fragilisation des systèmes de vie des populations vulnérables qui obligent à agir sur les causes.

En second lieu, 2005 marque l’émergence de la question nutritionnelle. Elle déstabilise tous les acteurs qui avaient négligé cette dimension majeure. Portée là aussi par les humanitaires, cette préoccupation va rapidement dominer l’agenda. Au point que la réhabilitation nutritionnelle ciblée sur les enfants en bas âge va très vite constituer la colonne vertébrale des réponses aux crises. La prise en charge des enfants, de plus en plus systématique, a permis de sauver des dizaines de milliers de vies. Mais elle est vite apparue insuffisante pour faire reculer la malnutrition chronique, multifactorielle. Or, cette dernière affecte les capacités de développement des pays à long terme et constitue un puissant facteur de reproduction de la pauvreté entre générations.

Enfin, débat lancinant, la place de la dimension « disponibilités agricoles » dans la sécurité alimentaire. Historiquement, c’est principalement aux ministères de l’Agriculture qu’échoient les prérogatives en matière de sécurité alimentaire. La grille d’analyse des crises, qui privilégiait le suivi des campagnes agricoles et une alerte orientée vers les chocs de production, est de plus en plus remise en cause. Ceci, au profit d’une analyse plus équilibrée des différentes dimensions de l’insécurité alimentaire, et notamment l’accès économique à l’alimentation, le fonctionnement des marchés, etc. De même, la vulnérabilité des pasteurs et agropasteurs est désormais mieux appréhendée. Ici encore, les progrès du cadre d’analyse des crises ont été principalement inspirés par les acteurs humanitaires.

Renforcer la résilience : nouvelle mode ou réel progrès ? Les défis de la gouvernance et du rôle de l’aide.

L’émergence du concept de résilience dans le débat a toutefois bousculé le jeu d’acteurs, en tentant de concilier leurs approches. Dans le Sahel, le débat sur le renforcement de la résilience se cristallise autour de l’alliance Agir, impulsée par l’Union européenne. La volonté de dépasser les cloisonnements entre les interventions d’urgence et les appuis aux politiques de développement est louable. Mais Agir n’en présente pas moins une limite sérieuse. Avant son lancement, aucun bilan sérieux n’a été fait des processus préexistants (Cadre stratégique de sécurité alimentaire des pays sahéliens, Ecowap/CAADP), de leurs acquis et de leurs limites, pourtant riches d’enseignements !

De quoi alimenter le sentiment que le système de l’aide a son propre agenda. Les leaders africains attendent une mobilisation accrue des bailleurs, alors que ces derniers parlent de« gouvernance, coordination, cohérence », etc., sans pour autant négliger quelques annonces financières bien utiles pour encourager l’adhésion de leurs partenaires ! La voie est dès lors ouverte pour que tous les acteurs intègrent la notion de résilience, sans forcément réviser leurs approches. On perçoit clairement dans les prises de position des uns et des autres que derrière une définition commune, chacun met des choses bien différentes. Ainsi se succèdent les processus de formulation stratégique qui accaparent ressources humaines, institutionnelles et financières au détriment de l’action concrète. Et à défaut de temps ou de volonté, des questions fondamentales restent au bord du chemin.

Politiques agricoles et résilience des populations vulnérables : de nombreuses questions en suspens.

En premier lieu, quel est le potentiel des politiques agricoles — nationales comme régionales — pour répondre efficacement aux attentes des ménages ruraux les plus vulnérables ? Ces ménages ruraux disposent d’un système d’activité aussi fragile que diversifié, mais au sein duquel la production agricole ou animale est devenue mineure. Les instruments habituels des politiques agricoles permettent-ils d’atteindre ces ménages ?

En deuxième lieu, le Pnia et son dispositif institutionnel constituent-ils une base d’appui suffisamment solide pour y arrimer des politiques de protection sociale, des politiques centrées sur l’accès aux services sociaux de base, et sur les dimensions multiples et complexes de la nutrition ? Rien n’est moins sûr tant la coordination intersectorielle requiert un leadership fort, rarement reconnu aux ministères de l’Agriculture.

La troisième question porte sur les moyens d’articuler des programmes sectoriels et « descendants » (définis par les différents ministères) avec des démarches de développement local, s’appuyant sur une responsabilisation accrue des collectivités et des acteurs locaux. Cette question appelle la suivante : comment les différents acteurs conçoivent-ils le développement des capacités institutionnelles nécessaires pour porter ces enjeux complexes de gouvernance multisectorielle ?

Enfin, une dernière interrogation émane de ce numéro. Certes, le renforcement de la résilience est au centre de nombreuses initiatives, qu’il s’agisse de la gestion durable des terres, du stockage et de la valorisation des produits ou des filets sociaux. Mais il ressort aussi d’une lecture transversale du numéro, la difficulté de changer d’échelle et de s’émanciper de l’aide extérieure pour trouver des fondements institutionnels et économiques durables. La plupart des démarches sont aujourd’hui principalement impulsées par les agences d’aide. Leur internalisation et leur durabilité sont questionnées. Comment les États se préparent-ils à prendre le relai et à déployer des politiques fiscales re-distributives ? Quelle architecture institutionnelle est-il nécessaire de bâtir pour assurer internalisation, pérennité et soutenabilité ?

Ces questions sont d’autant plus cruciales que les actions de renforcement de la résilience, pour avoir des effets réels et durables, doivent opérer sur l’échelle d’une génération au minimum, soit bien plus longtemps que la durée de vie des programmes d’aide et les modes passagères.

Construire une vision partagée pour bâtir des stratégies durables

Certes, les défis sont nombreux, mais il existe des leviers et des opportunités de changement, que l’on perçoit dans ce numéro. La question démographique est abordée avec moins de certitudes qu’à l’accoutumée, ré-ouvrant le champ de la réflexion sur des politiques visant à réduire la forte natalité.

Plus frappant encore, les responsables d’organisations paysannes (OP) affrontent le débat sur le devenir des exploitations familiales dans des termes relativement nouveaux. Les OP s’interrogent sur la viabilité des exploitations les plus fragiles et envisagent qu’elles puissent quitter le secteur. Or, ce sont précisément ces exploitations que les politiques agricoles ont le plus grand mal à atteindre et à appuyer. Ces responsables d’OP suggèrent implicitement que les stratégies doivent être plus différenciées.

Cette réflexion sur la différenciation des stratégies rejoint celle touchant à l’emploi ou aux filets sociaux. Pour une partie de la population, les transferts sociaux n’auront en effet qu’une finalité sociale, centrée sur la couverture des besoins essentiels. Mais pour d’autres, ils devront accompagner des mutations des ménages vers des systèmes de vie ruraux, relativement détachés de l’agriculture, et orientés vers les sources de revenus qui se développent à la faveur de l’émergence des petites villes secondaires, de la structuration des filières agroalimentaires pour répondre aux besoins de ces nouvelles populations urbaines et « rurbaines ».

C’est donc une vision partagée des transformations socio-économiques des espaces ruraux qu’il faut réussir à construire pour bâtir des stratégies sur le long terme ! Construire cette vision est avant tout de la responsabilité des Africains. Mais interdépendances obligent, c’est aussi de la responsabilité de la Communauté internationale. Simplement ces deux responsabilités ne sont pas les mêmes. La Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide a déjà tout dit sur ce terrain…!

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