_ Longtemps, les grands pays exportateurs ont été tenus pour responsables de niveaux de prix très bas sur les marchés mondiaux. Les subventions permettaient de dégager les excédents des marchés intérieurs. Cette concurrence déloyale conduisait les paysans africains à se détourner des productions vivrières. Ces formes de soutien se sont réduites et à la faveur de la hausse des prix alimentaires, elles sont devenues inutiles. Dès lors, la hausse des prix apparaît comme une réelle opportunité pour permettre aux producteurs d’investir dans la production alimentaire. Hélas, la réalité est plus complexe !
Les producteurs vont-ils profiter de la hausse des prix ? Il n’existe pas de réponse unique. Dans les grands bassins de production (Sud Ouest du Burkina Faso, Sud Mali, Kano au Nigeria, etc.) les producteurs peuvent tirer partie de la hausse des prix à court terme. Mais ils le feront d’autant mieux qu’ils sont organisés pour la collecte, le stockage et la mise en marché. Ensuite, pour « répondre » à la hausse des prix, intensifier ou augmenter les surfaces consacrées au vivrier, il leur faut remplir de multiples conditions : accéder au foncier, aux facteurs de production, au financement, etc. Ils vont arbitrer entre le vivrier et les cultures de rentes habituelles comme le coton, en fonction des risques, des prix, des contraintes techniques, etc.
Dans le Sahel, une grande majorité de producteurs sont pauvres et acheteurs nets de céréales bien que ce soit leurs principales productions. Par conséquent, en tant qu’agents économiques, ils sont aujourd’hui des consommateurs avant d’être des producteurs. Ils subissent la hausse des prix plus qu’ils ne peuvent en tirer partie. Lorsqu’ils vendent des céréales, c’est moins parce qu’ils ont des excédents de production par rapport à la consommation familiale que pour couvrir des besoins de trésorerie ou rembourser des céréales empruntées pendant la soudure. Dans ces cas, ils sont dans un rapport très défavorable face aux commerçants. Plus les prix sont élevés, plus les taux de remboursement sont importants : deux à trois sacs pour un sac prêté ! Dans les zones agropastorales vulnérables, toute une partie du marché est approvisionnée de cette façon. C’est par ce biais que les commerçants se constituent des petits empires économiques. Les initiatives collectives telles que les banques de céréales, les greniers villageois, etc. sont difficiles à gérer et rudement mises à l’épreuve par les fluctuations de prix.
À court terme les producteurs pauvres, dépendants du marché sont pénalisés et confrontés à un risque de décapitalisation, d’exode, etc. pour résister à la conjoncture très difficile. La situation des éleveurs est encore différente.
Quelles politiques publiques pour réconcilier les intérêts ? Le conflit d’intérêt entre ces catégories de producteurs et entre producteurs excédentaires et urbains est au centre du débat sur les politiques publiques. Pour l’heure, la réponse des États est conforme à une tradition d’arbitrage des choix publics en faveur des villes. Les mesures fiscales (suspension des droits de douane et de la TVA) sont d’abord destinées à soulager les consommateurs urbains qui achètent, plus que les ruraux, des produits importés. L’autre grand volet des mesures concerne la relance rapide et massive du riz. Dans plusieurs pays – notamment le Sénégal, le Mali, le Niger –les gouvernements reparlent d’autosuffisance alimentaire et appellent clairement de leurs voeux une nouvelle génération de producteurs pour relever ce défi : jeunes urbains, entrepreneurs ou hommes d’affaires, ministres ou hauts fonctionnaires. Ce n’est pas sur l’agriculture familiale que l’on mise. Les décideurs semblent confirmer une vision duale : l’agriculture familiale pour répondre aux enjeux sociaux, l’agriculture d’entreprise pour relever les défis économiques, nourrir les villes et exporter.
Aujourd’hui, les populations rurales vulnérables reçoivent des appuis pour passer la soudure. Mais généralement, ils ne s’attaquent pas sur la durée aux causes de l’insécurité alimentaire. Si elle n’est pas inscrite dans une perspective réelle de sortie de crise, l’assistance alimentaire conduit à entretenir le monde rural dans une extrême précarité. Inversement, des appuis à l’agriculture (semences, intrants, crédit, appui-conseil, etc.) fournis sans prendre en considération les conditions alimentaires difficiles des familles pauvres, aggravées par la hausse des prix, est illusoire : les intrants et les semences sont vendus sur les marchés pour se procurer la nourriture de la survie !
Ainsi pour l’immense majorité des producteurs familiaux, la hausse des prix ne pourra à elle seule être un véritable levier pour assurer une transformation et une intensification durable des systèmes de production. Il faudrait pour cela que les politiques agricoles innovent, prennent en compte la complexité des systèmes de vie des populations rurales. Pour y parvenir, la politique agricole doit être accompagnée d’une politique alimentaire dirigée vers les urbains pauvres et vers la paysannerie dépendante des marchés pour son alimentation.
Un débat clair sur les choix publics en matière de développement agricole, sur l’accompagnement de la transition démo-économique, sur l’organisation des filières et la promotion d’un artisanat agroalimentaire performant est plus que jamais crucial. Mais il faut aussi ouvrir d’urgence la réflexion sur les instruments de politique agricoles et alimentaires qui permettent de réguler les marchés régionaux et de réconcilier les intérêts des producteurs et des consommateurs pauvres.
Roger Blein est consultant, Bureau Issala, membre du comité de rédaction de Grain de sel. Soulé Bio Goura est consultant, Lares. Ils ont fourni un appui à la Cedeao dans le cadre de la Conférence extraordinaire des ministres des Finances, de l’Agriculture et du Commerce qui a conduit à l’adoption de « l’offensive régionale pour la production alimentaire et la lutte contre la faim » (Abuja, 19 mai 2008).